"Le Dieu de Pascal et le Dieu de Spinoza", par Pierre Macherey

  • 23 juin 2008

Fontenelle – Je me suis acquis quelque réputation de mon vivant avec mes Nouveaux dialogues des morts, imités de Lucien, celui des Anciens avec lequel, en dépit de ma qualité de Moderne, que je revendique hautement, je me sentais le plus d’affinités. C’est pour moi un amusant paradoxe, à présent que nous sommes réunis dans cette autre partie du monde, de pratiquer ce genre d’exercice in vivo, si j’ose dire, puisque ce qui nous rassemble à présent, et nous permet d’échanger directement entre nous, c’est le fait d’être tous morts, ce qui nous a mis d’une certaine façon à égalité, et en tous cas, a aplani les obstacles qui s’opposaient à ce que nous nous communiquions personnellement nos pensées. Messieurs, je suis enchanté, et honoré, d’avoir l’occasion de vous trouver en ces lieux, car vous avez été parmi les plus grands esprits du siècle où moi-même je suis né, et je me suis en partie formé à l’étude de vos œuvres, qui ont en commun d’avoir été pour l’essentiel posthumes, ce qui ne vous a pas empêché d’avoir accédé, avant leur tardive publication, à la célébrité, par la voie confidentielle du bouche à oreille : Pascal, vous n’aviez pas vingt-cinq ans lorsque le glorieux Descartes, qui n’était ni si inutile ni si incertain que vous avez eu ensuite l’audace de le déclarer, s’est dérangé pour venir en personne vous visiter et discuter avec vous des causes du déplacement des fluides dans les vaisseaux de l’expérience de Torricelli après s’être fait présenter votre étonnante machine arithmétique ; et vous, Spinoza, l’obscur artisan lunetier, qui viviez discrètement retiré, vous avez attiré de la part du futur secrétaire de la prestigieuse Royal Society de Londres, M. Oldenburg, et, plus tard, de M. Leibnitz qui a été à l’origine de la création de l’Académie des sciences de Berlin, deux institutions que j’ai moi-même beaucoup pratiquées en tant que secrétaire pendant près de quarante ans de l’Académie des sciences fondée par le roi de France avec l’assistance de M. Huygens le fils auquel le père Mersenne avait donné l’appellation flatteuse de « nouvel Archimède » et que vous, Spinoza, avez bien connu lorsque vous résidiez à Voorburg à proximité de son domaine, vous avez, dis-je, attiré de la part de ces personnes de renom une suffisante curiosité pour qu’elles vinssent forcer votre porte et converser avec vous, ce dont elles sont revenues étonnées, stupéfiées, et peut-être aussi pour une part effrayées, voire même scandalisées, par l’ampleur de vos vues, qui, en décalage par rapport à votre temps, renouvelaient de fond en comble les perspectives traditionnelles de la connaissance, et faisaient de vous des « modernes » au plein sens du terme. C’est pour moi un privilège insigne d’assister à votre rencontre, qui est une première, car je sais qu’avant d’accéder à l’immortalité qui est le privilège des grands morts vous n’aviez jamais eu occasion de vous rencontrer, et je pense même que, en dépit de la grande réputation que vous vous étiez attirée dans les cercles que vous fréquentiez, vous n’aviez jamais entendu parler l’un de l’autre, et n’aviez eu aucune connaissance de vos travaux respectifs dont il vous est, à présent seulement, possible de vous entretenir.

