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« L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort » : La sagesse comme méditation de la vie chez Spinoza Syliane Malinowski-Charles, Université du Québec à Trois-Rivières Dans Benoît Castelnérac et Syliane Malinowski-Charles, dir. : Sagesse et bonheur : Études de philosophie morale, Paris, Hermann, 2013, p. 65-80. À la proposition 67 de la quatrième partie de l’Éthique, Spinoza énonce une affirmation qui va à l’encontre de toute la tradition philosophique de son époque, une tradition qui, héritée de l’Antiquité, s’était transmise à partir de Socrate jusqu’à la période moderne, en particulier par l’intermédiaire des courants néo-platonicien et stoïcien. Cette tradition concerne le rapport de la philosophie à la mort, et s’énonce de la façon suivante, reprise comme titre d’un de ses Essais par Montaigne : « Que philosopher, c'est apprendre à mourir » (Essais I, chapitre XX). Or, Spinoza énonce l’exacte antithèse en affirmant que « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie » (E IV P671). Cette assertion repose bien évidemment sur une philosophie de la puissance constitutive de tout être, la théorie du conatus, en vertu de laquelle l’essence de tout être est de persévérer dans son être (E III P7). La pensée de la mort, conçue comme la destruction d’un individu, ne représente donc pas la fin de la démarche de l’homme libre ou du sage selon Spinoza. Mieux encore, la mort ne semble pas même pouvoir être pensée comme quoi que ce soit de réel dans une philosophie où la substance même est « vie », comme le rappelle Sylvain Zac2. Quelles sont les raisons de ce refus catégorique par Spinoza de l’idée de mort, et Pour les citations de l’Éthique, la lettre E suivie d’un numéro en chiffres romains désigne la partie, et « P » suivi d’un numéro en chiffres arabes renvoie au numéro de la proposition dans cette partie. Les abréviations habituelles « Dem. » pour « Démonstration », « S » pour « scolie » et « C » pour « corollaire » peuvent également suivre le numéro de proposition. Nous utilisons la traduction de Charles Appuhn dans Spinoza, Œuvres III : L’Éthique, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, en la corrigeant au besoin (traduction d’affectus par « affect » plutôt que par « affection »). 2 Sylvain Zac, L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza, Paris, PUF, 1963. 1 1 comment cette position peut-elle se comprendre ? Sa position est-elle, comme pour les Épicuriens, que « la mort n’est rien pour nous » pour la raison qu’elle n’est pas là en même temps que nous y sommes3 ? Est-elle, comme dans le Phédon de Platon, que la mort n’est pas un mal car elle nous délivre du corps ? Ou bien, Spinoza reconnaît-il à la mort un pouvoir effrayant, et pense-t-il — contrairement aux Stoïciens — qu’il est impossible de ne pas en être attristé si l’on pense à sa nécessité ? En somme, à quelle tradition exactement Spinoza s’oppose-t-il ; et finalement, quelle solution alternative Spinoza nous propose-t-il pour la vie concrète face aux affects tristes ? La réponse à ces questions nous permettra d’analyser sa position vis-à-vis du néoplatonisme, de l’épicurisme et du stoïcisme sur la question de la mort, de clarifier le fait que l’individu et la vie ne sont pas définis en termes exclusivement biologiques chez Spinoza, et de comprendre que c’est probablement parce que le sage a réellement peur de la mort qu’il en écarte la pensée, par une stratégie d’évitement qui correspond aux consignes données par Spinoza pour écarter les affects négatifs. Ce faisant, cette analyse nous permettra également de voir comment Spinoza intègre un donné indéniable de l’expérience commune, le suicide, au sein de son système qui l’en excluait pourtant a priori par ses fondements théoriques ; et comment sa théorie de la méditation de la vie s’arrime à sa pensée beaucoup plus large de l’éternité de l’esprit. 1. À qui Spinoza s’oppose-t-il avec cette conception de la mort ? Sans doute convient-il pour commencer d’expliquer ce lieu commun de la philosophie depuis l’Antiquité consistant à dire que le philosophe est celui qui accepte la mort, et dont la sagesse est 3 Épicure, Lettre à Ménécée, par. 125, in Lettres et maximes, Paris, PUF, 1992, p. 219 : « Ainsi le plus terrifiant des maux, la mort, n’est rien par rapport à nous, puisque, quand nous y sommes, la mort n’est pas là, et, quand la mort est là, nous ne sommes plus ». 2 une méditation de la mort, afin de faire ressortir à qui s’en prend exactement Spinoza en affirmant le contraire. Ce lieu commun comporte des variantes et se justifie pour des raisons différentes selon les courants. Les Épicuriens suggèrent de ne pas se préoccuper de la mort car, pour des raisons physiques, elle n’est autre que la dislocation de ce qui nous constitue, et il n’y a par conséquent plus de « nous » qui puisse l’éprouver : en un sens, Spinoza restera assez proche de cette idée avec sa conception de la mort de l’individu dès que son rapport constitutif est détruit, comme nous le verrons. Il s’oppose donc plutôt à deux autres conceptions : la première, qui se retrouve chez le Platon du Phédon, fait du corps le tombeau de l’âme, et de la mort une libération qui n’est donc pas à craindre ; la deuxième, qui constitue la trame de fond de beaucoup d’écrits stoïciens, consiste à dire que la philosophie doit méditer sur la mort comme fin nécessaire de toute chose afin d’apprendre à se détacher des événements douloureux de l’existence. Nous défendrons ici l’idée que non seulement c’est à ces deux dernières conceptions que s’oppose le plus Spinoza, mais encore que c’est probablement sa propre évolution de pensée vis-à-vis d’un élément plus proprement platonicien de négation du corps qui justifie l’apparition de ce thème dans l’Éthique. Le thème de la mort est central dans la pensée des Stoïciens. Dans le premier livre des Tusculanes, Cicéron développe sous une forme argumentative dialoguée sa célèbre idée que philosopher, c’est apprendre à mourir, avec comme finalité « de montrer, si possible, que non seulement la mort n’est pas un mal, mais qu’elle est même un bien »4. Une pensée de MarcAurèle, reprenant Épictète, conseille d’embrasser chaque jour son enfant comme si c’était le dernier5. Et Sénèque s’exprime en ces termes dans une lettre à Lucilius : « cette vie, il ne faut pas 4 Cicéron, Tusculanes, livre I, VIII, 16, in Tusculanes, livres I et II, Paris, Les belles Lettres, 2002, p. 14. 