François Zourabichvili, Spinoza – Une physique de la pensée

  • 14 octobre 2009

En relisant près de cinq ans après sa parution Spinoza – Une physique de la pensée, l’un des deux ouvrages que François Zourabichvili avait tirés de sa thèse, on ne peut qu’être frappé par l’extrême originalité de sa démarche : celle-ci, retraversant toute l’œuvre de Spinoza, en reconfigure les principaux enjeux, de manière à faire ressortir ce qui, en celle-ci, et dans le contexte où elle a été élaborée, fait rupture, et justifie que, dans le cadre global du rationalisme classique, auquel elle appartient, lui soit reconnu un statut à part, ce qui constitue aussi la clé de sa modernité, et justifie qu’aujourd’hui encore elle fasse l’objet de débats interprétatifs qui ne sont sans doute pas près d’être refermés.

Avant d’en venir aux thèmes traités en propre dans l’ouvrage, commençons par examiner la conception très cohérente de la lecture des textes philosophiques assumée par François Zourabichvili, qui, sur un plan très général, la justifie ainsi : « Qu’est-ce qu’expliquer un texte philosophique ? Cela ne doit pas signifier le traduire dans un langage commun, car c’est là l’illusion par excellence qui barre à jamais l’accès aux textes philosophiques. Il s’agit au contraire d’amener le lecteur ou l’auditeur à comprendre la langue dans laquelle le texte est écrit, langue nécessaire qui est à la fois le moyen et l’effet de la pensée qui s’y exprime. En somme : non pas extraire des significations, en produisant une réplique explicite du texte, mais s’engager dans le mouvement du sens inséparable du texte lui-même ; non pas sortir de celui-ci par une paraphrase, mais y entrer par un commentaire. » (p. 165, note 2) « S’engager dans le mouvement du sens inséparable du texte lui-même », cela suppose qu’on le lise dans la langue même dans laquelle il a été écrit, cette langue que François Zourabichvili, en s’inspirant de Gérard Lebrun, appelle « le spinozien », c’est-à-dire la manière très particulière dont Spinoza se sert de la langue d’usage dans laquelle il compose ses raisonnements, en en forçant, quand il le faut, les formes habituelles, ce qui a pour effet de « plonger brutalement le lecteur dans un environnement intellectuel nouveau » (p. 112) : on est ainsi conduit à appréhender ces raisonnements en en faisant à nouveau fonctionner les articulations, en référence à la logique interne qui en commande les agencements ; on renonce alors à prendre sur eux une vue extérieure, indifférente à leur nécessité propre, donc on ne se contente plus de les retranscrire dans un langage banalisé, qui en formate les résultats de manière à les faire entrer dans le pot commun d’une pensée universelle artificiellement neutralisée et comme dévitalisée, intemporelle par défaut, ce qui est tout le contraire de ce qui s’énonce éternellement au présent d’une pensée effectivement agissante, c’est-à-dire la vraie rationalité telle que la caractérise Spinoza. Ceci est justement le défi que celui-ci lance à ses lecteurs : qu’ils prennent le risque de se mettre à sa place, en prononçant en leur nom propre, donc en en endossant toutes les conséquences, le intelligo, le « je comprends », qui constitue le premier mot des définitions de l’Ethique, place qui n’est certainement pas celle d’un sujet abstrait qui serait à la fois n’importe qui et tout le monde, mais ouvre la perspective d’une manière singulière de raisonner philosophiquement dont la procédure more geometrico ne donne qu’une image partielle et non le modèle définitif, manière de raisonner tellement inattendue qu’elle l’est encore pour nous aujourd’hui, plus de trois siècles après que les textes qui en gardent le témoignage en aient été pour la première fois mis en circulation.

Ceci a pour conséquence, chez le lecteur qui accepte ce défi, que les manifestations proprement doctrinales de cette pensée, celles qui sont susceptibles d’être mises à plat, ce qui les rend plus aisément consommables, soient reléguées à l’arrière-plan ; l’attention se porte alors sur certaines particularités cruciales, qui font basculer le discours rationnel sur un plan différent, conformément à ce que Spinoza a lui-même proclamé lorsqu’il a prescrit à la philosophie la nécessité de se transporter au niveau d’une connaissance de troisième genre, qui voit les choses autrement, telles qu’elles apparaissent lorsqu’elles sont rapportées à leur cause, c’est-à-dire à ce qui constitue la logique de leur engendrement. Au fond, ce que nous demande François Zourabichvili, c’est de nous installer nous-mêmes, pour lire ou relire Spinoza, dans l’élément de la connaissance de troisième genre, qui en redéploie les attendus sur un réseau d’intelligibilité inédit, de manière à faire ressortir ce qu’ils comportent de proprement singulier, d’imprévisible, d’inusuel, de non conforme, et éventuellement d’inconfortable, ce par quoi ils témoignent de la véritable potentia intellectus, cette « puissance de l’intellect » qui, comme l’explique la cinquième partie de l’Ethique, est la condition de la liberation de l’esprit. C’est ce qui justifie qu’il écrive : « Ce qui nous frappe, et sur quoi nous souhaiterions mettre l’accent, c’est le mouvement vivant par lequel une pensée s’oriente et modifie progressivement la signification de certains de ses concepts cruciaux, en les laissant se déployer, en libérant pourrait-on dire leur force aphoristique dans un champ opératoire nouveau. » (p. 47)

Parler, comme le fait ici François Zourabichvili, de « mouvement » et de « force », dans une perspective d’orientation et de déploiement, libératrice par les modifications qu’elle induit quant à la signification, c’est-à-dire quant à la manière d’user de certains concepts, - nous aurons plus tard à les identifier -, c’est porter l’accent sur l’aspect dynamique d’une création conceptuelle prise comme si elle était en cours d’accomplissement, donc toujours en attente d’une élucidation définitive, et non déjà toute faite et située en arrière de nous, et ceci parce que les potentialités dont elle est porteuse ne peuvent que témoigner d’une puissance éternellement en acte, éternellement, c’est-à-dire aussi ici et maintenant, au sens où, pour reprendre la célèbre formule de la cinquième partie de l’Ethique, « nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels », à l’indicatif présent, et non au futur ou à l’optatif d’une temporalité indéterminée et suspendue. En somme, si la philosophie de Spinoza a toujours quelque chose à nous dire, c’est parce qu’elle ouvre devant nous un espace d’interrogation, et, plutôt que comme une énigme encore à déchiffrer dont le sens serait déjà fixé, ne restant plus qu’à décacheter l’enveloppe dans laquelle ce sens est consigné, se présente comme une provocation à penser par nous-mêmes dans l’urgence, pressés par la nécessité d’en élucider les difficultés, donc d’en reprendre à notre compte, à nos frais et à nos risques, le défi. En marge du commentaire d’un passage du Court Traité, François Zourabichvili remarque : « Nous touchons à une zone d’interrogation où la pensée de Spinoza était au travail, et tendait à dépasser l’état présent d’une doctrine dont nous voyons d’ailleurs combien elle était à l’époque lacunaire, même dans les annotations postérieures. (p. 54) Et un peu plus loin, toujours à propos du Court Traité, il déclare encore : « Il n’y a pas d’intérêt à tenter d’unifier à toute force une série de remarques à vocation sans doute systématique, mais qui ne composent encore qu’une doctrine lacunaire ; tout au plus pouvons-nous faire état de tendances structurales et d’idées convergentes. » (p. 63)

