Chapitre XXII

De la connaissance vraie, de la Régénération.

  • 16 septembre 2006


(1) Puis donc que la Raison n’a pas le pouvoir de nous conduire à la santé de l’âme, il reste à examiner si nous pouvons y parvenir par le quatrième et dernier mode de connaissance. Nous avons dit d’ailleurs que cette sorte de connaissance ne se tire pas d’autre chose, mais naît de ce que l’objet lui-même se manifeste immédiatement à l’entendement et, si cet objet est magnifique et bon, l’âme lui sera nécessairement unie comme nous l’avons dit du corps.

(2) Il suit de là, sans contredit, que c’est la connaissance qui est cause de l’amour, de sorte que, si nous apprenons à connaître Dieu de cette façon, nous devons nécessairement nous unir à lui puisqu’il ne peut se manifester et être connu de nous autrement que comme souverainement magnifique et souverainement bon, et dans cette union seule consiste notre félicité.
Je ne dis pas que nous devions le connaître tel qu’il est [B : ou adéquatement] ; mais il suffit, pour être unis à lui, que nous le connaissions en quelque mesure ; de même que la connaissance que nous avons du corps n’est pas telle que nous le connaissions tel qu’il est ou parfaitement, et cependant quelle union ! Quel amour !

(3) Que la quatrième sorte de connaissance, qui est la connaissance de Dieu, n’est pas une conséquence tirée d’autre chose mais est immédiate, c’est ce qui ressort avec évidence de ce que nous avons démontré précédemment, à savoir qu’il est la cause de toute connaissance, laquelle cause n’est connue que par elle-même et ne l’est par aucune autre chose, et aussi de ce que nous sommes par nature tellement unis à lui que nous ne pouvons sans lui ni exister ni être conçus ; et par suite, puisque entre Dieu et nous il y a une si étroite union, il est donc évident que nous ne pouvons le connaître qu’immédiatement.

(4) Nous nous efforcerons maintenant de rendre plus claire cette union que par nature et par amour nous avons avec Dieu.
Nous avons dit précédemment qu’il ne peut rien exister dans la Nature, dont une idée ne soit dans l’âme de cette chose [1], et, suivant que la chose est ou plus ou moins parfaite, l’union de cette idée avec la chose ou avec Dieu même et son effet [*] sont aussi plus ou moins parfaits.

(5) Comme, d’autre part, la nature entière est une seule substance dont l’essence est infinie, toutes choses sont par la Nature unies en une seule, savoir Dieu ; et le corps, étant la première chose que perçoit notre âme (puisque, ainsi que nous l’avons dit, il ne peut rien exister dans la Nature dont il n’y ait une Idée dans la chose pensante, laquelle Idée est l’âme de cette chose) doit être nécessairement la première cause de cette Idée [2]. Puisque toutefois cette idée ne peut trouver de repos dans la connaissance du corps, sans passer à la connaissance de l’être sans lequel ni le corps ni l’idée elle-même ne peuvent exister ni être conçus, elle sera unie à cet être par l’amour aussitôt après qu’elle l’aura connu.

(6) Pour concevoir cette union le mieux possible et déduire ce qu’elle doit être, il faut considérer l’effet que produit l’union avec le corps ; car là nous voyons comment, par la connaissance des choses corporelles et les affections qui s’y rapportent, se produisent en nous tous les effets que nous percevons constamment dans notre corps par le mouvement des esprits animaux ; et, si notre connaissance et notre amour viennent à tomber sur cet être sans lequel nous ne pouvons ni exister, ni être conçus, et qui n’est aucunement corporel, les effets aussi qu’aura en nous une telle union seront et devront être incomparablement plus grands et plus magnifiques, puisqu’ils doivent s’accorder toujours avec la nature des choses auxquelles nous sommes unis.

(7) Et, quand nous percevons de tels effets, nous pouvons dire en vérité que nous naissons encore une fois ; car notre première naissance a eu lieu alors que nous nous sommes unis au corps, par où tels effets et mouvements des esprits animaux se sont produits, mais cette autre et seconde naissance aura lieu quand nous percevrons en nous de tout autres effets de l’amour, grâce à la connaissance de cet objet immatériel ; effets qui différent des premiers autant que diffère le corporel de l’incorporel, l’esprit de la chair. Cela peut d’autant mieux être appelé une Régénération que de cet Amour et de cette Union seulement peut suivre que stabilité Éternelle et inaltérable, ainsi que nous le montrerons.



[1Par là s’explique en même temps ce que nous avons dit dans la première partie à savoir que l’entendement infini, que nous appelions le fils de Dieu, doit être de toute éternité dans la nature ; car, puisque Dieu a été de toute éternité, son idée aussi doit être dans la chose pensante ou en lui-même éternellement ; laquelle idée s’accorde objectivement avec lui.

[*Je traduis le texte donné par van Vloten et Land, mais il m’est difficile de ne pas le croire altéré ; le sens du passage me semble être le suivant : il n’existe dans la nature aucune chose dont il n’y ait une idée dans la chose pensante (ou en Dieu en tant qu’il possède l’attribut de la pensée), et suivant que la chose est plus ou moins parfaite, l’union de cette idée avec la chose pensante et son effet en elle sont aussi plus ou moins parfaits.

[2C’est-à-dire : notre âme, en tant qu’idée du corps tient à la vérité de lui son essence ; toutefois, aussi bien en totalité que dans chacune de ses parties, elle n’en est qu’une représentation dans la chose pensante**.
** Cette note qui ne se trouve pas dans l’édition van Vloten et Land parait être quelque glose ajoutée par un lecteur.

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