5 Marc-Aurèle, Pensées, livre XI, pensée 34 : « En embrassant son enfant, il faut, comme disait 3 toujours chercher à la retenir, tu le sais : ce qui est un bien, ce n’est pas de vivre, mais de vivre bien. Voilà pourquoi le sage vivra autant qu’il le doit, non pas autant qu’il le peut »6. Ou encore, dans une autre : « oui, Lucilius, loin d’avoir à redouter la mort, nous lui devons de ne plus rien redouter »7. Finalement, c’est bien la même tradition qui inspire Montaigne lorsqu’il reprend l’adage cicéronien comme titre du chapitre XX du premier livre des Essais (« Que philosopher c’est apprendre à mourir »), qu’il développe ainsi : Le but de notre carrière c'est la mort, c'est l'objet nécessaire de notre visée: si elle nous effraye, comment est-il possible d'aller un pas avant, sans fièvre ? Le remède du vulgaire c'est de n'y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité lui peut venir un si grossier aveuglement ? Il lui faut faire brider l'âne par la queue 8. Si le vulgaire fait les choses à l’envers, c’est qu’il ne songe qu’à la vie et repousse l’idée même de la mort — on peut noter avec intérêt l’inversion de cette conception chez Spinoza, pour qui c’est le vulgaire qui pense à la mort et le philosophe qui choisit d’en détourner sa pensée. Dans la conception stoïcienne, l’idée de la mort doit être présente en tout temps dans l’esprit du sage, où elle joue un double rôle. Sur le plan métaphysique, elle accoutume le philosophe à considérer la nécessité comme une chose à accepter et avec laquelle vivre — ce qui représente l’un des grands objectifs de l’éthique stoïcienne. Sur le plan affectif, elle favorise le détachement des biens périssables — autre élément essentiel de cette éthique —, lequel à son tour permet l’ataraxie. En effet, n’étant pas attaché aux choses et aux êtres de ce monde, le sage stoïcien n’est pas affecté par leur perte, et son esprit n’est pas troublé par la mort. Aux yeux de Spinoza, cette théorie des Stoïciens est erronée. Dans la préface de la Épictète, se dire en soi-même : Peut-être mourra-t-il demain. – Paroles de mauvais augure! Diton. – Nullement, répond-il, simple indication d’une réalité naturelle; ou bien alors il serait de mauvais augure de dire que les épis seront moissonnés » (in Pierre-Maxime Schuhl, dir., Les Stoïciens, trad. Émile Bréhier, Paris, Gallimard (Pléiade), 1962, p. 1240). 6 Sénèque, Lettres à Lucilius, livre VIII, lettre 70, par. 4 (in Sénèque, Entretiens. Lettres à Lucilius, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 780). 7 Ibid., livre III, lettre 24, par. 11, p. 661. 8 Montaigne, Les essais, livre I, chap. XX, Paris, PUF/Quadrige, 2004, p. 84. 4 cinquième partie de l’Éthique, Spinoza s’en prend à eux, au motif qu’ils croient que l’être humain peut s’affranchir totalement de ses affects par la volonté, comme si — et c’est ici qu’on comprend que Spinoza pensait déjà à eux dans la préface de la troisième partie — ils représentaient, par leur volonté, « un empire dans un empire » : Ici (…), je traiterai donc de la seule puissance de l’âme, c’est-à-dire de la raison, et avant tout je montrerai combien d’empire et quelle sorte d’empire elle a sur les affects pour les réduire et les gouverner. Nous n’avons pas en effet sur eux un empire absolu, comme nous l’avons déjà démontré. Les Stoïciens, à la vérité, ont cru qu’ils dépendaient absolument de notre volonté et que nous pouvions leur commander absolument. Les protestations de l’expérience, non certes leurs propres principes, les ont cependant contraints de reconnaître la nécessité pour réduire et gouverner les affects d’un exercice assidu et d’une longue étude9. La suite, passant à Descartes qui développe lui aussi le thème des exercices à faire pour maîtriser ses passions, laisse de côté les Stoïciens. L’essentiel est dit, toutefois : ceux-ci se trompent en croyant que l’on peut acquérir une maîtrise absolue de nos émotions, comme si l’on pouvait s’en départir totalement. L’expérience s’oppose à cette conception en leur rappelant, même à eux, que tout en l’homme résiste ardemment à cette négation de sa nature affective. Et aux yeux de Spinoza, ce n’est pas qu’une question de difficulté de l’exercice ; pour lui, il est clair que c’est une tâche vaine car elle est contre-nature : il est tout bonnement impossible pour un être humain de se départir de ses affects. La tâche de Spinoza sera donc, plutôt que de les nier, de les transformer, en passant d’un mode généralement passif de l’affectivité à un mode actif de celleci. Les Stoïciens sont donc des cibles évidentes de la proposition 67 de la quatrième partie de l’Éthique où il est dit que « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort ». À son époque, le néo-stoïcisme était très en vogue10, et Spinoza reproche aux Stoïciens leur idéalisme en matière 9 E V Pref. Sur le rapport critique de Spinoza aux Stoïciens, on consultera notamment l’introduction de Pierre-François Moreau au collectif paru sous sa direction Le stoïcisme au XVIe et au XVIIe siècle (Le retour des philosophies antiques à l’âge classique, t. 