Or, ce qui est dit à propos du Court Traité, texte de travail qui est aussi un texte en travail, dont les significations tremblées sont tout sauf fixement arrêtées, ne pourrait-on le dire également, à un autre niveau, de l’ensemble de l’œuvre de Spinoza, qui continue à nous parler lorsque nous prêtons attention aux « tendances structurales » et aux « idées convergentes » dont elle est le vecteur, tendances et convergences où est portée la trace d’un mouvement ou d’un effort de pensée qui, pourvu que nous le voulions bien, c’est-à-dire que nous n’y fassions pas obstacle, se poursuit en nous, dans le sens d’une recherche non encore parvenue définitivement à son terme, et qui, si elle y était arrivée, serait par là même, se trouvant définitivement derrière nous, close, voire forclose ?

Mais valoriser les aspects de la pensée spinoziste qui gardent encore aujourd’hui une force d’interrogation et d’interpellation, c’est du même coup s’installer soi-même dans une perspective d’interrogation, qui rompt avec les rassurantes certitudes propres aux vérités toutes faites et convenues, celles qui ne font problème pour personne. C’est pourquoi, lorsque, vers le milieu de son livre, François Zourabichvili en arrive à ce qui en constitue le problème central, celui de la « physique de la pensée », il se pose à lui-même la question : « Explorer le champ de la physique cogitative n’est-il qu’un jeu gratuit, qu’un caprice de commentateur ? On dirait que Spinoza en pose les jalons ou du moins en énonce la possibilité de droit, sans toutefois s’y engager ni en construire les catégories. » (p. 147)

Tenter d’écrire en clair, en prenant sa place, ce qui chez Spinoza s’annoncerait tout au plus au titre d’une virtualité inaccomplie, comme en pointillés, - et, dans l’Ethique, où, à des moments stratégiques de son raisonnement, Spinoza, disposant d’une faculté de concentration intellectuelle qui lui permet de raccourcir au maximum son exposition, paraît pratiquer, non sans une certaine dose d’ironie, la rétention d’information, le lecteur a souvent l’impression de se trouver confronté à un discours à peine amorcé et esquissé, qu’il lui revient de compléter en remplissant de par son initiative propre les cases laissées vides -, se lancer dans une telle entreprise, n’est-ce pas en effet prendre un risque majeur, et, sous prétexte de ne pas vouloir s’en tenir à l’ordre de la paraphrase, quitter le plan strictement raisonné du commentaire, en forgeant de toutes pièces une autre philosophie qui n’aurait de Spinoza, à qui elle serait abusivement attribuée, que le nom d’emprunt ? Mais si le texte de Spinoza laisse place à l’interrogation, indice d’une activité de l’esprit, il exclut le doute, affect purement passif, générateur de tristesse, et en fin de compte aliénant, et c’est la raison pour laquelle, à la question qui vient d’être soulevée, François Zourabichvili, assumant pleinement ses responsabilités de commentateur qui ne s’en tient pas au positions acquises, mais qui se garde aussi de vouloir à tout prix faire déclarer au texte qu’il étudie autre chose que ce qu’il dit effectivement, répond plus loin : « Spinoza, malgré les apparences est allé fort avant dans l’exposition d’une physique cogitative, même s’il a dû pour cela entreprendre de parler une langue étrange qui est pour ainsi dire une logique formelle, à condition de comprendre sous ce nom une des expressions de l’ontologie. » (p. 165)

Une « logique formelle » qui soit « une des expressions de l’ontologie » : cette formule qui frise l’oxymore, figure de style particulièrement affectionnée par Spinoza, – celui-ci ne parle-t-il pas de libera necessitas ou d’amor intellectualis, assemblages verbaux des plus improbables à première vue ? -, nous introduit directement à l’examen de ce qui donne son objet à Spinoza – Une physique de la pensée, ouvrage dont le titre est lui-même formé à partir du rapprochement de deux termes, « physique » et « pensée », dont l’articulation fait manifestement problème. « Physique », dans la tradition cartésienne, signifie l’étude rationnelle de la nature matérielle réduite à son unique composante qui est l’étendue. Parler d’une physique de la pensée, ce serait alors faire rentrer de force la connaissance des phénomènes mentaux dans un cadre qui, a priori, n’est pas fait pour eux, en dotant métaphoriquement l’esprit des caractères de l’étendue, voire même en faisant de lui une émanation de l’étendue, ce qui serait la condition pour en « matérialiser », c’est-à-dire en fait en quantifier ou en mesurer les rapports, au sens d’un matérialisme vulgaire, qui procède par réduction de tout ce qui se présente comme réel aux caractères d’un unique genre d’être donnant sa texture commune à la nature tout entière : le dualisme cartésien correspond précisément au rejet de cette position réductionniste, qui ôte à la pensée ses caractères propres, en vertu desquels elle est une disposition de l’humain comme tel, à l’exclusion de tout autre être naturel. Or, sans ambiguïté, donc sans que ce point prête à interprétation, Spinoza affirme l’irréductibilité de la pensée et de l’étendue, innovant cependant par rapport à Descartes par son refus de conférer à cette irréductibilité l’allure d’un vis-à-vis ou d’une opposition duelle, puisqu’il la replace dans le cadre de l’infinité des genres d’être à travers lesquels s’exprime la substance, thèse déconcertante dont la portée est en premier lieu critique, dans la mesure où elle a pour principal effet de suspendre l’alternative traditionnelle entre monisme et dualisme.

