EV - Proposition 10 - scolie

  • 3 juillet 2004

Par ce pouvoir d’ordonner et d’enchaîner correctement les affections du Corps nous pouvons faire en sorte de n’être pas aisément affectés d’affections mauvaises. Car (Prop. 7) une plus grande force est requise pour réduire des affections ordonnées et enchaînées suivant un ordre valable pour l’entendement que si elles sont incertaines et vagues. Le mieux donc que nous puissions faire, tant que nous n’avons pas une connaissance parfaite de nos affections, est de concevoir une conduite droite de la vie, autrement dit des principes assurés de conduite, de les imprimer en notre mémoire et de les appliquer sans cesse aux choses particulières qui se rencontrent fréquemment dans la vie, de façon que notre imagination en soit largement affectée et qu’ils nous soient toujours présents. Nous avons, par exemple, posé parmi les règles de la vie (Prop. 46, p. IV, avec le Scolie) que la Haine doit être vaincue par l’Amour et la Générosité, et non compensée par une Haine réciproque. Pour avoir ce précepte de la Raison toujours présent quand il sera utile, il faut penser souvent aux offenses que se font communément les hommes et méditer sur elles, ainsi que sur la manière et le moyen de les repousser le mieux possible par la Générosité, de la sorte en effet nous joindrons l’image de l’offense à l’imagination de cette règle, et elle ne manquera jamais de s’offrir à nous (Prop. 18, p. II) quand une offense nous sera faite. Si nous avions aussi présente la considération de notre intérêt véritable et du bien que produit une amitié mutuelle et une société commune, si de plus nous ne perdions pas de vue qu’un contentement intérieur souverain naît de la conduite droite de la vie (Prop. 52, p. IV) et que les hommes comme les autres êtres agissent par une nécessité de nature, alors l’offense, c’est-à-dire la Haine qui en naît habituellement, occupera une très petite partie de l’imagination et sera facilement surmontée ; ou si la Colère, qui naît habituellement des offenses les plus graves, n’est pas surmontée aussi aisément, elle le sera cependant, bien que non sans fluctuation de l’âme, en un espace de temps beaucoup moindre que si nous n’avions pas eu d’avance l’âme occupée par ces méditations, comme on le voit, par les propositions 6, 7 et 8. De même, il faut penser à l’emploi, pour écarter la Crainte, de la Fermeté d’âme ; on doit passer en revue et imaginer souvent les périls communs de la vie et comment on peut le mieux les écarter et les surmonter par la présence d’esprit et la force d’âme. Mais on doit noter qu’en ordonnant nos pensées et nos images il nous faut toujours avoir égard (Coroll. de la Prop. 63, p. IV, et Prop. 59, p. III) à ce qu’il y a de bon en chaque chose, afin d’être ainsi toujours déterminés à agir par une affection de Joie. Si, par exemple, quelqu’un voit qu’il est trop épris de la Gloire, qu’il pense au bon usage qu’on peut en faire et à la fin en vue de laquelle il la faut chercher, ainsi qu’aux moyens de l’acquérir, mais non au mauvais usage de la Gloire et à sa vanité ainsi qu’à l’inconstance des hommes, ou à d’autres choses de cette sorte, auxquelles nul ne pense sans chagrin ; par de telles pensées en effet les plus ambitieux se laissent le plus affliger quand ils désespèrent de parvenir à l’honneur dont ils ont l’ambition, et ils veulent paraître sages alors qu’ils écument de colère. Il est donc certain que ceux-là sont le plus désireux de gloire qui parlent le plus haut de son mauvais usage et de la vanité du monde. Cela, d’ailleurs, n’est pas le propre des ambitieux, mais est commun à tous ceux à qui la fortune est contraire et qui sont intérieurement impuissants. Quand il est pauvre, l’avare aussi ne cesse de parler du mauvais usage de l’argent et des vices des riches. Ce qui n’a d’autre effet que de l’affliger et de montrer aux autres qu’il prend mal non seulement sa propre pauvreté, mais la richesse d’autrui. De même encore ceux qui sont mal accueillis par leur maîtresse ne pensent à rien qu’à l’inconstance des femmes et à leur fausseté de cœur ainsi qu’aux autres vices féminins dont parle la chanson ; et tout cela est oublié sitôt que leur maîtresse les accueille de nouveau. Qui donc travaille à gouverner ses affections et ses appétits par le seul amour de la Liberté, il s’efforcera autant qu’il peut de connaître les vertus et leurs causes et de se donner la plénitude d’épanouissement qui naît de leur connaissance vraie ; non du tout de considérer les vices des hommes, de rabaisser l’humanité et de s’épanouir d’une fausse apparence de liberté. Et qui observera cette règle diligemment (cela n’est pas difficile) et s’exercera à la suivre, certes il pourra en un court espace de temps diriger ses actions suivant le commandement de la Raison. [*]