1), Paris, Albin Michel, 1999, et les travaux de Jacqueline Lagrée, notamment « Spinoza et le vocabulaire stoïcien dans le Traité Théologico-politique », in Pina Totaro, dir. Spinoza, Ricerche di terminologia filosofica e critica 10 5 de nature humaine, idéalisme peu envieux d’ailleurs par la froideur impersonnelle qui s’en dégage. La similitude de leur conception de la liberté au sein de la nécessité ne doit pas faire oublier que Spinoza est d’abord et avant tout dans un rapport critique envers eux. Ce thème est toutefois bien plus ancien encore que le stoïcisme, et Spinoza, qui connaissait fort bien ce courant, était également très familier de la philosophie de Platon, transmise notamment par les courants néo-platoniciens de la Renaissance et, dans la tradition juive, par le biais de la kabbale11. Les véritables origines de la conception selon laquelle le philosophe se prépare à la mort remontent, au-delà de Platon, aux traditions orphique et pythagoricienne, qui ont eu une influence majeure sur Platon. Apparues en Grèce au e VI siècle avant J.-C., ces traditions religieuses établissaient l’idée que l’âme est enfermée dans le corps durant cette vie, et que la mort, en la libérant, lui permettrait de retrouver son réel élément, spirituel et supérieur 12 — ce que Platon exprimera par l’expression « sôma sêma », « le corps est un tombeau » ou « une prison », dans le Cratyle (400 b-c). Et l’on connaît les développements que fait Platon de cette thèse à travers la voix de Socrate dans le Phédon, le dialogue où sa mort est mise en scène, qui sera précisément le dialogue sur lequel se fondera la lecture néo-platonicienne des œuvres de testuale, Florence, Olschki, 1997, p. 91-105. On peut aussi mentionner l’article récent de Jon Miller dans Olli Koistinen, dir., Cambridge Companion to Spinoza’s Ethics (Cambridge, Cambridge University Press, 2009, chap. 5, p. 99-117), qui propose une analyse comparative des deux théories sur le plan du monisme de la substance et met en lumière leurs différences, au-delà d’une ressemblance extérieure. 11 À un point tel qu’une étude ancienne voyait dans Spinoza un néo-platonicien déguisé : cf. Émile Lasbax, La hiérarchie dans l’univers chez Spinoza, Paris, Félix Alcan, 1919. 12 Sur cette question, on pourra consulter, par exemple, G. S. Kirk, J. E. Raven et M. Schofield, The Presocratic Philosophers (Cambridge, Cambridge University Press, 2nd ed., 1983), p. 219222 ; Werner Jaeger, The Theology of the Early Greek Philosophers (Oxford, Oxford University Press, 1947), p. 73-89, et Eric Dodds, The Greeks and the Irrational, Berkeley, University of California Press, 1951, chap. 5. 6 Platon13. Platon y développe notamment l’idée que la véritable sagesse ne peut être rencontrée dans cette vie à cause de notre enveloppe corporelle, et par conséquent, que l’homme épris de sagesse — c’est-à-dire le philosophe — n’a aucunement peur de la mort qui le réunira à cette sagesse : C’est donc, Simmias, que ceux qui, au sens droit du terme, se mêlent de philosopher, réellement s’exercent à mourir et qu’il n’y a pas d’hommes qui aient, moins qu’eux, peur d’être morts. Voici de quoi t’en rendre compte : s’ils se sont en effet brouillés de toute manière avec leur corps et que leur ambition soit, pour leur âme, d’être en elle-même et par elle-même, s’ils avaient peur, s’ils s’irritaient au moment où cela a lieu, ne serait-ce pas, de leur part, une inconséquence sans borne ? s’ils n’étaient pas joyeux de s’en aller vers ce lointain endroit où ils ont espoir de trouver ce dont, durant leur vie, ils étaient amoureux, et c’était de la pensée qu’ils étaient amoureux ? espoir aussi d’être séparés de ce compagnon avec lequel ils étaient brouillés ?14 Non seulement le philosophe n’a pas peur de la mort, mais même, il y pense et s’y prépare comme à une délivrance. La sagesse supposant un détachement des biens de ce monde, « les vrais philosophes s’exercent à mourir » car ils doivent garder à l’esprit en permanence le caractère éphémère de toute chose dans cette existence pour ne pas s’y attacher outre mesure (idée que poursuivra le stoïcisme). Mais chez Platon s’ajoute l’idée du contraste entre la durée finie des biens matériels et l’éternité des idées ou formes que contemple le philosophe, et qui seules méritent son amour. De ce contraste naît une appréciation plus juste de la valeur suprême des choses éternelles et non périssables, qui renforce par conséquent leur amour chez le sage. Or, on peut penser que Spinoza aurait des raisons pour être d’accord avec ces motivations strictement platoniciennes de la méditation de la mort. En effet, plusieurs éléments dans sa propre philosophie conduisent à l’idée que les biens périssables doivent être évalués comme tels à l’aune d’une comparaison avec un bien éternel impérissable. Telle est du moins l’idée Dans d’autres dialogues, notamment L’apologie de Socrate (29a-c), Platon adopte plutôt l’idée que la mort n’est rien pour la raison qu’on ne sait pas ce qu’elle est. Spinoza pourrait donc être « socratique » en ce sens; mais ce n’est pas la lecture de Platon qui s’était transmise jusqu’à lui. 14 Platon , Phédon, 67e-68a (in Œuvres complètes, trad. Léon Robin, vol. I, Paris, Gallimard, 1950, p. 780). 