Spinoza – Vous n’êtes peut-être pas sans savoir, Fontenelle, que j’avais réuni de mon vivant une assez importante bibliothèque, dont le catalogue a été relevé au moment de mon décès. Dans celle-ci figurait un ouvrage, intitulé Logique de Port-Royal, dont j’ai su depuis qu’il avait été composé par des gens qui avaient fréquenté cette personne que vous me présentez aujourd’hui sous le nom de Pascal, et qui avaient été frappés par les belles réflexions que lui avaient inspirées ses propres investigations dans divers domaines des mathématiques et de la philosophie naturelle où il a posé, après Descartes que j’ai beaucoup lu et médité et avant Leibnitz que, comme vous venez de le rappeler, j’ai personnellement rencontré, les jalons de connaissances nouvelles, ce qui l’a conduit à participer en première ligne à la magnifique aventure de la science moderne, qui a bouleversé de fond en comble notre manière de voir le monde. Mais c’est l’unique occasion que j’ai eue, indirectement, de m’entretenir en pensée avec lui, que je suis bien curieux de connaître, car, d’après ce que j’en ai appris depuis, il a cultivé, outre l’ordre géométrique, dont la pratique nous réunit, et, je le présume, nous accorde en pensée, une assez étrange sorte de science intuitive, parlant au cœur davantage qu’à la raison d’entendement, à propos de laquelle on peut craindre qu’elle n’effectue une résurgence des pires préjugés de la superstition, comme l’aberrante croyance en une Providence divine dont les insondables mystères découragent la sagesse humaine.

Pascal – Avant de réagir à votre dernier propos, surprenant de la part d’une personne dont on me dit qu’elle a elle aussi revendiqué l’appellation de science intuitive en vue de désigner une forme de pensée supérieure à toutes les autres, et en conséquence aussi difficile que rare, je voudrais savoir si nous sommes assemblés ici pour discuter sereinement, ce à quoi devrait nous porter notre condition présente qui n’est pas seulement celle de mortels mais de morts effectifs, qui n’ont plus rien à démontrer, ou pour nous disputer comme des chiffonniers, à quel titre ?, je vous le demande. Apprenez, Spinoza, que, de mon vivant, et en dépit de la relative brièveté de mon existence, j’ai été plusieurs personnes en une, qui se sont appelées, de noms formés par anagramme à partir des mêmes lettres, Amos Dettonville, le mathématicien, Salomon de Tultie, l’apologiste de la raison chrétienne, et Louis de Montalte, le polémiste, le féroce bretteur qui s’est attaqué aux menées occultes des Jésuites, et qui, par la même occasion, a fixé la langue française, dont vous n’aviez vous-même qu’une médiocre connaissance, dans un certain état que l’on appelle aujourd’hui encore du nom de « français moderne ». J’ai eu constamment le souci de dissocier les opérations mentales auxquelles se livraient ces différents personnages, empêchant qu’elles puissent interférer entre elles, et j’ai conçu qu’il n’était pas permis d’user du même langage, ni du même ordre de pensée, ni des mêmes compétences pour parler des choses de la nature, de celles de la foi et de celles de la coutume. J’aimerais savoir, Monsieur, à qui vous vous adressez à présent : est-ce à l’interprète inspiré de l’Ecriture sainte, au physicien géomètre ou au rhéteur porté à intervenir dans les affaires du monde ?

