EIV - Proposition 37 - scolie 1

  • 16 juin 2004

Qui fait effort seulement à cause de la passion qui l’affecte, pour que les autres aiment ce qu’il aime lui-même et vivent suivant sa propre complexion, agit par impulsion seulement, et pour cette raison est odieux, surtout à ceux qui ont d’autres goûts et de leur côté font effort, aussi par impulsion, pour que tout autre qu’eux-mêmes vive suivant leur complexion. De plus, comme l’objet suprême que les hommes appètent en vertu d’une affection, est de telle nature souvent qu’un seul puisse le posséder, il arrive ainsi que ceux qui aiment ne restent pas d’accord avec eux-mêmes intérieurement, et au temps même où ils s’épanouissent à chanter les louanges de la chose aimée, ont peur d’être crus. Qui, au contraire, s’efforce de conduire les autres suivant la Raison, agit non par impulsion, mais avec humanité et douceur et reste pleinement en accord intérieur avec lui-même. Pour continuer, je ramène à la Religion tous les désirs et toutes les actions dont nous sommes cause en tant que nous avons l’idée de Dieu ou en tant que nous connaissons Dieu. J’appelle Moralité le Désir de faire du bien qui tire son origine de ce que nous vivons sous la conduite de la Raison. Quant au Désir qui tient un homme vivant sous la conduite de la Raison, de s’attacher les autres par le lien de l’amitié, je l’appelle Honnêteté ; honnête, ce que louent les hommes vivant sous la conduite de la Raison, vilain au contraire, ce qui s’oppose à l’établissement de l’amitié. Par là j’ai aussi montré quels sont les fondements de la cité. La différence entre la vertu véritable et l’impuissance se perçoit aisément dès lors, la vertu véritable ne consistant en rien d’autre qu’à vivre sous la conduite de la Raison, l’impuissance consistant seulement en ce que l’homme se laisse passivement conduire par les choses extérieures à lui et déterminer par elles à faire ce que demande la constitution du monde extérieur, et non ce que demande sa propre nature considérée en elle seule. Voilà ce que, dans le Scolie de la Proposition 18, j’ai promis de démontrer. On peut voir par là que cette loi qui interdit d’immoler les bêtes est fondée plutôt sur une vaine superstition et une miséricorde de femme que sur la saine Raison. La règle de la recherche de l’utile nous enseigne bien la nécessité de nous unir aux hommes, mais non aux bêtes ou aux choses dont la nature est différente de l’humaine ; nous avons à leur endroit le même droit qu’elles ont sur nous. Ou plutôt le droit de chacun étant défini par sa vertu ou sa puissance, les hommes ont droit sur les bêtes beaucoup plus que les bêtes sur les hommes. Je ne nie cependant pas que les bêtes sentent ; mais je nie qu’il soit défendu pour cette raison d’aviser à notre intérêt, d’user d’elles et de les traiter suivant qu’ils nous convient le mieux ; puisqu’elles ne s’accordent pas avec nous en nature et que leurs affections diffèrent en nature des affections humaines (Scolie de la Prop. 57, p.III). Il me reste à expliquer ce qu’est le juste, l’injuste, le péché et enfin le mérite. Mais voir pour cela le Scolie suivant. [*]