Alors, de quel droit parler d’une « physique de la pensée » en attribuant cette manière de voir à Spinoza ? En adoptant la position de ce que François Zourabichvili appelle un « matérialisme intégral », qui développe jusqu’à ses dernières conséquences ce qui est contenu sous le concept spinoziste des attributs, à savoir « autant de matières pour des formations et des transformations d’un certain genre, toutes ces matières s’avérant par ailleurs identiques les unes aux autres » (p. 114) : dans ces conditions, il devient possible d’affirmer le caractère matériel de l’idée, mode par excellence de la réalité pensée, au sens d’une matérialité spécifique, que rien n’autorise à rabattre sur le modèle d’une matérialité purement étendue, c’est-à-dire, pour reprendre les critères retenus par Descartes, exclusivement déterminable en termes de figure, de mouvement et de repos. Et ceci fournit d’emblée un exemple de la subversion des modalités usuelles de l’expression verbale, véritable coup de force sur lequel repose l’intervention philosophique de Spinoza : à la représentation de ce qu’on peut appeler une physique au sens restreint, renfermée dans l’étude des relations propres à un seul genre d’être, il substitue celle d’une physique au sens large, qui s’étend à la considération de tous les genres d’être constitutifs ensemble de la nature, - et selon Spinoza ceux-ci sont une infinité, ce qui fait que la réalité naturelle n’est pas seulement infinie mais l’est d’une infinité de façons -, tout en s’interdisant de décalquer ceux-ci d’après un modèle homogène, ce qui revient à pluraliser la notion même de matière, en différenciant des ordres ou plans de matérialité donnant lieu à des études complètement distinctes et autonomes ; est ainsi posée sous une forme inédite la question de savoir ce qu’il peut y avoir de commun entre elles, puisque ces diverses matérialités sont des expressions corrélatives et strictement équivalentes, donc non hiérarchisables, de la même puissance substantielle dont tous les phénomènes naturels, y compris ceux de la pensée qui sont de part en part naturels, sont des manifestations. On a alors à se demander quel type de matérialité appartient en propre à la pensée, c’est-à-dire à la pensée considérée dans son être même de pensée, en tant que catégorie ou attribut de la substance dont, à sa manière, elle exprime la réalité ontologique en totalité, sans lacune ou résidu, donc sans que rien fasse défaut à cette expression.

L’expression « physique de la pensée », qui subvertit sur le fond la notion de physique, perturbe simultanément celle de pensée. Si par physique de la pensée on comprend une étude scientifique de la pensée reposant sur des procédures exclusivement rationnelles, de manière à dégager les lois qui en conditionnent nécessairement le fonctionnement, la première hypothèse qui vient à l’esprit en vue de donner consistance à un tel programme consiste à se tourner du côté de la logique, qui se donne pour objectif d’identifier de telles figures de régularité, et par là de faire rentrer le foisonnement des productions intellectuelles de la pensée dans un cadre ordonné et codifié : de cette manière, l’étude rationnelle de la pensée, qui ne peut être conduite que par la pensée elle-même, se présente comme une opération réflexive, la propriété essentielle reconnue à la pensée étant précisément cette réflexivité, c’est-à-dire la capacité à faire retour sur soi, à prendre conscience de ses nécessités propres, et à poser de manière autonome ses normes d’existence, sous la forme d’une connaissance ayant pour objet la connaissance elle-même, entreprise de dédoublement ou de redoublement que le terme « épistémologie », qui signifie à la fois science de la connaissance et connaissance de la science, a servi ultérieurement à désigner. En substituant à une logique de la pensée une physique de la pensée, on met fin à cette manière de voir ; en d’autres termes on respecte, comme l’écrit François Zourabichvili, « l’intention de Spinoza : réinscrire le mouvement gnoséologique dans l’ordre ontologique » (p. 148), formule qui recoupe celle qui a été précédemment citée, où « logique formelle » est censée représenter une « expression de l’ontologie ». Et ici, nouvelle subversion du sens des mots, - nous aurons à y revenir, car celle-ci est cruciale pour la démarche de François Zourabichvili -, « formel » signifie, non la réduction des manifestations de la pensée à des figures abstraites et épurées, du type de celles qu’étudie traditionnellement la logique, puisque celle-ci, sous peine de sombrer dans les confusions de l’empirie, s’impose comme règle de formaliser ses objets, mais le fait de traiter ces manifestations pour ce qu’elles sont « formellement », dans la forme qui leur est propre, donc selon l’ordre de matérialité auquel elles appartiennent réellement, en tant qu’idées qui sont aussi des choses, choses de nature proprement idéelle dont les liaisons « logiques » sont d’emblée déterminées sur le plan de la physique, ou plutôt d’une physique, - car dans la perspective adoptée par Spinoza il doit y en avoir plusieurs, et même une infinité -, cette physique spécifique qu’est la physique cogitative. Parler d’une physique de la pensée, c’est donc tirer toutes les conséquences de la décision spinoziste de considérer les idées, et l’esprit lui-même en tant qu’il est aussi une idée, - la thèse de Spinoza étant que la pensée est composée d’idées et de rien d’autre, ce dont la conséquence est qu’il n’y a plus de place dans son ordre pour un sujet spirituel conscient, ainsi que l’exprime la formule de l’automate spirituel -, comme des choses à part entière, dans le genre d’être ou attribut qui est le leur : et la première de ces conséquences est que, toutes les idées étant, en tant que choses, des choses de même genre, il n’y a plus lieu, pour dégager les modalités de leur liaison de faire intervenir des critères comme ceux propres à la logique traditionnelle qui répondent prioritairement à l’exigence de discriminer le vrai du faux, dans une perspective de normalisation du fonctionnement de la pensée. S’engager dans la voie d’une physique de la pensée, c’est du même coup affirmer que toutes les idées, qu’elles soient vraies ou qu’elles soient fausses, sont soumises à des règles communes de nécessité, dans la mesure où, à défaut d’être toutes des idées vraies, elles n’en sont pas moins toutes de vraies idées, des idées obéissant aux lois matérielles de causalité qui commandent l’existence de ces choses, de ces vraies choses, que sont, dans leur genre, les idées : « L’affirmation de l’identité de la méthode et de la philosophie signifie que la réflexion sur la forme de l’idée, ou l’idée de l’idée, s’inscrit elle-même dans l’être ; en d’autres termes, qu’elle est connaissance de l’ordre même des idées, ou que la formation des concepts dans l’entendement coïncide avec leur formation réelle. » (p. 159) L’idée de l’idée, ce n’est plus en effet l’idée, la même idée, réfléchie en soi, devenue consciente, et par là même paradoxalement soumise à des normes de vérité transcendantes par rapport aux conditions de sa production factuelle, mais c’est une autre idée, ontologiquement distincte, donc concrètement réelle, qui reformule sur un autre plan la nécessité immanente à l’idée telle qu’elle a été initialement engendrée dans sa forme singulière de chose, à l’intérieur de l’ordre cogitatif global auquel elle appartient, c’est-à-dire de ce que Spinoza appelle « entendement infini » ou « idée de Dieu ».