Spinoza – Sachez en retour, Monsieur, que, bien que tout à première vue nous sépare, j’ai été, du fait des rencontres de la vie occasionnées par l’ordre commun de la nature, dans une condition à certains égards comparable à la vôtre. Nommé à ma naissance Benito ou Bento, « le Béni », dans une famille issue de l’immigration hispanique vers les Provinces Unies qu’avaient rendue inévitable les abus de l’Inquisition, j’ai été ensuite appelé, au moment de mon éducation dans les traditions rabbiniques de mes pères, Baruch, dans la langue et suivant l’usage de l’hébreu ancien, une langue morte que j’ai alors étudiée de très près dans ses textes canoniques, acquérant ainsi une culture dont j’ai disposé et que j’ai exploitée jusqu’à la fin de ma vie, y compris durant la période où je m’étais éloigné des moeurs des Juifs ; lorsque j’ai quitté mon premier état, et me suis lancé dans l’univers de ce que vous me permettrez d’appeler la libre pensée, - nous, les morts, nous survolons les temps et n’avons plus peur des anachronismes ! -, je suis devenu Benedictus Amstellodensis, Benoît le citoyen d’Amsterdam, qui, ayant appris le latin, s’est ainsi donné les moyens d’accéder, en particulier en suivant les enseignements du grand Descartes, aux découvertes de la science et de la philosophie moderne, à laquelle, comme vous, quoique dans un esprit assez différent, j’ai ensuite tenté d’apporter ma contribution. En moi Bento, Baruch et Benedictus, sans être à proprement parler des personnes distinctes, comme vous dites qu’étaient votre Amos, votre Salomon et votre Louis, dialoguèrent en permanence, en se plaçant au point de vue des différents genres de connaissance qui, à mon point de vue, constituent ensemble la puissance de l’esprit humain, qu’il est impossible, sur ce point je suis entièrement d’accord avec vous, de rabattre sur un modèle uniforme. C’est pourquoi, quoi qu’on aie pu en dire, je n’ai jamais cherché à promouvoir un modèle de rationalité unique et exclusif, pouvant être plaqué indifféremment sur toutes les questions auxquelles cet esprit humain est confronté : et sans aller, comme vous, jusqu’à estimer que l’esprit de géométrie, qui est pour moi le deuxième genre de la connaissance, ne fait que des demi habiles, aveuglés par les abstractions qu’il les a conduits à forger et qu’ils ont fini par confondre avec la réalité, je suis loin de considérer, en dépit du rôle irremplaçable que joue cette manière de raisonner dans la libération de l’esprit, qu’elle puisse épuiser, en les ramenant sur sa ligne unique, toutes les allures de la vie, ni répondre à tous ses besoins, qui sont infiniment variés. Comme vous, je répudie un philosophisme dont l’étroitesse de vue laisse échapper une grande partie des choses qui nous sont véritablement utiles et fait ainsi obstacle à ce que nous passions à une perfection plus grande, ce qui est la vraie définition de la sagesse qui, telle que je la conçois, est à la fois une attitude de pensée et un art de vivre, bref, comme disaient les Anciens, dont je suis moins éloigné que vous ne paraissez l’être vous-même, une « éthique », un terme que j’ai souhaité remettre au goût du jour et sous l’autorité duquel j’ai placé l’essentiel de mes investigations philosophiques.

Fontenelle – Pourtant, vous ne pouvez l’ignorer, votre conception iconoclaste d’un Dieu-substance, dont la nature réunit tous les genres d’être et produit librement, hors de toute contrainte, mais non moins nécessairement, par sa seule puissance, toutes les essences et existences qui les composent, que vous baptisez de l’étrange nom de « modes », a été dénoncée par vos adversaires comme typique de l’entreprise impie qui substitue au Dieu des croyants, celui auquel s’adresse la vraie foi, une vague déité, que vous êtes allé jusqu’à identifier à la nature même, conception dont la froide abstraction effraie et décourage les élans du cœur, ces élans que vous avez par ailleurs déclaré vouloir traiter comme s’il s’agissait de points, de figures et de volumes dans l’espace, introduisant ainsi de force de la géométrie dans nos passions.

Pascal – Dieu des philosophes ! Insigne, diabolique témoignage de l’orgueil humain, qui fait inéluctablement dériver l’esprit vers l’indifférence, et, pourquoi pas ?, vers l’athéisme ! Comment pourrais-je aimer un tel dieu, présent partout et nulle part, qui occupe vainement le vide de l’univers infini ? Si je n’étais déjà mort, je m’étranglerais de fureur à une telle pensée, dont les conséquences pourraient bien bouleverser l’ensemble de l’ordre social, outre qu’elle compromet nos chances personnelles de rédemption. Songez, Monsieur, que nous pouvons mourir dans la minute qui vient, et qu’il est grand temps de songer à notre salut, en nous agenouillant et en prenant l’eau bénite en vue d’obliger nos deux parts et de les remettre entièrement au bon plaisir de notre créateur.