13 7 principale du prologue du Traité de la réforme de l’entendement, où Spinoza utilise une narration fictive sur le mode traditionnel des récits de conversion pour justifier la nécessaire conversion à la philosophie et le détournement des biens incomplets. Toute notre félicité ou notre infélicité dépend d’une seule chose, à savoir, de la qualité de l’objet auquel nous adhérons par l’amour. En effet, jamais des disputes ne naîtront à cause d’un objet qui n’est pas aimé ; on n’éprouvera nulle tristesse s’il périt ; aucune envie, s’il est possédé par un autre, aucune crainte, aucune haine et, pour le dire en un mot, aucune commotion de l’âme. Tout cela a lieu, par contre, dans l’amour des choses périssables, comme le sont toutes celles dont nous venons de parler [à savoir, les richesses, les honneurs et le plaisir]. Mais l’amour d’une chose éternelle et infinie nourrit l’âme d’une joie pure, qui est exempte de toute tristesse ; ce qui est éminemment désirable et doit être recherché de toutes nos forces (TIE §9-10). Notre amour des choses périssables doit laisser la place à un amour de la vérité et de Dieu, le seul être éternel et infini. C’est là un motif qui concorde avec ce qu’on trouve chez Platon et dans le néo-platonisme. En revanche, la dimension platonicienne de rejet du corps comme prison dont l’âme a hâte de se libérer est un point sur lequel Spinoza ne pouvait être d’accord, du moins dans l’Éthique. Car le monisme paralléliste qui y est exposé stipule l’égalité des attributs, et donc le parallélisme de l’âme et du corps. Chez Spinoza, notre nature finie peut être vue comme la raison du caractère invincible de la dimension imaginaire de notre pensée, qui nous enchaîne à une certaine passivité. Or, la question est de savoir si cette finitude est reliée de manière essentielle à notre corporalité chez Spinoza ou non, ce qui le rapprocherait du platonisme ou l’en éloignerait. La réponse théorique est fournie par le parallélisme des attributs : en vertu de celui-ci (cf. notamment E IIP7 et 8), il est clair que cette finitude ne doit pas s’expliquer exclusivement par la dimension corporelle de notre être. En tant que nous sommes des êtres exprimés par deux attributs, la finitude de l’esprit doit s’interpréter du point de vue de l’attribut pensée, non du point de vue d’un autre attribut. Il est vrai toutefois que Spinoza garde une certaine ambiguïté, au point que plusieurs ont cru qu’il reléguait le corps dans la dimension passive, tandis que l’esprit, s’affranchissant progressivement de la passivité, s’affranchissait également progressivement du corps. Cette lecture a été soutenue 8 par des interprètes appartenant à toutes les traditions, tels Alquié15 en France, Bartuschat16 en Allemagne, ou Margaret Wilson aux États-Unis17, et ce n’est que très récemment (chez Pascal Sévérac en particulier18) que la dimension active du corps a été mise en évidence dans le texte de l’Éthique. De fait, nous pensons que Spinoza a évolué, notamment entre le Court Traité et l’Éthique, d’un dualisme initial à la Descartes où l’âme subissait passivement les perceptions qui provenaient du corps, à un monisme paralléliste où esprit et corps sont simultanément passifs ou actifs dans leur rapport aux choses extérieures19. Dans l’Éthique même, nous sommes d’accord avec Pascal Sévérac pour dire que Spinoza intègre bien la dimension d’activité dans le corps. Toutefois, l’évolution de sa pensée explique que cette dimension soit relativement secondaire, et en tout cas moins évidente, que la dimension d’activité de l’esprit. À de multiples égards, tout se passe comme si l’esprit en progressant en sagesse « faisait tout le travail » et que l’activité du corps ne soit qu’un corrélat parallèle à cette transformation trouvant, elle, son origine dans l’esprit. Selon cette conception de la maturité, le corps n’est pas le tombeau de l’âme, mais une enveloppe matérielle exprimant exactement le même degré d’activité qu’elle. S’il y a bien une telle évolution dans sa pensée, peut-être Spinoza rejette-t-il explicitement le modèle platonicien de la philosophie comme méditation de la mort, que sous-tendait celui du corps-tombeau de l’âme, pour faire la place à sa nouvelle théorie de l’égalité parfaite de l’âme et du corps dans 15 Ferdinand Alquié, Le rationalisme de Spinoza, Paris, PUF, 1981. Wolfgang Bartuschat, « Remarques sur la première proposition de la cinquième partie de l’Éthique », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1994/1, p. 5-21. 17 Cf. Margaret Wilson, « Spinoza’s Theory of Knowledge », in Don Garrett, dir., The Cambridge Companion to Spinoza, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 130 : « Spinoza succumbs to … the temptation to exalt mind over body ». 18 Cf. Pascal Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza, Paris, Honoré Champion, 2005, en particulier p. 204-216. Cf. également p. 171-176 pour l’analyse et la réfutation de Bartuschat. 19 Cf. notre « Douleur et plaisir chez Spinoza, ou les sensations à la jonction de l’esprit et du corps », in Historia Philosophica, vol. 8, 2010, p. 11-26. 16 9 l’Éthique, même si son exposition ne paraît pas autant développée. Cela expliquerait en tout cas pourquoi on ne trouve aucune trace de l’idée que le philosophe doit se détourner de l’idée de la mort dans les œuvres antérieures à l’Éthique. On peut conclure cet exposé sur les adversaires de Spinoza dans la fameuse proposition 67 de la quatrième partie en résumant la position de Spinoza par rapport aux trois raisons principales qui ont motivé l’adoption de la formule traditionnelle inverse. — On peut penser que la philosophie comme méditation de la vie, non de la mort, est une idée d’abord et avant tout dirigée contre le stoïcisme, très répandu aux e XVII — e XVI et siècles. Spinoza ne n’oppose pas directement, en effet, à la pensée du caractère périssable des biens sensibles, par opposition aux formes éternelles avec lesquelles l’esprit peut s’unir, qui se retrouve dans la philosophie platonicienne. — En revanche, chez Platon, le corps est la prison de l’âme, et sa présence explique qu’en cette vie l’âme ne puisse pas s’envoler librement vers la connaissance pure à laquelle elle aspire naturellement : le Spinoza de l’Éthique ne partage en rien cette conception, et ainsi, une évolution dans sa pensée (initialement encore dualiste) pourrait même expliquer pourquoi ce thème du rejet de la pensée de la mort n’était pas présent dans les œuvres antérieures à l’Éthique. Dans tous les cas, ce rejet de la pensée de la mort s’explique d’abord et avant tout chez Spinoza sur la base de sa conception active de la substance, et dans le cadre de sa théorie des affects. C’est donc en son sein qu’on peut désormais saisir ce qu’est la mort aux yeux de Spinoza. 