Ce raisonnement suppose enfin que la notion de chose, celle qui apparemment tombe sous le sens, soit elle aussi ressaisie dans un nouvel environnement conceptuel qui en modifie radicalement la portée, ce qui est la condition pour qu’elle donne son horizon de référence à une physique au sens élargi. Par chose, nous sommes immédiatement portés à entendre une réalité donnée, telle une substance finie qui serait là sous la main, donc éventuellement transformable ou utilisable à des fins de transformation à la manière d’un instrument, dans une perspective intégralement mécaniciste qui, à la limite, conduit à concevoir la nature elle-même comme vaste chose, c’est-à-dire comme une machine : et toute la philosophie cartésienne repose sur cette conception usuelle de la chose, qui lui reconnaît une réalité substantielle. Or sur ce « machin » qu’est la chose, Spinoza donne une vue surprenante, en rupture avec tous les usages, dans la mesure où il fait rentrer sous le concept de chose ce qu’il désigne dans son langage comme étant des modes de la substance. Des modes, c’est-à-dire des effets ou des propriétés, des manières ou des affections, on serait presque tenté de dire des allures, et non des causes ou des substances ne tirant leur réalité que d’elles-mêmes. Ainsi ce qui se présente sous la catégorie de chose, qu’il s’agisse d’une réalité finie ou infinie, est, selon Spinoza, d’ordre modal, c’est-à-dire n’existe qu’à travers un réseau de relations, donc de formes de dépendance qui interdisent de lui reconnaître un être absolu, du type de celui qui n’appartient qu’à la substance et à tous les genres d’être à travers lesquels elle s’exprime exhaustivement, donc sans inégalité et sans résidu. Même si Spinoza semble dire au passage de la substance qu’elle est « chose libre », res libera, il est clair que cette « chose »- là n’est pas comme les autres, - étant chose, elle n’est cependant pas « une » chose, à côté des autres -, du simple fait qu’elle est causa sui, donc que son essence enveloppe l’existence, une existence qui n’est pas en conséquence partagée entre les deux pôles de l’activité et de la passivité, mais par nature intégralement active. Pourquoi la substance n’est-elle pas une chose comme les autres ? Parce qu’elle n’est en relation qu’avec elle-même, selon sa définition même, qui énonce qu’elle est toute « en soi », in se, donc sans dehors. Mais ceci n’est-il pas la propriété de tout ce qui est infini, par exemple la facies totius universi, cet « individu » que Spinoza présente comme étant le mode médiat de l’attribut étendu ? A quoi on répondra que, si cet univers matériel, qui donne globalement son objet à la physique de l’étendue, est un mode, c’est parce que, ce qui est tout à fait étonnant, il porte son dehors en lui, précisément sous la forme des innombrables relations qui innervent sa réalité, président à ses échanges internes, sous un régime inexorable de détermination externe que Spinoza désigne à travers l’expression « pression des ambiants », et qui constitue sa structure propre. Ainsi tout ce qui relève de la nature naturée, et la nature naturée elle-même, dans toutes les formes sous lesquelles elle se présente, sont des choses au sens de réalités modales, soumises à la loi de l’autre, parce qu’elles sont constitutionnellement in alio, en autre chose. De même, la pensée, en tant qu’attribut de la substance, est ce par quoi existent toutes les choses de pensée, à commencer par cette « chose » énorme qu’est l’entendement infini, ou idée de Dieu, qui n’est pas l’idée de lui-même que Dieu aurait en tant qu’il serait conscient de soi et se penserait – car le Dieu de Spinoza, qui est chose pensante, donc pensée absolument ni ne pense ni à plus forte raison ne se pense au sens ordinaire de ces expressions -, mais est l’idée qui a directement Dieu pour objet, et dans laquelle se trouvent par définition comprises toutes les idées qui s’enchaînent dans l’ordre de la pensée, selon un principe causal de connexion tout aussi nécessaire que celui qui commande les relations entre les choses dans l’étendue. Alors, que faut-il entendre par « physique de la pensée » ? Rien d’autre que l’étude de ce système global de relations à travers lequel la pensée, conçue comme catégorie ontologique, c’est-à-dire comme genre d’être à part entière, réalise dans les faits la nécessité causale dont elle est porteuse en propre.

L’objectif d’une physique cogitative étant ainsi en gros défini, il reste à comprendre comment le mettre en œuvre. Et c’est dans la réponse que François Zourabichvili apporte à cette question qu’il manifeste le plus pleinement son originalité. Lorsqu’on lit Spinoza – Une physique de la pensée, on est surpris à première vue que le thème du livre, tel qu’il est consigné dans son intitulé, n’y soit abordé que dans le chapitre 4, presque à la moitié de son parcours. C’est que, pour traiter ce thème de façon convenable, il fallait s’en donner les moyens, en cherchant préalablement à comprendre en quoi le nécessitarisme de Spinoza se distingue d’un causalisme ordinaire, en particulier de celui dont le modèle a été installé par la tradition cartésienne dans le sillage de laquelle il se situe tout en adoptant par rapport à elle une position originale. Si le rationalisme cartésien est un rationalisme de la cause, qui met celle-ci au principe de toutes ses explications, c’est au prix d’une révision radicale de la catégorie de cause, qui permet de la ramener au type univoque de la causalité efficiente, faisant ainsi une croix sur les autres aspects de la causalité développés dans le cadre de l’aristotélisme et du thomisme, à savoir la causalité formelle et la causalité finale, la causalité matérielle étant de son côté entièrement rabattue sur la causalité efficiente par le moyen de la réduction de la matière à l’étendue : et si Descartes ne veut ni de la cause finale ni de la cause formelle, qui selon lui conduisent inévitablement à une réhabilitation des qualités occultes, c’est parce qu’il les rapporte toutes deux à une même intention qui le heurte en raison de son équivocité, la cause formelle parce qu’elle limite a priori la liberté de Dieu en la forçant à rentrer dans un cadre prédéfini, la cause finale parce qu’elle ramène cette liberté au modèle d’une intention finie, ou tout au moins définie, ce qui est une manière corrélative d’en restreindre les voies. Leibniz remettra en cause ce diagnostic en rétablissant le système d’une rationalité élargie qui fait place, d’une part à la considération des fins, par le biais du principe de raison suffisante, d’autre part à celle des formes, par le biais d’une conception de la hiérarchisation des mondes et des êtres, des possibles et des compossibles, présentés comme emboîtés les uns dans les autres selon un ordre sériel déterminé et calculable : et ainsi, tout en prenant le contre pied de Descartes, il continue comme lui à lier étroitement les deux références à la cause formelle et à la cause finale, éléments complémentaires d’un même ensemble à accepter ou à rejeter en bloc. Or, si on suit les explications avancées par François Zourabichvili dans les trois premiers chapitres de Spinoza - Une physique de la pensée, ce qui singularise Spinoza dans le contexte du post-cartésianisme, c’est qu’il remet en cause cette association, ce qui le conduit à rejeter l’alternative qui vient d’être évoquée : il choisit de compléter la référence à la cause efficiente par celle à la cause formelle, tout en radicalisant le refus de la cause finale, dans laquelle il ne voit qu’un asile de l’ignorance.