Spinoza – Calmez-vous ! Vous avez tout l’air d’oublier que, morts, nous le sommes déjà, en vertu de causes qui ne dépendaient certainement pas de nous, votre infection de tête qui empêchait les esprits animaux de circuler librement dans votre cerveau et mon extinction de poitrine, fatale dans le méchant climat des contrées où je vivais, qui finit par m’ôter le souffle : ces accidents, susceptibles effectivement de survenir à quiconque à tout moment, ne méritaient cependant pas de fixer notre attention, car si toute personne qui sort de chez elle se préoccupait de la tuile détachée du toit qui peut venir mettre fin à son existence périssable au point de la faire renoncer à visiter un ami, il n’y aurait simplement plus de vie commune ni de jouissance des bénéfices qu’elle peut nous procurer en l’absence de tout ressentiment, donc sans appréhension à l’égard de choses qui sont simplement possibles, mais non certaines ; c’est précisément à de telles aberrations que conduit une pensée qui se fixe sur la considération du possible, en oubliant que celui-ci n’a que le degré de réalité qu’on veut bien lui concéder, et qu’une philosophie obnubilée par cette considération, et de ce fait balancée entre l’espérance et la crainte, s’expose à être une méditation, non de la vie, mais de la mort, comme vous venez de nous en offrir l’attristant exemple. Vous entretenez la crainte de mourir alors même que vous n’êtes plus en vie, ce qui démontre amplement l’absurdité de votre attitude ; mais cette même crainte, qui n’est qu’un témoignage de la faiblesse de votre constitution, ne serait pas moins dommageable, inutile et nocive, de la part d’un vivant, qui n’a au fond rien de plus raisonnable à faire qu’à adhérer autant qu’il le peut, au maximum de sa puissance, à l’élan qui le pousse à exister et à persévérer à le faire, non pas le plus longtemps possible, mais hors de toutes considération de durée, ce qui est au fond l’expérience que nous pouvons faire, à tout moment, de l’éternité, sans avoir besoin pour cela de nous prosterner devant de fausses idoles, qui ne sont qu’une image exténuée, voire même une caricature, de notre propre nature, dont elles contestent la puissance.

Pascal – Puissance, vous n’avez d’autre mot à la bouche ! Un peu de décence, je vous prie ! Pensez plutôt à la faiblesse de notre infime et misérable condition : ne sommes-nous pas comme des riens au regard des deux infinités de grandeur et de petitesse dont l’immensité nous écrase et déclare ostensiblement notre imperfection ? Vous exaltez la puissance de vivre qui est au fond de nous, en omettant que celle-ci a pour envers l’entraînement vers l’abîme qui nous dissout, de notre vivant même, lorsque, sans craindre le ridicule, nous nous adonnons sans mesure au divertissement, qui, outre qu’il nous éloigne de Dieu en nous inclinant à oublier ce que nous lui devons, nous fait éprouver à tout moment notre impuissance !

Spinoza – Nous serions faibles si nous comparions notre nature à une autre, que nous n’avons pas, et dont nous ne devrions en conséquence ni espérer ni désespérer disposer : certes, nous n’atteignons pas la taille de certains arbres, nous n’avons pas la légèreté de l’oiseau ni la force du lion, qui, à ces égards nous dépassent, ce qu’il serait absurde que nous regrettions en nous fixant des modèles d’existence non conformes à notre nature, qui comporte bien des potentialités que nous n’avons pas l’idée d’exploiter. Savons-nous seulement tout ce que peut notre corps, tout ce que peut notre esprit ? C’est pourquoi, je le répète, ce que nous avons de mieux à faire, et qui constitue la piété véritable, c’est, au lieu de ressasser des misères imaginaires, de tendre nos forces de manière à vivre autant que nous le pouvons, et en accord avec d’autres, selon les lois de notre seule nature, comme la raison nous le prescrit, à la fois en nous y incitant et en nous démontrant comment nous y prendre pour y parvenir, ou tout au moins pour nous rapprocher de ce but idéal que constitue le modèle d’une vie humaine parfaite et libre. Et c’est cela que j’appelle aimer Dieu, en faisant le meilleur usage de tout ce qu’il nous a donné, non d’ailleurs par l’arbitraire de son bon plaisir, en nous le concédant comme un cadeau que nous devrions lui rendre en retour, mais en vertu de la nécessité de sa puissance à laquelle il nous fait tous ensemble participer, ce dont il nous faut lui rendre grâce, hors de toute crainte ou espérance, sans orgueil excessif ni fausse humilité, en ayant simplement le courage, et il en faut, d’être pleinement ce pour quoi nous sommes faits, en assumant en conscience les limites de notre condition.