2. Ce qu’est la mort pour Spinoza 10 Et tout d’abord, comment la position de Spinoza se justifie-t-elle ? Autrement dit, quelles raisons internes sa philosophie nous donne-t-elle pour comprendre cette affirmation apparemment surprenante que l’homme libre est, de tous, celui qui pense le moins à la mort ? Cette proposition inaugure une section faisant le portrait du sage ou de l’homme libre à la fin de la quatrième partie. À ce titre, le refus de la pensée de la mort (prop. 67) se comprend en association avec le refus des concepts fixes de bien et de mal (prop. 68), avec un incitatif à la prudence qui consiste dans l’évitement des dangers (prop. 69), avec la nécessaire collaboration avec les autres hommes et une attitude bienveillante envers eux (prop. 70-71), et finalement, avec la droiture dans les rapports humains (prop. 72) et un « engagement communautaire » ou social réel (prop. 73)20. Comme le dit Macherey, Cette description, qui conjugue les forces de l’imagination et de la raison, procède par une succession d’instantanés, de « flashes », faisant ressortir avec une particulière acuité, en contraste avec ceux qui caractérisent au contraire une vie asservie, les aspects les plus saillants de cette forme parfaite d’existence, comme si elle correspondait à un état de fait effectif21. C’est donc que le refus de penser à la mort est particulièrement caractéristique de l’homme libre par opposition aux autres hommes, qui la craignent. Mais il faut ici distinguer deux choses : la crainte de la mort, et la pensée (ou méditation) volontaire de la mort. Dans la tradition à laquelle s’oppose Spinoza, le sage pense à la mort, mais ne la craint pas. Or, la proposition 67 nous indique seulement que le sage, lui, ne pense pas à la mort, et elle ne nous renseigne pas sur ses motivations pour ce faire. Quelles peuvent-elles être ? Et par ailleurs, est-il possible que l’homme libre spinozien craigne, lui aussi, la mort ? Si l’on en croit Pierre Macherey, la réponse est un non radical : l’homme libre ne craint 20 Nous utilisons ici les termes choisis comme sous-titres à son analyse linéaire par Pierre Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La quatrième partie : la condition humaine, paris, PUF, 1997, chap. 6 : « La vie des hommes libres », p. 375-431. 21 Ibid., p. 381. 11 pas la mort, car il sait qu’elle n’est rien, inscrivant ainsi Spinoza en ligne directe des arguments de la Lettre à Ménécée d’Épicure22. « En effet, dans le fait de reconnaître une existence à la mort, qui est un défaut d’existence et rien d’autre, il y a une contradiction dans les termes »23, explique-t-il dans le commentaire qu’il réserve à cette proposition. La mort n’est effectivement, pour Spinoza, que la modification du rapport intrinsèque qui constitue un individu. Il peut se produire de nombreuses morts dans la vie d’une personne, dans la mesure où celle-ci se transforme parfois de manière radicale, tel ce dramaturge espagnol cité au scolie de la proposition 39 de la même partie qui, ayant perdu la mémoire suite à une « maladie », ne se souvenait plus même avoir composé ses vers. Spinoza introduit ainsi son cas : « parfois en effet un homme subit de tels changements qu’il serait difficile de dire qu’il est le même », ce qui explique sa définition générale de la mort comme quelque chose de distinct de la mort biologique stricte : Il faut, toutefois, noter ici que la mort du corps, telle que je l’entends, se produit, quand ses parties sont disposées de telle sorte qu’un autre rapport de mouvement et de repos s’établisse entre elles. Je n’ose nier en effet que le corps humain, bien que le sang continue de circuler et qu’il y ait en lui d’autres marques de vie, puisse néanmoins changer sa nature contre une autre entièrement différente. Nulle raison ne m’oblige à admettre qu’un corps ne meurt que s’il est changé en cadavre ; l’expérience même semble persuader le contraire. Ceci a conduit Paolo Cristofolini à une boutade assez remarquable dans Chemins dans l’Éthique : « Nous pouvons en tirer que, selon Spinoza, beaucoup de morts-vivants se promènent sur terre »24. Pierre Macherey lui fait écho en disant plus prosaïquement que la mort, dans ces conditions, n’est qu’un « incident mécanique »25. Revenant sur cette théorie que Spinoza explique toujours en termes physiques comme la dissolution du rapport qui constituait un 22 Ibid., p. 386, note 1 : « Cette idée est voisine de celle exposée par Épicure à ce même sujet dans la Lettre à Ménécée ». 23 Ibid., p. 383. 24 Paolo Cristofolini, Spinoza. Chemins dans l’Éthique, Paris, PUF, 1996, p. 52. 25 Pierre Macherey, op. cit., p. 285. 