Qui ex solo affectu conatur ut reliqui ament quod ipse amat et ut reliqui ex suo ingenio vivant, solo impetu agit et ideo odiosus est præcipue iis quibus alia placent quique propterea etiam student et eodem impetu conantur ut reliqui contra ex ipsorum ingenio vivant. Deinde quoniam summum quod homines ex affectu appetunt bonum sæpe tale est ut unus tantum ejus possit esse compos, hinc fit ut qui amant mente sibi non constent et dum laudes rei quam amant narrare gaudent, timeant credi. At qui reliquos conatur ratione ducere, non impetu sed humaniter et benigne agit et sibi mente maxime constat. Porro quicquid cupimus et agimus cujus causa sumus quatenus Dei habemus ideam sive quatenus Deum cognoscimus, ad religionem refero. Cupiditatem autem bene faciendi quæ eo ingeneratur quod ex rationis ductu vivimus, pietatem voco. Cupiditatem deinde qua homo qui ex ductu rationis vivit, tenetur ut reliquos sibi amicitia jungat, honestatem voco et id honestum quod homines qui ex ductu rationis vivunt, laudant et id contra turpe quod conciliandæ amicitiæ repugnat. Præter hæc civitatis etiam quænam sint fundamenta ostendi. Differentia deinde inter veram virtutem et impotentiam facile ex supra dictis percipitur nempe quod vera virtus nihil aliud sit quam ex solo rationis ductu vivere atque adeo impotentia in hoc solo consistit quod homo a rebus quæ extra ipsum sunt, duci se patiatur et ab iis ad ea agendum determinetur quæ rerum externarum communis constitutio, non autem ea quæ ipsa ipsius natura in se sola considerata postulat. Atque hæc illa sunt quæ in scholio propositionis 18 hujus partis demonstrare promisi, ex quibus apparet legem illam de non mactandis brutis magis vana superstitione et muliebri misericordia quam sana ratione fundatam esse. Docet quidem ratio nostrum utile quærendi necessitudinem cum hominibus jungere sed non cum brutis aut rebus quarum natura a natura humana est diversa sed idem jus quod illa in nos habent, nos in ea habere. Imo quia uniuscujusque jus virtute seu potentia uniuscujusque definitur, longe majus homines in bruta quam hæc in homines jus habent. Nec tamen nego bruta sentire sed nego quod propterea non liceat nostræ utilitati consulere et iisdem ad libitum uti eademque tractare prout nobis magis convenit quandoquidem nobiscum natura non conveniunt et eorum affectus ab affectibus humanis sunt natura diversi (vide scholium propositionis 57 partis III). Superest ut explicem quid justum, quid injustum, quid peccatum et quid denique meritum sit. Sed de his vide sequens scholium.


[*(Saisset :) Celui qui fait effort, uniquement par passion, pour que les autres aiment ce qu’il aime et pour qu’ils vivent à son gré, celui-là, n’agissant de la sorte que sous l’empire d’une aveugle impulsion, devient odieux à tout le monde, surtout à ceux qui ont d’autres goûts que les siens et s’efforcent en conséquence à leur tour de les faire partager aux autres. De plus, comme le bien suprême que la passion fait désirer aux hommes est souvent de nature à ne pouvoir être possédé que par un seul, il en résulte que les amants ne sont pas toujours d’accord avec eux-mêmes, et, tout en prenant plaisir à célébrer les louanges de l’objet aimés craignent de persuader ceux qui les écoutent. Au contraire, ceux qui s’efforcent de conduire les autres par la raison n’agissent point avec impétuosité, mais avec douceur et bienveillance, et ceux-là sont toujours d’accord avec eux-mêmes.
Tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la religion. J’appelle piété le désir de faire du bien dans une âme que la raison conduit. Le désir de s’unir aux autres par les liens de l’amitié, quand il possède une âme qui se gouverne par la raison, je le nomme honnêteté, et l’honnête est pour moi ce qui est l’objet des louanges des hommes que la raison gouverne, comme le déshonnête est ce qui est contraire à la formation de l’amitié. J’ai expliqué en outre quels sont les fondements de l’Etat, et il est aisé aussi de déduire de ce qui précède la différence qui sépare la vertu véritable de l’impuissance. La vertu véritable n’est autre chose, en effet, qu’une vie réglée par la raison ; et par conséquent l’impuissance consiste en ce seul point que l’homme se laisse gouverner par les objets du dehors et déterminer par eux à des actions qui sont en harmonie avec la constitution commune des choses extérieures, mais non avec sa propre nature, considérée en elle-même. Tels sont les principes que, dans le Scol. de la Propos 18, j’avais promis d’expliquer. Ils font voir clairement que la loi qui défend de tuer les animaux est fondée bien plus sur une vaine superstition et une pitié de femme que sur la saine raison ; la raison nous enseigne, en effet, que la nécessité de chercher ce qui nous est utile nous lie aux autres hommes, mais nullement aux animaux ou aux choses d’une autre nature que la nôtre. Le droit qu’elles ont contre nous, nous l’avons contre elles. Ajoutez à cela que le droit de chacun se mesurant par sa vertu ou par sa puissance, le droit des hommes sur les animaux est bien supérieur à celui des animaux sur les hommes. Ce n’est pas que je refuse le sentiment aux bêtes. Ce que je dis, c’est qu’il n’y a pas là de raison pour ne pas chercher ce qui nous est utile, et par conséquent pour ne pas en user avec les animaux comme il convient à nos intérêts, leur nature n’étant pas conforme à la nôtre, et leurs passions étant radicalement différentes de nos passions (voy. le Scol. de la Propos. 57, part. 3). Il me reste à expliquer en quoi consistent le juste, l’injuste, le péché et le mérite. C’est ce que je vais faire dans le Scolie suivant.

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