Que signifie cette réhabilitation de la cause formelle, dont le destin est alors séparé de celui de la cause finale ? Certainement pas un retour en arrière, c’est-à-dire la reprise de la représentation d’une hiérarchie des formes, incarnée dans un monde des essences, dont on comprend comment elle s’articule spontanément au préjugé finaliste. Autrement dit, c’est ce qui constitue le nerf de toute l’entreprise de François Zourabichvili, il a fallu, pour que lui soit restituée une dignité philosophique, que Spinoza repense la notion de forme sur de tout autres bases, ce qu’il a fait, sur le plan strict de sa terminologie, en réintégrant à une même nébuleuse de significations des termes de même origine, mais que l’usage avait disjoints, à savoir principalement le substantif forma, « forme », l’adjectif formale, « formel », ou pris adverbialement « formellement », le verbe formare, « former », dont dérive le substantif formatio, « formation ». En examinant la manière dont, tels que Spinoza les utilise, ces différents mots se répondent significativement entre eux et forment une chaîne sémantique qui permet de rentrer au cœur de l’explication de la réalité, François Zourabichvili parvient à remplir ce qui constitue l’un des grands blancs du discours de Spinoza, à savoir la théorie de l’essence, - la forme c’est avant tout l’essence -, « essence », un terme qu’il utilise sans modération, comme celui d’« existence », sans jamais le définir toutefois, laissant à son lecteur le soin de combler cette lacune qui n’a rien cependant d’un impensé, ce qui est la condition de sa propre entrée dans la connaissance de troisième genre, qui suppose de sa part ce type d’initiative. Enonçons tout de suite sommairement, avant d’en justifier les attendus, la conséquence que tire François Zourabichvili de son examen de l’utilisation que fait Spinoza des différents dérivés verbaux du mot forme, ce qui lui permet d’élucider les présupposés de la notion d’essence de manière à en tirer la conception originale d’« essence singulière », qui donne son objet à la science intuitive : c’est cette référence à la forme, et précisément à l’essence comme forme, qui, de manière générale, permet de résoudre le problème de l’individuation, un problème sur lequel Descartes, en privilégiant de manière exclusive la référence à la causalité efficiente, ce qui est la clé de son « mécanisme », avait buté, sans parvenir à franchir l’obstacle qu’il avait lui-même créé de toutes pièces ; et c’est, sur le strict plan de la physique corporelle, la raison de son incapacité à mettre en place le principe d’une dynamique des forces, comme le suggère déjà la présentation de la démarche cartésienne faite par Spinoza dans ses Principes de philosophie cartésienne, l’unique ouvrage paru de son vivant sous son nom.

Qu’est-ce qui conduit à rapprocher les concepts d’essence, de forme et d’individu ? Les trois premiers chapitres de Spinoza – Une physique de la pensée sont consacrés à l’élucidation de ce point, dont l’approche se révèle délicate entre toutes. D’abord, qu’est-ce qui fait le lien entre l’essence et la forme ? C’est que l’une et l’autre ensemble permettent de comprendre la chose à laquelle elles se rapportent comme un tout, constitué comme tel au terme d’un processus d’unification : elles sont avant tout des opérateurs de synthèse, qui rendent compte du fait qu’une chose est la chose qu’elle est conformément à sa forme ou essence qui est le principe interne de sa composition, et non un simple agrégat de déterminations externes. Autrement dit, et c’est là que la référence à l’idée de formation remplit un rôle crucial, l’essence et la forme, loin de représenter pour elle un ordre extérieur, indépendant de son existence concrète, sont ce qui permet de penser le devenir propre de la chose, ce devenir effectif sans lequel elle n’existerait pas comme chose et comme la chose que, précisément, elle est, et ceci non au sens d’une donation substantielle originaire, indépendante de l’intervention active de sa forme ou essence. C’est en ce sens que la forme ou essence individue, c’est-à-dire conditionne de l’intérieur l’existence singulière de la chose, par quoi celle-ci se différencie de tout ce qui n’est pas elle. Il ne faudrait cependant pas en conclure que la forme ou l’essence est ce qui renferme la chose en elle-même, en posant son autonomie absolue, ce qui serait une manière de lui attribuer les caractères de la substance. Et c’est là que la reconnaissance de la détermination modale de la chose produit ses effets les plus subversifs, auxquels François Zourabichvili choisit de porter une plus particulière attention. Dans un passage crucial de son commentaire, il écrit : « Spinoza crée le monstre philosophique d’essence de mode : il fait du mode une chose singulière, et réciproquement de la chose singulière un mode. Or ce qui rend possible l’idée d’essence de mode, ce n’est pas seulement le concept de forme individuelle, bien que ce dernier fournisse déjà une loi affirmant par là même l’intelligibilité de tout mode de l’étendue. C’est l’idée de causa seu ratio, double en vérité : d’une part, la substance produisant ses modes, au lieu d’en pâtir comme le sujet de la scolastique, et donc les produisant comme des effets ; d’autre part, la substance produisant ses effets comme elle se comprend, donc comme autant de propriétés : par où l’idée de mode peut être pleinement conservée. » (p. 94)

Le coup de force philosophique de Spinoza, c’est la décision de rabattre réciproquement l’un sur l’autre le rapport de l’essence à ses propriétés et celui de la cause à ses effets, sans cependant opérer la réduction de l’un à l’autre, donc sans poser une priorité ou un primat explicatif de l’un par rapport à l’autre : c’est cette mise en corrélation qu’exprime la théorie de la causa seu ratio, impensable dans un contexte strictement cartésien, qui pose en alternative la cause efficiente et la cause formelle, alors que, pour Spinoza, l’une ne peut jouer indépendamment de l’autre. En particulier, c’est par la conjonction de la cause formelle et de la cause efficiente que s’explique la constitution, la « fabrique » des corps et des esprits, c’est-à-dire ce qui les structure en tant que corps et en tant qu’esprits.