12 individu singulier, Macherey en tire la conclusion dans son commentaire de la proposition 67 qu’« il n’y a donc pas lieu de prendre la mort tellement au tragique, comme s’il s’agissait de quelque chose d’inexplicable et de mystérieux, donc de totalement terrifiant, tel que précisément le représente le point de vue qu’exploitent les “superstitieux” de manière à en faire un instrument de pouvoir et d’oppression »26. Puis, en référence à E V P38 S, Macherey conclut que « la mort n’a rien en soi qui doive la faire redouter, le fait de se délivrer de la crainte de la mort étant un aspect décisif de la poursuite du processus libératoire : c’est ainsi que le fait de former davantage d’idées adéquates doit automatiquement chasser la crainte de la mort »27. Le scolie invoqué, rappelons-le, suit la proposition 38 voulant que... ...plus l’âme connaît de choses par le deuxième et le troisième genres de connaissance, moins elle pâtit des affects qui sont mauvais et moins elle craint la mort », ce qui revient à dire, comme Spinoza l’énonce dans le scolie de cette proposition 38, que « la mort est d’autant moins nuisible qu’il y a dans l’âme plus de connaissance claire et distincte et conséquemment d’amour de Dieu. Cette affirmation ouvre la porte à la question de l’éternité de l’esprit chez Spinoza, car on peut effectivement se dire que, si une partie de l’âme du sage persiste après la mort, cet événement doit lui paraître moins dramatique — autre élément qui contribuerait à dire que le sage spinozien ne craint pas la mort. De fait, on le sait, « l’âme humaine ne peut être entièrement détruite avec le corps, mais il reste d’elle quelque chose qui est éternel » (E 5P23), or cette chose éternelle est la partie active de l’âme, à savoir l’entendement : « à mesure donc que l’âme connaît plus de choses par le deuxième et le troisième genres de connaissance, une plus grande partie d’elle-même demeure »28, dit la démonstration de la proposition 38, Éthique V. C’est pourquoi le sage, qui 26 Ibid., p. 386. Ibidem. 28 E 5P38D. Cette démonstration a ceci de particulièrement intéressant qu’elle utilise les propositions 29 et 23 ensemble pour justifier l’affirmation citée ci-dessus, leur conférant par là même une signification que ces passages ne dévoilaient pas séparément. 27 13 connaît « plus » et « mieux » que l’homme du commun, a une plus grande partie de son âme qui est éternelle, tandis que ce qui relève de l’imagination, et qui est dominant dans l’esprit du vulgaire, périra totalement avec le corps. « L’âme humaine peut être d’une nature telle que la partie d’elle-même périssant, comme nous l’avons montré (prop. 21), avec le corps, soit insignifiante relativement à celle qui demeure [remanet] » (E V P38S). Or « la partie éternelle de l’âme est l’entendement, seule partie par laquelle nous soyons dits actifs (prop. 3, p. III) ; cette partie, au contraire, que nous avons montré qui périt, est l’imagination elle-même (Prop. 21), seule partie par laquelle nous soyons dits passifs » (E V P40C). Dès lors, le sage craint-il la mort ? Si elle équivaut à sa destruction complète, peut-être que oui, mais s’il demeure au-delà de la mort de son corps et en a conscience, peut-être que non. Ici, il faudrait d’abord s’entendre sur le sens de « demeurer », que presque tous les commentateurs actuels29 prennent en un sens purement métaphorique, alléguant que l’éternité et le temps sont deux dimensions totalement différentes, et qu’à la fin de notre temps sur terre, le fait qu’une partie de nous soit éternelle ne change rien au fait que rien de nous ne demeure. Nous croyons pour notre part que Spinoza utilise à dessein, et au sens propre, l’idée que quelque chose de ce que nous avons été « demeure ». Cette lecture radicale devrait consoler le sage dans la pensée que son entendement est éternel et demeurera éternellement, car cela revient à lui dire que la mort ne concernera pas la meilleure partie de lui et qu’il persistera à travers ses idées adéquates. Chantal Jaquet, pour sa part, pense que l’idée de « rester » ou « demeurer » que l’on 29 Cf. notamment S. Nadler, E. Curley, et en bref la quasi intégralité des commentateurs actuels, non seulement de langue anglaise mais partout dans les pays où une tradition spinozienne s’est implantée dans les deux dernières décennies. Dans un travail présenté au Mid-Atlantic Seminar in Early Modern Philosophy à l’Université Princeton en février-mars 2007, nous avons commencé à réfuter cette thèse presque universellement admise que l’éternité n’est pas à comprendre comme une sempiternité, et même une forme d’immortalité, chez Spinoza. 14 trouve dans le texte de Spinoza ne peut se comprendre que de manière métaphorique, et en tout cas pas comme un temps prolongé indéfiniment. « L’éternité ne permet ni de supprimer la mort ni de la vaincre, car elle n’est ni une survie post-mortem ni une résurrection. Nous sommes éternels et nous mourrons »30. Mais, tout en s’accordant (on le voit) avec Macherey sur le fait que la mort ne laisse « rien », Chantal Jaquet émet un jugement beaucoup plus nuancé que lui concernant la crainte de la mort chez l’homme libre aux yeux de Spinoza. Et sa position nous convainc plus que celle de Macherey selon laquelle, fondamentalement, la mort n’est rien pour le sage et qu’elle ne l’affecte pas du tout, parce qu’il comprend qu’il n’y a pas d’au-delà à redouter, que ce n’est qu’une transformation naturelle, parmi tant d’autres. Dans un article entièrement consacré à la question de la mort dans Éthique IV, Chantal Jaquet s’oppose d’emblée à toute vision qui consisterait à réduire le mal que représente la mort selon Spinoza : Si l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, ce n’est pas parce que la mort est moins que rien. Elle constitue au contraire un phénomène redoutable. Spinoza reconnaît l’existence d’une peur de la mort et établit une proportion entre son intensité et la capacité plus ou moins grande à connaître adéquatement les choses par la raison et la science intuitive (…). Minimale chez le sage, maximale chez l’ignorant, cette peur de la mort est irréductible : il est impossible de l’éradiquer totalement31. La mort est un mal « en ce qu’elle empêche que nous possédions un bien, autrement dit ce que nous savons avec certitude nous être utile »32 car, comme l’énonce la démonstration de la proposition 39 de la quatrième partie, « elle fait que le corps humain est détruit, et par conséquent est rendu tout à fait inapte à être affecté de plus de manières ». Or, comme on le sait depuis le scolie de la proposition 13 de la deuxième partie, « un corps est d’autant plus parfait Chantal Jaquet, « Le mal de mort chez Spinoza, et pourquoi il n’y faut point songer », in Fortitude et servitude. Lectures de l’Éthique IV de Spinoza, dir. Ch. Jaquet, P. Sévérac et A. Suhamy, Paris, Kimé, 2003, p. 147-162 ; ici, p. 153. Pour cette thèse, cf. également son ouvrage fondamental Sub Specie Aeternitatis. Étude des concepts de durée, temps et éternité chez Spinoza, Paris, Kimé, 1997. 