Hac potestate recte ordinandi et concatenandi corporis affectiones efficere possumus ut non facile malis affectibus afficiamur. Nam (per propositionem 7 hujus) major vis requiritur ad affectus secundum ordinem ad intellectum ordinatos et concatenatos coercendum quam incertos et vagos. Optimum igitur quod efficere possumus quamdiu nostrorum affectuum perfectam cognitionem non habemus, est rectam vivendi rationem seu certa vitæ dogmata concipere eaque memoriæ mandare et rebus particularibus in vita frequenter obviis continuo applicare ut sic nostra imaginatio late iisdem afficiatur et nobis in promptu sint semper. Exempli gratia inter vitæ dogmata posuimus (vide propositionem 46 partis IV cum ejusdem scholio) odium amore seu generositate vincendum, non autem reciproco odio compensandum. Ut autem hoc rationis præscriptum semper in promptu habeamus ubi usus erit, cogitandæ et sæpe meditandæ sunt communes hominum injuriæ et quomodo et qua via generositate optime propulsentur ; sic enim imaginem injuriæ imaginationi hujus dogmatis jungemus et nobis (per propositionem 18 partis II) in promptu semper erit ubi nobis injuria afferetur. Quod si etiam in promptu habuerimus rationem nostri veri utilis ac etiam boni quod ex mutua amicitia et communi societate sequitur et præterea quod ex recta vivendi ratione summa animi acquiescentia oriatur (per propositionem 52 partis IV) et quod homines ut reliqua, ex naturæ necessitate agant, tum injuria sive odium quod ex eadem oriri solet, minimam imaginationis partem occupabit et facile superabitur ; vel si ira quæ ex maximis injuriis oriri solet, non adeo facile superetur, superabitur tamen quamvis non sine animi fluctuatione, longe minore temporis spatio quam si hæc non ita præmeditata habuissemus, ut patet ex propositione 6, 7 et 8 hujus partis. De animositate ad metum deponendum eodem modo cogitandum est ; enumeranda scilicet sunt et sæpe imaginanda communia vitæ pericula et quomodo animi præsentia et fortitudine optime vitari et superari possunt. Sed notandum quod nobis in ordinandis nostris cogitationibus et imaginibus semper attendendum est (per corollarium propositionis 63 partis IV et propositionem 59 partis III) ad illa quæ in unaquaque re bona sunt ut sic semper ex lætitiæ affectu ad agendum determinemur. Exempli gratia si quis videt se nimis gloriam sectari, de ejus recto usu cogitet et in quem finem sectanda sit et quibus mediis acquiri possit sed non de ipsius abusu et vanitate et hominum inconstantia vel aliis hujusmodi de quibus nemo nisi ex animi ægritudine cogitat ; talibus enim cogitationibus maxime ambitiosi se maxime afflictant quando de assequendo honore quem ambiunt desperant et dum iram evomunt, sapientes videri volunt. Quare certum est eos gloriæ maxime esse cupidos qui de ipsius abusu et mundi vanitate maxime clamant. Nec hoc ambitiosis proprium sed omnibus commune est quibus fortuna est adversa et qui animo impotentes sunt. Nam pauper etiam, avarus de abusu pecuniæ et divitum vitiis non cessat loqui, quo nihil aliud efficit quam se afflictare et aliis ostendere se non tantum paupertatem suam sed etiam aliorum divitias iniquo animo ferre. Sic etiam qui male ab amasia excepti sunt, nihil aliud cogitant quam de mulierum inconstantia et fallaci animo et reliquis earundem decantatis vitiis quæ omnia statim oblivioni tradunt simulac ab amasia iterum recipiuntur. Qui itaque suos affectus et appetitus ex solo libertatis amore moderari studet, is quantum potest nitetur virtutes earumque causas noscere et animum gaudio quod ex earum vera cognitione oritur, implere ; at minime hominum vitia contemplari hominesque obtrectare et falsa libertatis specie gaudere. Atque hæc qui diligenter observabit (neque enim difficilia sunt) et exercebit, næ ille brevi temporis spatio actiones suas ex rationis imperio plerumque dirigere poterit.