Reprenons : concevoir l’essence comme forme, c’est comprendre qu’elle constitue le principe de formation qui travaille la chose du fond de son existence même, c’est-à-dire littéralement la fait exister, ce qui est au cœur de la notion de conatus telle qu’elle est introduite par une sorte de saut théorique au début de la troisième partie de l’Ethique. Sans doute, il ne faut jamais perdre de vue que les choses en tant que modes n’ont pas pour essence d’exister en elles-mêmes, indépendamment du réseau indéfini de relations qui les lie à toutes les autres choses de même genre, car avoir pour essence d’exister, et en conséquence être en soi est exclusivement le propre de la substance : mais si on en tirait la conséquence que, pour une chose, l’essence relève d’un ordre extérieur à celui qui détermine son existence, donc qu’exister et avoir une essence sont deux types de déterminations radicalement extérieurs l’un à l’autre, l’ordre des essences et l’ordre des existences étant deux ordres indépendants entre lesquels ne peut passer aucune communication, - comme l’a soutenu par exemple Gueroult, ce qui l’a conduit à parler à propos de Spinoza d’un « aristotélisme sans Aristote », étrange formule à laquelle on peine à donner un sens -, on devrait, en allant jusqu’au bout de ce raisonnement refuser la possibilité pour toute chose de jamais être et agir selon les lois de sa seule nature, donc d’entrer dans le cycle libératoire que l’Ethique a pour objectif d’enclencher, à défaut de pouvoir à tous coups le mener jusqu’à son terme. A l’intersection de la raison et de la cause, de la cause formelle et de la cause efficiente, se trouve en effet la notion de puissance, potentia, qui donne la clé de toute la démarche philosophique de Spinoza : l’essence n’est pas un possible décalé par rapport à l’existence concrète de la chose et aux conditions par lesquelles celle-ci est en mesure d’affirmer, de faire valoir, sa singularité, c’est-à-dire d’être active au maximum des potentialités définies sur le plan de son essence, mais elle est essence en acte, et en conséquence active, principe effectif de réalité, ce qui fait « être » la chose, au sens où être pour une chose s’entend à la fois au sens de son essence et de son existence, dont elle effectue, à chaud, en situation, ici et maintenant, la conjonction. Un être est, et est l’être un qu’il est, à la fois et à part égale par sa cause et par sa forme, c’est-à-dire inséré de par sa cause dans le réseau infini de relations non finalisées qui le lient aux autres êtres composant la nature à laquelle il participe comme l’une de ses parties, et tout autant constituant, de par son essence singulière, un tout qui, n’ayant pas pour essence d’exister dans l’absolu, doit pour cette raison faire effort, en surmontant les innombrables obstacles qui s’y opposent, en vue d’exister au maximum de ce à quoi le dispose son essence, qui ainsi pénètre son existence de part en part et en impulse les élans. C’est là, - il s’agit sans doute de l’idée force qui soutient toute l’entreprise de Spinoza -, que se noue un rapport étroit entre physique et éthique : la physique est, dans tous les genres d’être, l’étude de la dynamique des essences ramenée à ses conditions formelles de base ; et, dans le prolongement de celle-ci, l’éthique est l’épreuve de la mise en œuvre pratique de ces conditions dans un contexte concret, en situation, en vue de déterminer ce qui permet à une chose donnée d’exister, non toute seule mais avec d’autres et en accord avec elles, au maximum de ce à quoi la dispose son essence, ou tout au moins de tendre vers cet état de perfection par lequel elle accède à l’éternité ou à la part d’éternité qui lui revient, si elle fait l’effort suffisant pour y parvenir.

Être à la fois un tout et une partie, c’est ce qui définit au point de vue de Spinoza la nature de l’individu, proprement l’être indivis, le composé que son essence formelle pousse à persévérer dans l’être, non cependant comme un empire dans un empire, qui couperait la communication avec tous les autres êtres, comportement mortifère dont l’effet pervers serait de le faire exister au minimum et non au maximum de sa puissance. Car la forme, qui se tient au point d’équilibre entre invariance et variation, n’est pas fermée, mais ouverte : elle est un principe, non d’isolement mais de communication. En adoptant ce point de vue, Spinoza se donne du même coup le moyen de surmonter l’alternative du discret et du continu : l’individu, unité de composition, qui existe comme élément singulier en vertu de son essence, prend simultanément place dans l’ordre global de la nature, dont il n’est qu’une composante à côté des autres, et c’est à travers les échanges incessants qu’il entretient avec les autres êtres naturels, en tant qu’être affecté et affectant, auquel il est impossible d’exister sans se maintenir dans de tels cycles alternatifs, qu’il parvient à vivre au mieux de ses dispositions spécifiques. Si ces échanges sont livrés à l’ordre commun de la nature, c’est-à-dire au hasard des rencontres, ils débouchent inévitablement sur un affaiblissement de la capacité d’être et d’agir, affaiblissement dont sont exposés à pâtir tous les composants corporels et mentaux de l’être individuel ; mais s’ils font l’objet d’un contrôle et d’une régulation, qui permet de les réorienter « dans le sens de l’intellect », ad intellectum, ce qui ne peut s’effectuer que dans un contexte communautaire, c’est-à-dire en dernière instance politique, ils ouvrent une perspective de libération et de vie parfaite, c’est-à-dire d’une existence rendue adéquate à l’essence, par laquelle l’individu adhère autant qu’il le peut à sa forme, c’est-à-dire au principe intime qui commande et guide sa formation, adhésion qui revêt une allure, non pas statique, mais dynamique, en tant que passage à une perfection plus grande. C’est pourquoi la vraie rationalité est pratique, et non seulement théorique : c’est elle qui montre la voie permettant à l’essence, c’est-à-dire à la forme, de se réaliser au mieux dans l’existence en tirant toutes les conséquences et en exploitant toutes les propriétés du principe d’activité dont elle est porteuse, et qui, à la jointure de l’essence et de l’existence, est la puissance, puissance d’affecter et d’être affecté, c’est-à-dire de procéder à un maximum d’échanges corporels et mentaux, entre autres, avec la nature entière. L’être humain, en raison de la complexité de son organisation, est celui qui est en mesure d’effectuer le plus grand nombre de ces échanges, et, s’il en prend la peine, de les organiser ou agencer rationnellement, en prenant appui sur les notions communes qu’il tire peu à peu de son expérience. Mais cette disposition n’est en rien un droit ou une grâce d’état, assurée de s’exercer confortablement dans tous les cas : car le paradoxe de l’humain, qui tient à sa forme ou essence, est que celle-ci lui offre le plus de possibilité de s’accorder, de convenir avec d’autres, mais aussi de s’opposer, et par là de disjoncter et, à la limite, de s’autodétruire. C’est pourquoi l’humanité, qui n’est pas déjà toute faite mais à faire, et constamment à refaire car elle est prête à tout moment à se défaire, ne peut réaliser son essence, aller jusqu’au bout de ce qui est formellement donné en elle, qu’en empruntant, entre raison et déraison, ou plutôt entre rationalité et affectivité, le chemin d’une histoire pleine de risques, sans succès garanti, qui ne tend vers aucune fin, au cours de laquelle elle doit mettre constamment à l’épreuve la capacité à se convenir mutuellement et à former ensemble un tout cohérent, par exemple une collectivité ou une société dans laquelle les raisons de s’accorder l’emportent sur celles de s’opposer, sur fond, il ne faut jamais l’oublier, de crise permanente.