31 Art. cit., p. 147-148. 32 Ibid., p. 151-152. 30 15 qu’il est apte à agir et à pâtir de bien des manières à la fois »33. Donc, « la mort est mauvaise parce qu’elle sonne le glas des affections du corps », ce qui se traduit en termes mentaux par le fait que « l’esprit est inapte à percevoir et à passer à une plus grande perfection »34. En somme, comme le dit encore Chantal Jaquet, « en supprimant toute aptitude du corps, la mort empêche l’accroissement de la partie éternelle de l’esprit. Elle a donc des incidences sur le salut, puisque la béatitude est fonction de la plus ou moins grande partie de l’esprit qui demeure »35. Reconnaître que la mort est mauvaise chez Spinoza, comme le proposent de manière convaincante ces analyses, c’est permettre une lecture relativement différente des raisons pour lesquelles « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort ». D’une part, c’est parce que « la connaissance du mal est une connaissance inadéquate », comme l’énonce la proposition 64 de la quatrième partie de l’Éthique, de sorte qu’« il ne saurait y avoir de véritable méditation sur la mort, tant les idées à ce sujet se révèlent incertaines et indéterminées »36. Voici un point qu’il n’est, bien évidemment, possible de soutenir que si l’on s’accorde sur le fait que la mort est un mal, et même le mal par excellence probablement37. Ainsi, nous pouvons reconnaître avec Chantal Jaquet que contrairement au sage épicurien qui « est constamment sans crainte face à la 33 Ibid., p. 152. Ibidem. La démonstration repose sur E V P39 : « Qui a un corps apte à un très grand nombre de choses a un esprit dont la plus grande partie est éternelle ». 35 Ibidem. 36 Ch. Jaquet, art. cit., p. 158. Notons d’ailleurs que Chantal Jaquet interprète la théorie de l’identité personnelle contenue dans le scolie déjà cité de la proposition 39 d’Éthique IV de manière beaucoup plus nuancée que les lectures habituelles, en relevant toutes les expressions qui dénotent un doute dans la pensée de Spinoza, une fluctuation de l’âme l’empêchant d’en donner une définition franche. C’est un point qui nous paraît intéressant, mais pas totalement convaincant. On peut effectivement penser que l’application précise de la théorie spinozienne de l’identité à l’expérience soit quelque peu malaisée et incertaine, sans que la théorie de Spinoza elle-même le soit pour autant. 37 Malgré les apparences, Macherey accorde finalement ce fait lorsqu’il dit vers la fin de son commentaire de la proposition 67 que la mort est un mal à éviter, ce qui fait de la non-pensée de la mort une stratégie volontaire du sage pour repousser la crainte de la mort (op. cit., p. 387). 34 16 mort », « le sage spinozien, en revanche, n’affiche pas une impassibilité totale face à la mort et la craint un tant soit peu »38. La deuxième raison pour laquelle l’homme libre refuse la pensée de la mort, c’est justement parce qu’elle lui est profondément nuisible, et même qu’elle est un mal invincible, auquel est attachée, logiquement, une crainte non moins inextinguible que celui-ci. « Ainsi, l’homme meurt littéralement par peur de la mort. Loin d’écarter le mal, une réflexion à son sujet risque de l’anticiper. Voilà pourquoi l’Éthique n’invite pas à méditer sur ce thème pour libérer de la crainte, car le remède pourrait se commuer en poison », résume Chantal Jaquet en des termes éloquents39. En effet, Spinoza a établi dès la proposition 10 de la troisième partie de l’Éthique qu’« une idée qui exclut l’existence de notre corps, ne peut être donnée dans l’âme, mais lui est contraire ». Notons que c’est la même raison qui justifie cette proposition et le fait que le suicide ne puisse tout simplement pas provenir du « soi » conatif, mais nécessairement d’éléments extérieurs anéantissant l’individu singulier40. Citons simplement ce qu’en dit Spinoza au scolie de la proposition 20, à titre de bref rappel : Personne n’omet d’appéter ce qui lui est utile ou de conserver son être, sinon vaincu par des causes extérieures et contraires à sa nature. Ce n’est jamais, dis-je, par une nécessité de sa nature, c’est toujours contraint par des causes extérieures qu’on a la nourriture en aversion ou qu’on se donne la mort, ce qui peut arriver de beaucoup de manières […]. Mais que l’homme s’efforce par la nécessité de sa nature à ne pas exister, ou à changer de forme, cela est aussi impossible qu’il est impossible que quelque chose soit fait de rien, comme un peu de réflexion permet à chacun de le voir 41. Il en découle que « l’âme, autant qu’elle peut, s’efforce d’imaginer ce qui accroît ou seconde la puissance d’agir du corps » (E III P12) ; c’est-à-dire, pour le dire autrement encore avec Spinoza, 38 Ch. Jaquet, art. cit., p. 153. Ibid., p. 159-160. 40 Sur le suicide comme produit du rapport de forces intérieur-extérieur, cf. E IV P18S et 20S, E III P4 : « aucune chose ne peut être détruite sinon par une chose extérieure », et E III P6D : « aucune chose n’a rien en soi par quoi elle puisse être détruite ». Cf. également l’article de Steven Barbone et Lee C. Rice, « Spinoza and the Problem of Suicide », International Philosophical Quarterly, 34/2, 1994, p. 229-241. 