Lettre 55 - Boxel à Spinoza

  • 3 août 2005


Au très pénétrant B. de Spinoza,
Hugo Boxel.

RÉPONSE A LA PRÉCÉDENTE

Je réponds un peu tardivement à l’exposé de vos opinions parce qu’une petite maladie m’a privé du plaisir d’étudier et de méditer et m’a empêché de vous écrire. Maintenant, Dieu merci, je suis rétabli. Dans ma réponse je vous suivrai pas à pas sans m’arrêter aux duretés que vous avez pour ceux qui ont écrit sur les spectres.

Je dis donc qu’à mon avis il n’existe pas de spectres du sexe féminin parce que je n’admets pas qu’ils soient engendrés. Quant à leur forme extérieure et à leur composition je n’en dis rien, cela ne m’importe pas. On dit qu’une chose est faite par hasard quand elle arrive sans que celui qui en est l’auteur l’ait eue comme but.

Quand on remue la terre pour y planter des vignes ou pour y creuser un tombeau et qu’on trouve un trésor auquel on n’avait pas pensé, on dit que c’est un hasard. De quelqu’un qui, par une libre décision, fait quelque chose, alors qu’il pouvait également ne pas la faire, on ne dira jamais qu’il agit par hasard, car, si l’on disait ainsi, toutes les actions humaines auraient un caractère fortuit, ce qui serait absurde. C’est le nécessaire et le libre, non le nécessaire et le fortuit qui s’opposent l’un à l’autre. Bien que la volonté de Dieu soit éternelle, il ne suit pas de là que le monde soit éternel, car Dieu a pu décider de toute éternité qu’il créerait le monde à un moment déterminé.

Vous niez que la volonté de Dieu ait jamais été indifférente. Moi aussi, et il n’est pas nécessaire, comme vous le croyez, de considérer ce point avec tant d’attention. Il n’est pas vrai que tous attribuent à la volonté de Dieu un caractère de nécessité : cela en effet enveloppe la nécessité. Or, attribuer à un être une volonté, c’est reconnaître qu’il peut selon sa volonté agir ou ne pas agir. Si nous mettons en lui la nécessité il devra agir nécessairement.

Vous dites enfin que vous n’affirmez de Dieu nuls attributs appartenant à l’homme afin de ne pas créer de confusion entre la nature divine et l’humaine. Jusque-là j’approuve ce langage : nous ne pouvons percevoir en quelle manière Dieu agit, en quelle manière il veut, connaît, examine, voit, entend, etc. Mais si vous lui déniez tout pouvoir d’effectuer ces opérations et déclarez fausses les idées les plus hautes que nous puissions former de lui, si vous prétendez que ces opérations ne sont pas éminemment et métaphysiquement en Dieu, alors je ne conçois plus votre Dieu et ne sais plus ce que vous entendez par ce mot de Dieu. Ce que l’on ne perçoit pas ne doit pas pour cela être nié. L’âme qui est un esprit et une chose immatérielle ne peut agir qu’à l’aide de corps très subtils qui sont les humeurs. Et quel rapport y a-t-il entre l’âme et le corps ? En quelle manière l’âme agit-elle avec l’aide des corps ? Sans eux elle est inerte et, s’ils sont troublés, l’âme fait le contraire de ce qu’elle devrait. Montrez-moi comme cela se produit. Vous ne le pouvez, et je ne le puis davantage. Nous voyons cependant et nous sentons que l’âme agit, et cela reste vrai bien que nous ne percevions pas en quelle manière se produit cette action. De même, bien que nous ne comprenions pas comment Dieu agit et que nous ne voulions pas lui attribuer un mode d’action humain, il ne faut pas cependant nier de lui qu’il possède des modes d’action qui s’accordent éminemment et de façon incompréhensible avec les nôtres, tels le vouloir, le connaître, le voir et l’ouïr, non par les yeux ou les oreilles mais par l’entendement. De même le vent et l’air peuvent sans mains ni outils détruire, bouleverser les régions terrestres et des montagnes, ce qui est impossible à l’homme sans le secours des mains et des machines. Si vous mettez en Dieu la nécessité, que vous le priviez de volonté et de libre choix, on se demande si vous ne dépeignez pas et ne représentez pas l’Être infiniment parfait comme un monstre. Si vous voulez atteindre votre but, il vous faut fonder votre démonstration tout autrement car, dans les raisons que vous donnez, je ne trouve rien de solide. Et si vous y réussissez, il y a d’autres raisons qui peut-être auront un poids égal aux vôtres. Cela posé, continuons.