Quel est alors le programme assigné à une physique cogitative ? C’est d’examiner sur le plan propre des idées, qui constituent toute la « matière » de la pensée, les conditions de cette réciprocité constitutive de la réalité des essences singulières, qui sont à la fois des parties et des touts, réciprocité qui est à l’arrière plan de toutes nos opérations intellectuelles et assigne à celles-ci, si abstraites soient-elles en première apparence, une dimension ou une portée pratique, en faisant d’elles des instruments pour changer la vie, c’est-à-dire pour améliorer le jeu de ses formes, et en aménager les changements en y introduisant un maximum de détermination et en limitant les risques de tiraillement auxquels ils ne cessent d’être exposés. Car l’univers des formes, s’il est de part en part naturel et soumis comme tel à des lois, n’est en rien pré-ordonné et immuable : mais il est livré à des mouvements incessants à la compréhension desquels la physique, qu’elle soit celle de la pensée ou de n’importe quel autre genre d’être, doit se consacrer. Mettre la physique, au sens élargi de ce terme, au service de la vie : tel serait le dernier mot de l’éthique spinoziste.

Pour terminer cette présentation qui n’a fait qu’effleurer les principaux thèmes d’un ouvrage dont la concision, sur la base d’analyses extrêmement précises de textes ingénieusement sélectionnés et rapprochés, dont il n’est pas possible de restituer ici la teneur, stimule fortement la capacité de suggestion, risquons encore, bien que ce soit particulièrement difficile, quelques considérations autour d’un sujet dont il serait inadmissible de ne pas faire état lorsqu’on se propose de commémorer le travail de François Zourabichvili. Les pensées que nous suggère à présent la lecture de cet ouvrage sont, il nous est impossible de l’oublier, les pensées de quelqu’un qui devrait être là et qui n’est pas là, avec qui en conséquence nos perspectives de communication sont étroitement limitées, dans la mesure où elles sont devenues à sens unique. En lisant aujourd’hui Spinoza – Une physique de la pensée, nous ne pouvons en effet que buter péniblement, douloureusement, sur les nombreuses pages du livre dans lesquelles le problème de la mort, qui en constitue l’un des sujets récurrents, est abordé.

Ceci nous choque au premier abord. Un « spinoziste », c’est-à-dire quelqu’un qui considère que Spinoza a ouvert à la pensée humaine des voies nouvelles dans lesquelles il vaut la peine de s’engager, ne devrait-il pas être prémuni a priori contre la tentation de s’intéresser à ce type de problème, et en conséquence consacrer toutes ses méditations à la vie, et plus aucune à la mort ? Spinoza a déclaré, on le sait, que l’homme libre « ne s’intéresse à rien moins qu’à la mort ». Cette formule célèbre, dont la rédaction a certainement été calculée au plus près, avec la méticuleuse précision du polisseur de lentilles optiques, ne signifie cependant pas que la sagesse, apanage de l’homme libre, ait pour condition de renoncer à tout intérêt pour la question de la mort : elle ne dit pas, sur un mode prescriptif, que l’homme libre, s’il veut le rester, ne doit pas du tout penser à la mort, ce thème de réflexion étant pour lui définitivement barré, mais elle constate proprement que, s’il s’y intéresse, à l’indicatif présent, - comment un être fini pourrait-il faire autrement qu’y être ramené interminablement ? -, ce ne peut être que selon la modalité inédite, singulière, indiquée par l’expression contournée « rien moins que » : c’est-à-dire que sa sagesse l’incline à faire la plus petite place, et non à ne plus faire aucune place, à l’idée de la mort et aux affects attachés immédiatement à cette idée, qui sont la crainte et la tristesse. On pourrait aller jusqu’à dire que le sage spinoziste, non seulement n’a pas cessé de penser à la mort, mais qu’il y pense en réalité tout le temps, sous la modalité toutefois de ce « rien moins que », qui limite les effets aliénants de cette idée : si bien qu’en pensant à la mort de cette façon-là il parvient encore à sentir et à expérimenter qu’il est éternel. Dès le départ, effectivement, la lecture que François Zourabichvili a faite de Spinoza avait été orientée et inspirée par les passages de son œuvre dans lesquels, en complète rupture avec la manière usuelle d’aborder cette question, il a entrepris de raisonner sur la mort, en vue de retirer à cet événement son caractère exceptionnel, c’est-à-dire ce qui justifie qu’on lui consacre un étonnement stupide : au premier rang de ces passages, l’étrange cas raconté dans la quatrième partie de l’Ethique du poète espagnol devenu amnésique, véritable histoire de mort vivant, qui fait comprendre ce qu’est en vérité la mort, à savoir un changement de forme et rien d’autre, qui peut parfaitement coïncider avec la persistance de la vie, ce qui signifie qu’il est parfaitement possible de vivre tout en étant mort, et réciproquement ; d’où cette interrogation, à laquelle François Zourabichvili est revenu souvent par ailleurs, concernant les conditions du passage de l’enfant à l’adulte, qui pourrait bien être aussi, à sa façon, une « mort » (thème développé par F. Zourabichvili dans Le conservatisme paradoxal de Spinoza, PUF, 2002). Un changement de forme, proprement une transformation, c’est-à-dire un événement qui concerne simultanément l’existence et l’essence, et non l’existence seule, comme on aurait spontanément tendance à le croire, ce qui est la cause de toutes les dérives dans lesquelles s’engage l’imagination à ce sujet.