Pascal – Vous aimer vous-même : c’est cela que vous appelez aimer Dieu ! Et, par-dessus le marché, vous vous prenez pour un sage ! Vous feignez la sérénité ! Folie pour folie, je préfère encore me prosterner, moi indigne, devant la grandeur d’un être dont l’infinité me dépasse, et me jette hors de moi-même, à la dérive, hors de tout point fixe auquel m’arrimer. Vous prétendez connaître tout de Dieu, et à vous entendre parler on pourrait croire que vous êtes à sa place ; je professe, moi, être dans une complète ignorance de son être véritable, qui m’a été caché, ce qui me fait l’aimer davantage encore, désespérément même, dans l’incertitude où je suis de jamais arriver à me mettre en accord avec sa volonté, qui excède infiniment les limites de mon esprit, et à laquelle je me remets entièrement, en expiation de mes péché et de ceux de mes pères, depuis Adam.

Spinoza – Je vous plains sincèrement. Vous vous humiliez aux yeux de tous, en ruminant l’absurde souvenir de fautes imaginaires, qui sont le témoignage de votre mal-vivre et de votre mal-être, que vous osez donner en spectacle. Vous feriez mieux de vous préoccuper des malheurs réels qui déchirent les hommes, dont la cause se trouve dans leurs désaccords, où ils se laissent entraîner par leurs passions qui les aliènent. J’estime pour ma part que cette aliénation n’est pas fatale, et qu’il est possible d’y remédier, en reprenant à sa source la vie commune de manière à la dynamiser dans le sens de l’activité, ce qui est la tâche propre du sage, à laquelle il n’est pas en droit de se dérober.

Fontenelle – Si je vous comprends bien, l’amour de soi, que Pascal vous reproche de pratiquer au détriment de l’amour de Dieu, ne vous conduit pas à vous replier égoïstement en vous-même.

Spinoza – S’aimer soi-même, raisonnablement s’entend, ce n’est pas uniquement rechercher son utile propre, sans se préoccuper de l’utile commun : mais c’est être le plus possible conscient de soi, des autres, du monde et de Dieu, qui est et n’est rien d’autre que ce qui m’unit, corps et âme, aux autres hommes et à l’ensemble du monde, et du même coup m’unit à moi-même. Connaître cette union, et en profiter, est ce que je désire le plus : et, je vous le répète, ce désir, qui me possède au plus profond de mon être, est ma façon d’aimer Dieu, en homme libre, et non comme un esclave, qui déplore vainement sa condition sans rien faire pour essayer de l’améliorer, dans les limites fixées par notre nature.

Pascal – Vous voulez donc changer le monde, le reconstruire à votre idée, sans tenir compte de ses pesanteurs immémoriales ! Ne craignez-vous donc pas, en cherchant le meilleur, de faire le pire ? Au lieu de vous efforcer d’instaurer un régime humain, qui convienne à votre tempérament, contentez-vous de l’ordre général institué par la concupiscence, qui est admirable jusque dans ses abominations, qui nous renvoient une image fidèle de notre misère. Et, puisque vous voulez témoigner de l’amour que vous portez à vos semblables, soyez charitable, faites l’aumône aux pauvres. Ne voyez-vous pas que vous vous éloignez de Dieu lorsque, sans tenir compte de ses commandements que, sans varier sur l’essentiel, l’Eglise nous a transmis de siècles en siècles, vous prétendez vous substituer à lui, au lieu de vous jeter à ses pieds et de lui demander pardon pour vos fautes ?