Vous demandez, pour établir l’existence des esprits dans le monde, des preuves démonstratives. Il y en a peu au monde et en dehors des mathématiques nous n’en trouvons guère d’aussi certaines que nous le souhaitons. Il nous faut nous contenter de conjectures probables et de la vraisemblance. Si les raisons par lesquelles on prouve les choses étaient des démonstrations, seuls les simples et les obtus pourraient y contredire. Mais, cher ami, nous ne sommes pas si heureux. Nous ne sommes pas si exigeants : nous usons dans une certaine mesure de la conjecture et, à défaut de démonstration, nous nous contentons dans nos raisonnements du probable. Cela est manifeste d’après toutes les sciences, tant divines qu’humaines, qui sont pleines de controverses et de discussions, d’où cette conséquence que l’on trouve tant de diversité dans les opinions. Pour cette raison, il y a eu autrefois, vous le savez, des philosophes appelés sceptiques, doutant de tout. Ils agitaient dans leurs discussions le pour et le contre afin d’arriver au probable seulement à défaut de raisons vraies, et chacun d’eux croyait ce qui lui paraissait le plus probable. La lune est située droit au-dessous du soleil, par suite le soleil sera éclipsé en un certain lieu de la terre et si le soleil n’est pas éclipsé, durant le jour, la lune n’est pas située droit au-dessous du soleil. Voilà un argument démonstratif allant de la cause à l’effet et de l’effet à la cause. Il y a quelques démonstrations de ce genre auxquelles nul ne peut contredire, si seulement il les perçoit, mais en très petit nombre.

Pour ce qui est de la beauté, il y a des choses dont les parties sont proportionnées les unes aux autres et qui sont mieux composées que certaines autres. Et Dieu a accordé à l’entendement et au jugement de l’homme un accord, une harmonie avec ce qui est bien proportionné, non avec les choses où il n’y a pas de proportions. De même à l’égard des sons qui s’accordent ou ne s’accordent pas : l’ouïe sait bien distinguer les consonances et les dissonances, parce que les unes procurent du plaisir, les autres de la peine. Une chose parfaite est aussi une chose belle en tant que rien ne lui manque. Il y a de nombreux exemples à donner, je les omets pour ne pas être prolixe. Considérons seulement le monde que nous appelons le Tout ou l’Univers. S’il est vrai qu’il l’est, comme il l’est réellement, il n’est pas gâté ni diminué par des choses incorporelles. Ce que vous dites des centaures, des hydres, des harpies, etc., est sans application ici : nous parlons de genres suprêmes et de leurs premiers degrés qui comprennent des espèces diverses et innombrables, j’entends de l’éternel et du temporel, de la cause et de l’effet, du fini et de l’infini, de l’animé et de l’inaminé, de la substance et de l’accident, ou encore du corporel et du spirituel, etc. Je dis que les esprits ressemblent à Dieu parce qu’il est esprit lui-même. Vous voulez une idée aussi claire des esprits que du triangle et demandez l’impossible. Dites-moi, je vous en prie, quelle idée vous avez de Dieu et si elle est pour votre entendement aussi claire que celle du triangle. Je sais que vous n’avez pas cette idée claire de Dieu, et, je l’ai dit, nous ne sommes pas si heureux que nous percevions les choses par raisonnement démonstratif, le probable tient une bien plus grande place dans le monde. Je n’affirme pas le moins du monde que, s’il y a un corps sans mémoire, etc., il y a une mémoire sans corps, etc. et que s’il y a un cercle sans sphère il y a aussi une sphère sans cercle. Mais cela, c’est descendre des genres universels aux espèces particulières et nous ne raisonnons pas de ces choses. Je dis que le soleil est le centre du monde, et que les étoiles sont plus loin de la terre que Saturne, Saturne plus loin que Jupiter, et Jupiter plus loin que Mars ; de sorte que dans l’air indéfini il y a des choses plus proches de nous, d’autres plus éloignées et c’est ce que nous voulons dire quand nous parlons de choses plus hautes ou plus basses.

Ce ne sont pas ceux qui soutiennent l’existence des esprits qui refusent toute créance aux philosophes, mais bien ceux qui la nient, car tous les philosophes tant anciens que modernes ont été convaincus qu’il y avait des esprits. Plutarque l’atteste dans son Traité des opinions des philosophes et dans son Traité du démon de Socrate ; de même tous les Stoïciens, les Pythagoriciens, les Platoniciens, les Péripatéticiens, Empédocle, Maxime de Tyr, Apulée et d’autres encore. Parmi les modernes nul ne nie les spectres. Rejetez donc tant de sages témoins oculaires et auriculaires, tant de philosophes, d’historiens, qui en font des récits, affirmez que tous ces hommes sont des simples et des insensés au niveau de la masse. Cela ne fait pas que vos réponses aient le pouvoir de persuader, cela n’empêche pas qu’elles ne soient absurdes et ne touchent pas l’objet propre de notre discussion, que vous ne donniez aucune preuve à l’appui de votre opinion. César, de même que Cicéron et Caton, ne rit pas des spectres, mais des présages et des intersignes, et cependant s’il n’avait pas tourné Spurina en dérision, ses ennemis ne l’auraient pas transpercé de tant de blessures. Mais en voilà assez pour cette fois, etc.


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