[*(Saisset :) Ce pouvoir d’ordonner et d’enchaîner nos affections corporelles suivant la droite raison nous rend capables de nous soustraire aisément à l’influence des mauvaises passions ; car (par la Propos. 7) pour empêcher des affections ordonnées et enchaînées suivant la droite raison, une plus grande force est nécessaire que pour des affections vagues, et incertaines. Ainsi donc, ce que l’homme a de mieux à faire tant qu’il n’a pas une connaissance accomplie de ses passions, c’est de concevoir une règle de conduite parfaitement droite et fondée sur des principes certains, de la déposer dans sa mémoire, d’en faire une application continuelle aux cas particuliers qui se présentent si souvent dans la vie, d’agir enfin de telle sorte que son imagination en soit profondément affectée, et que sans cesse elle se présente aisément à son esprit. Pour prendre un exemple, nous avons mis au nombre des principes qui doivent régler la vie, qu’il faut vaincre la haine, non par une haine réciproque, mais par l’amour, par la générosité (voyez la Propos. 46, part. 4, et son Scol.). Or, si nous voulons avoir toujours ce précepte présent à l’esprit, quand il conviendra d’en faire usage, nous devons ramener souvent notre pensée et souvent méditer sur les injustices ordinaires des hommes et les meilleurs moyens de s’y soustraire en usant de générosité ; et de la sorte il s’établit entre l’image d’une injustice et celle du précepte de la générosité une telle union qu’aussitôt qu’une injustice nous est faite, le précepte se présente à notre esprit (voyez la Propos. 18, part. 2). Supposez maintenant que nous ayons toujours devant les yeux ce principe, que notre véritable intérêt, notre bien, est surtout dans l’amitié qui nous unit aux hommes et les biens de la société, et ces deux autres principes, premièrement, que d’une manière de vivre conforme à la droite raison naît dans notre âme la plus parfaite sérénité (par la Propos. 52, part. 4), et en second lieu que les hommes, comme tout le reste, agissent par la nécessité de la nature, il arrivera alors que le sentiment d’une injustice reçue et la haine qui en résulte ordinairement n’occuperont qu’une partie de notre imagination et seront aisément surmontées. Et si la colère qu’excitent en nous les grandes injustices ne peut être aussi facilement dominée, elle finira pourtant par être étouffée, non sans une lutte violente, mais en beaucoup moins de temps certainement que si d’avance nous n’avions pas fait de ces préceptes l’objet de nos méditations (cela résulte évidemment des Propos. 6, 7 et 8). C’est encore de la même façon qu’il faut méditer sur la bravoure pour se délivrer de la crainte. Il faut passer en revue et ramener sans cesse dans son imagination les périls auxquels la vie de tous les hommes est exposée, et se redire que la présence d’esprit et le courage écartent et surmontent tous les dangers. Toutefois il est bon de remarquer ici qu’en ordonnant ses pensées et en réglant son imagination, il faut toujours avoir les yeux sur ce qu’il y a de bon en chacune des choses que l’on considère (par le Coroll. de la Propos. 63, part. 4, et la Propos. 59, part. 3), afin que ce soit toujours des sentiments de joie qui nous déterminent à agir. Si, par exemple, une personne reconnaît qu’elle poursuit la gloire avec excès, elle devra penser à l’usage légitime de la gloire, à la fin pour laquelle on la poursuit, aux moyens qu’on a de l’acquérir ; mais elle ne devra pas arrêter sa pensée sur l’abus de la gloire, sur sa vanité, sur l’inconstance des hommes, et autres réflexions qu’il est impossible de faire sans une certaine tristesse. Ce sont là les pensées dont se tourmentent les ambitieux quand ils désespèrent d’arriver aux honneurs dont leur âme est éprise ; et ils ont la prétention de montrer par là leur sagesse, tandis qu’ils n’exhalent que leur colère. Aussi c’est une chose certaine que les hommes les plus passionnés pour la gloire sont justement ceux qui déclament le plus sur ses abus et sur la vanité des choses de ce monde. Et ce n’est point là un caractère particulier aux ambitieux, il est commun à tous ceux qui sont maltraités de la fortune et dont l’âme a perdu sa puissance. Un homme pauvre et avare tout ensemble ne cesse de parler de l’abus de la richesse et des vices de ceux qui les possèdent ; ce qui n’aboutit du reste qu’à l’affliger lui-même et à montrer qu’il ne peut supporter avec égalité ni sa pauvreté ni la fortune des autres. De même encore celui qui a été mal reçu par sa maîtresse n’a plus l’âme remplie que de l’inconstance des femmes, de leurs trahisons et de tous les défauts qu’on ne cesse de leur imputer ; mais revient-il chez sa maîtresse et en est-il bien reçu, tout cela est oublié. Ainsi donc celui qui veut régler ses passions et ses appétits par le seul amour de la liberté, s’efforcera, autant qu’il est en lui, de connaître les vertus et les causes qui les produisent, et de remplir son âme de la joie que cette connaissance y fait naître ; il évitera au contraire de se donner le spectacle des vices des hommes, de médire de l’humanité et de se réjouir d’une fausse apparence de liberté. Et quiconque observera avec soin cette règle (ce qui du reste n’est point difficile) et s’exercera à la pratiquer, parviendra en très peu de temps à diriger la plupart de ses actions suivant les lois de la raison.

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