Spinoza – Je trouve amusant d’entendre, sortie de votre bouche comme parole d’Evangile, la parole de la sorcière Médée telle que nous la rapporte le grand poète Ovide : oui, je vois ce qui serait le meilleur, et j’y donne mon assentiment, mais, tout à l’inverse, c’est dans la voie du pire que je m’engage. Je me serais plutôt attendu à vous entendre citer l’Ecclésiaste : scientia auget dolorem, il y a un excès de connaissance qui afflige, bien loin de remédier à nos difficultés présentes. Mais vous avez raison, bien qu’il ne soit pas sûr que nous donnions le même sens aux mots : il ne suffit pas de savoir, il faut pouvoir. Mais comment pouvoir sans savoir ce que nous pouvons, donc sans connaître, pardonnez moi d’y revenir, notre puissance, ce qui est la condition pour que nous en fassions un usage efficace et légitime ? Connaître ma puissance et en bien user, bene agere et laetari, voilà toute ma religion, qui suffit à me mettre en accord avec la nature, et je ne demande rien de plus.

Pascal – Et c’est encore bien trop, sans du reste suffire ! Votre satisfaction, votre désir de bien-être, dignes tout au plus d’un marchand de fromages, me répugnent. Vous vous contentez d’une vie étriquée, qui vous paraît exempte de misère, et que vous prenez, en dépit de son ignominie, pour le dimanche de la vie, sans vous ressouvenir que subsiste en nous, en dépit de notre abjection dont nous portons l’entière responsabilité, un reste de grandeur, j’entends par là la vraie grandeur, celle qui nous enlève jusqu’au ciel, à laquelle nous devons sacrifier tout le reste pour qu’elle nous inonde de sa joie, si Dieu le veut, ce qui n’est nullement garanti. C’est pourquoi je ne vois d’autre voie qui nous conduise à Dieu que celle de la pénitence, comme le Christ nous en a donné l’exemple en mourant pour nous sur la croix : vivons nous-mêmes comme si, au rouet de notre misère et de notre grandeur, nous mourions à tout instant, comme lui, sur la croix.

Spinoza – Pourquoi voulez-vous qu’il n’y ait qu’une seule voie qui nous conduise à Dieu ? Pour moi, j’en aperçois plusieurs, et il ne serait déjà pas si mal de trouver à s’engager dans l’une d’entre elles. Vous me faites grief de m’ôter les moyens d’aimer ce Dieu que je conçois comme se suffisant entièrement à lui-même et étant le principe de toutes choses, ce qui me donne une idée adéquate de sa nature, et par voie de conséquence me permet aussi de former celle de la mienne, qu’elle contient. Il est vrai que la notion de l’amour que je professe fait de lui tout autre chose qu’un désir, c’est-à-dire une aspiration fusionnelle, mais une simple joie, donc le sentiment d’une augmentation de ma puissance, associée à la représentation imaginaire d’une cause extérieure : or cette association à des représentations imaginaires, le plus souvent aléatoire, fait de la plupart de nos amours des passions incertaines, exposées à se retourner en leur contraire, donc à se métamorphoser en tristesses, voire en souffrances du type de celles que vous nous incitez à rechercher pour mériter notre salut, ce qui est à l’opposé de la nécessité que nous devons reconnaître à l’être absolu divin, et devrait en conséquence nous décourager de l’aimer comme nous le faisons de la plupart des autres choses, en le traitant comme une cause extérieure à notre propre nature, sur fond de conflit, alors qu’il coïncide entièrement avec elle.

Pascal – Funeste hérésie ! Ignorez-vous qu’il y a une histoire de la vérité, issue de la révélation, qui en déroule les certitudes du commencement à la fin des temps, et que celle-ci témoigne définitivement contre vous ? Ce que vous appelez cause extérieure, je le nomme, moi, conformément à ce que m’ont appris les Pères de notre sainte Eglise, transcendance, celle d’un absolu qui se tient infiniment éloigné de moi, et dont la vision me confond, m’illumine, me transporte.