Autre réaction naïve, qui relève encore de la connaissance de premier genre : un philosophe suffisamment rentré dans le système de pensée de Spinoza pour y trouver une idée vraie de ce que c’est que vivre, bene agere et laetari comme le dit la formule qui revient à deux reprises dans la quatrième partie de l’Ethique, ne devrait pas pouvoir, non seulement penser encore et toujours à la mort, mais se donner factuellement la mort. Le fait même qu’un philosophe qui a entrepris de pénétrer ce système de pensée en profondeur se donne la mort, n’est-il pas un irréfutable démenti opposé à la validité de cette philosophie, dont l’impuissance se trouve alors révélée de la façon éclatante, alors même qu’elle a assigné la première place au critère de la puissance ? Si on regarde attentivement le passage dans lequel Spinoza a traité ce difficile problème, à savoir le scolie de la proposition 20 de la IVe partie de l’Ethique, on s’aperçoit que l’explication qu’il en propose, explication proprement stupéfiante, consiste en gros en ceci : pour que quelqu’un renonce à l’existence, il faut qu’il ait changé d’essence, c’est-à-dire en un sens qu’il soit déjà mort ; autrement dit, on ne meurt pas parce que, après avoir pris la décision de le faire, on s’est donné la mort, mais, si on s’est donné la mort, c’est parce que, de fait, on était pris préalablement par le mouvement de la mort, sur un plan où essence et existence sont entraînées simultanément.

Ces explications, dira-t-on, ne sont guère consolantes : mais qui chercherait dans la lecture de Spinoza des motifs de consolation pour des peines intimes s’exposerait à une grave déception, car expliquer et consoler sont des choses d’ordre totalement différent, et l’Ethique n’est certainement pas un traité d’édification. C’est pourquoi les considérations provocantes que nous pouvons trouver chez Spinoza concernant la mort et le suicide, loin de faire disparaître nos raisons de tristesse, nous rendent d’autant plus inconsolables de la disparition de quelqu’un comme François Zourabichvili qui, dans le style incisif qui était le sien propre, a si bien su nous en faire comprendre la portée. Relisons l’un des passages de son livre dans lequel est abordée la question vitale du rapport de l’essence et de l’existence, qui est au cœur de la réflexion qu’il consacre à la notion de forme. Ce passage commente la proposition 8 de la deuxième partie de l’Ethique où Spinoza avance, de manière à première vue surprenante, que sont contenues dans l’idée infinie de Dieu non seulement les idées de choses existantes mais aussi celles de choses non existantes. François Zourabichvili écrit à ce propos : « Beaucoup de commentateurs ont admis cette existence à double détente de l’idée, même s’ils ont admis parfois une existence séparée des essences, oubliant qu’elles n’ont de sens qu’à titre d’essences de choses, et non pas de choses elles-mêmes. C’est là à notre avis se complaire dans ces « êtres verbaux » que Spinoza avait lui-même à cœur de dénoncer, outre qu’il n’y a pas de sens à détacher ainsi les deux moitiés inséparables de l’idée. En vérité, la clé réside dans ce « plus ou pas encore » d’après lequel nous disons que des idées existent ou n’existent pas : critère tout relatif à notre situation dans l’ordre infini de la Nature. Par exemple, Spinoza lui-même, exemple de chose existante au moment où il rédigeait l’Ethique, n’en est plus un relativement à nous. Au regard de Dieu, en revanche, il est clair que ces distinctions sont nulles puisqu’elles enveloppent la durée. L’homme Spinoza ne perd pas sa place dans l’univers, ni sur le plan physique ni sur le plan mental, puisque par univers il faut entendre non pas l’état présent du monde mais un réseau complexe infini de causes finies qui, étant donné la limitation réciproque qui caractérise ces dernières, se déploie dans une durée infinie. C’est pourquoi les choses singulières, lorsqu’elles en viennent à durer, continuent néanmoins d’être « comprises dans les attributs de Dieu » - ce qui est supposé valoir aussi pour leurs idées, comprises dans l’idée infinie de Dieu qu’elles existent ou non. » (p. 119-120)

Si les choses singulières ne faisaient qu’exister, ou si leurs essences se situaient sur un tout autre plan, complètement indépendant de celui où leur existence est déterminée dans la durée, la consistance attribuée par Spinoza à des idées de choses non existantes, ce qu’il est lui-même, en 1677, devenu pour nous, sinon « au regard de Dieu » c’est-à-dire au point de vue de la nature considérée comme un tout, ferait problème sur le fond et même serait incompréhensible. L’année 2006 est celle où, pour nous, François Zourabichvili est, pour le dire dans le langage abrupt de Spinoza, passé à l’état de chose non existante : mais la manière tout à fait singulière qu’il avait de lire des textes philosophiques, et plus généralement de philosopher, - nous pouvons très bien, en reprenant la notion autour de laquelle sont construits les raisonnements de Spinoza – Une physique de la pensée, appeler celle-ci une « forme », en tant que procédure spécifique de composition d’idées -, dans la mesure où cette forme déterminait l’essence de son esprit ou de sa faculté de penser telle qu’il l’a mise en œuvre dans ses travaux, est intacte, identique à ce qu’elle a toujours été, dans l’idée infinie de Dieu qui donne en dernière instance son objet à cette physique de la pensée dont François Zourabichvili a entrepris de tracer les linéaments. Et cette forme, qui n’est pas seulement conservée dans un monde idéal des essences qui serait proprement un autre monde, mais qui encore et toujours tend à exister dans ce monde-ci, donc à y exercer sa puissance, il nous est toujours possible de nous l’approprier, de nous en servir pour informer, à tous les sens du terme, notre propre manière de raisonner et d’aborder les problèmes philosophiques. Autrement dit, en lisant l’œuvre considérable que François Zourabichvili nous a laissée, et en faisant fonctionner au présent les instruments conceptuels qu’il a mis au point, donc en « réalisant », à tous les sens de l’expression, la forme de pensée qu’il a initiée, en en élucidant les modalités et en faisant effort, au présent, pour la faire à nouveau exister et vivre, nous parvenons, grâce à lui, à mieux sentir et expérimenter que nous-mêmes sommes en lui et par lui éternels, ce qui est encore le meilleur moyen de « penser rien moins qu’à la mort », en consacrant nos méditations à la vie plutôt qu’à la mort.

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