41 E IV P20S. 39 17 que « l’âme a en aversion d’imaginer ce qui diminue ou réduit sa propre puissance d’agir et celle du corps » (E III P13C). C’est là une nécessité naturelle, un affect de répulsion incontrôlé. Mais le sage, lui, choisit délibérément de ne pas penser à la mort, car il sait qu’y songer ne pourra pas le sortir du marasme occasionné par le ressassement de ses idées tristes. À l’instinct naturel déduit du conatus s’ajoute donc un choix rationnel et délibéré, fondé sur la connaissance du jeu mécanique des affects entre eux. Le sage est celui qui a compris la signification d’E IV P20 et est capable de la formuler lui-même : « plus on s’efforce à chercher ce qui est utile, c’est-à-dire à conserver son être, et plus on en a le pouvoir, plus on est doué de vertu ; et au contraire, dans la mesure où l’on omet de conserver ce qui est utile, c’est-à-dire son être, on est impuissant ». La mort est une idée qui nous fait du mal, qui est « inutile » pour la conservation de notre être. En tant qu’idée triste, elle nous détruit, et c’est donc un choix de la raison de tenter de l’écarter. C’est donc justement parce que le sage craint la mort et reconnaît que son idée lui est néfaste qu’il choisit, délibérément, d’en détourner son esprit, se concentrant alors sur des idées sources de joie telles que les idées adéquates. Voilà pourquoi Spinoza se contente de cette affirmation dans la démonstration qui suit E IV P67 : Un homme libre, c’est-à-dire qui vit suivant le seul commandement de la raison, n’est pas dirigé par la crainte de la mort (Prop. 63), mais désire ce qui est bon directement (corollaire de la même prop.), c’est-àdire (prop. 24) désire agir, vivre, conserver son être suivant le principe de la recherche de l’utile propre ; par suite, il ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation de la vie. En réalité, on ne doit pas croire que le sage chasse cette pensée de manière insouciante. Il agit bien en fonction du « principe de la recherche de l’utile propre ». Or, celui-ci lui indique que « la joie n’est jamais mauvaise directement mais bonne ; la tristesse, au contraire, est directement mauvaise » (E IV P41), proposition à laquelle fait écho un corollaire cité par Spinoza dans la démonstration ci-dessus : « par un désir tirant son origine de la raison nous poursuivons le bien 18 directement et fuyons le mal indirectement » (E IV P63C). Les idées tristes s’occasionnent mutuellement les unes les autres, enfermant l’individu dans la passion, tandis que les idées joyeuses renforcent l’être et l’outillent par là même pour refuser la servitude qui l’attache aux passions, notamment aux passions tristes. Comme le dit E IV P18 : « un désir qui naît de la joie est plus fort, toutes choses égales d’ailleurs, qu’un désir qui naît de la tristesse ». En effet, « un désir qui naît de la joie, est donc secondé ou accru par cette affection même de joie (déf. de la joie dans le scolie de la prop. 11, p. III) ; au contraire, celui qui naît de la tristesse est diminué ou réduit par cette affection même de tristesse (même scolie) » (E IV P18D). Or, c’est un fait indéniable : la pensée de la mort occasionne nécessairement des idées tristes, et par là même des affects tristes. Car connaître une chose comme un mal, c’est être triste en en ayant conscience42 ; donc l’idée de la mort est nécessairement une tristesse. En aucun cas elle ne peut, comme chez les Stoïciens, être indifférente, et encore moins, comme chez Platon, ne peut-elle être la promesse d’un bien. Par conséquent, nous en concluons qu’il est faux de croire que la théorie de Spinoza sur l’éternité de l’esprit considère la mort comme un rien sans importance. Même l’homme libre pourrait être détruit par cette idée, dont il reconnaît la nocivité, et c’est pourquoi il la fuit, non par crainte, mais par un désir ancré dans la raison. Nous avons vu que, par cette conception, Spinoza s’opposait de front à toute une tradition héritée de l’Antiquité. Probablement formulée à l’encontre du néo-stoïcisme qui fleurissait à son époque, la formule d’E IV P67 selon laquelle « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort » reflète une conception qui n’était pas neuve pour Spinoza, pour qui la raison commandait déjà dans les œuvres antérieures de fuir les maux et les idées sources d’une tristesse inéluctable. Néanmoins, nous avons suggéré que son apparition E IVP8 : « La connaissance du bon et du mauvais n’est rien d’autre que l’affect de la joie ou de la tristesse, en tant que nous en avons conscience ». 42 19 au sein du portrait de l’homme libre reflétait aussi une nécessité nouvelle et propre à l’Éthique de se démarquer de la conception néo-platonicienne selon laquelle le corps, inférieur à l’âme, était un fardeau dont celle-ci ne pouvait que vouloir se débarrasser. L’égalité stricte des attributs dans l’Éthique implique que la mort concerne tout autant l’âme que le corps. La mort, comme nous l’avons vu, ne survient d’ailleurs pas qu’à la fin du processus extérieur de continuation de l’apparence physique, mais intervient lors de tout changement radical d’identité ou de personnalité. Or cette mort qui ne peut intervenir que de l’extérieur pour l’individu est un mal, source nécessaire de crainte, et sa pensée nous est, de ce fait, nocive. La décision du sage spinozien d’éviter cette pensée fait de lui l’antithèse du sage antique sous ses diverses formes, et malgré d’autres ressemblances en termes d’éthique ou d’ontologie avec tel ou tel système (épicurien, ou stoïcien notamment), confère à la conception spinozienne de la sagesse une marque propre à la fois originale et cohérente. Bibliographie Sources primaires : Cicéron, Tusculanes, , Paris, Les belles Lettres, 2002. Épicure, Lettre à Ménécée, in Lettres et maximes, Paris, PUF, 1992. 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