Fontenelle – Seriez-vous d’accord, Spinoza, pour considérer que les religions qui nous pressent d’aimer Dieu qu’elles nous représentent, je reprends vos termes, comme une cause extérieure, sont affaire de cœur et d’imagination, bref des mythologies, dignes tout au plus de la plus lointaine Antiquité, mais devenues difficilement crédibles de nos jours ?

Spinoza – Pas du tout ! Il faut se débarrasser d’une conception étriquée de l’imagination, qui ne voit en elle qu’une puissance d’erreur, ce qu’elle est seulement lorsque nous la pratiquons simplement, donc bêtement, au lieu de la porter au point extrême de ce dont elle est capable dans ses limites propres, en tant que premier genre de connaissance, par lequel ont dû commencer tous nos efforts mentaux. Nous devons nous exercer patiemment à imaginer vivide et distinctius, avec énergie et plus distinctement, c’est-à-dire à nous représenter de plus en plus de choses à la fois, au lieu de n’en considérer qu’une seule, extraite de tout contexte, ce qui nous nous plonge artificiellement dans une admiration stupide, comme en offre un parfait exemple, Pascal, votre sens exacerbé du sacré qui unit terreur et attirance, et s’enferme dans de déchirantes contradictions, qui vous crucifient. Il me semble qu’en parvenant à imaginer, non seulement beaucoup de choses, mais à la limite toutes les choses, toutes choses, en nous en faisant une image unique, nous parviendrons à ce que j’appelle amor erga Deum, un amour envers Dieu, qui, comme le veut la procédure de l’imagination, nous le représente comme différent, nous faisant face, tout en étant au-dessus de nous, donc, si vous y tenez, comme transcendant : mais cet amour, qui est encore une joie associée à la représentation imaginaire d’une cause extérieure, diffère de toutes nos autres amours, en ce que l’association sur laquelle il repose n’est pas issue du hasard des rencontres, mais résulte de l’effort attentif de notre pensée qui, suivant les procédures de l’imagination, mène celle-ci ad intellectum, dans le sens de l’entendement, jusqu’au point où elle en recoupe les enseignements, à défaut de pouvoir parfaitement coïncider avec eux. Cet amour envers Dieu, sous condition d’être purgé de toute attente de récompenses, donc de l’espérance que ce Dieu que nous continuons à nous représenter comme quelque chose d’extérieur à nous, pourrait en venir à nous aimer en retour, est, à sa façon, une chose bonne et utile, dans la mesure où elle nous apporte progressivement la tranquillité d’esprit qui définit véritablement la vertu. Mais, une fois atteint ce stade de la félicité, notre effort en vue de passer à une perfection plus grande, ne se relâche pas et ne nous permet pas de nous reposer dans les appréciables bienfaits que nous procure déjà cet amor erga Deum. J’estime que nous pouvons aller plus loin encore, en essayant une autre voie, celle de l’amor intellectus Dei, l’amour intellectuel de Dieu, qui est amour en Dieu, Dieu qui s’aime en nous qui l’aimons, non plus comme un objet dont nous serions séparés, mais comme ce qui cause tout au fond de nous notre nature.

Pascal – « Amour intellectuel » ! Une chose au moins nous réunit, c’est le goût immodéré de ce que les grammairiens nomment oxymore, quelque chose qui s’apparente à la coïncidentia oppositorum dont Nicolas de Cuse a fait la marque d’une sagesse en folie, dont seul le délire peut nous rapprocher de Dieu. Au fond, vous êtes, Spinoza, sous vos allures humainement raisonneuses, un mystique qui s’ignore…

Fontenelle – Je suis au désespoir, Messieurs d’interrompre votre discussion, dont les enjeux me passionnent. On me fait savoir que le temps imparti à votre colloque est épuisé : vous avez toute l’éternité devant vous pour continuer à débattre, ce que, je n’en doute pas, vous allez continuer à faire loin des oreilles indiscrètes. Retirons-nous, laissons la parole aux vivants, qui se figurent en savoir beaucoup plus que nous sur ce que nous avons pu nous-mêmes penser lorsque nous étions encore de leur monde.

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