Lettre 58 - Spinoza à Schuller

Sur la liberté.

  • 5 août 2005


Au très savant G. H. Schuller,
B. De Spinoza.

RÉPONSE A LA PRÉCÉDENTE

Notre ami J. R. m’a envoyé la lettre que vous avez bien voulu m’écrire en même temps que le jugement de votre ami sur ma manière de voir et celle de Descartes touchant le libre arbitre. Cela m’a été très agréable. Bien qu’en ce moment ma santé soit peu solide et que j’aie bien d’autres occupations, votre amabilité singulière et aussi, ce que je considère avant tout, votre zèle pour la vérité, me font une obligation de répondre à votre désir dans la mesure de mes faibles forces. J’avoue en effet que je ne sais pas ce que votre ami veut dire, avant qu’il fasse appel à l’expérience et m’avertisse d’être très attentif. Ce qu’il ajoute ensuite : si de deux personnes l’une affirme ce que l’autre nie, etc., est vrai s’il entend par là que ces deux personnes, bien qu’usant des mêmes mots, pensent à des choses différentes. J’ai jadis donné quelques exemples de désaccords de ce genre à notre ami J. R., à qui j’écris de vous les communiquer.

Je passe maintenant à cette définition de la liberté que votre ami dit être la mienne. Je ne sais d’où il l’a tirée. J’appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Dieu, par exemple, existe librement bien que nécessairement parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même librement parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même et connaît toutes choses librement, parce qu’il suit de la seule nécessité de sa nature que Dieu connaisse toutes choses. Vous le voyez bien, je ne fais vas consister la liberté dans un libre décret mais dans une libre nécessité.

Mais descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre il faut l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée.

Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leur appétits et ignorent les causes qui les déterminent. Un enfant croit librement appeter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard, et bien d’autres de même farine, croient agir par un libre décret de l’âme et non se laisser contraindre. Ce préjugé étant naturel, congénital parmi tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas aisément. Bien qu’en effet l’expérience enseigne plus que suffisamment que, s’il est une chose dont les hommes soient peu capables, c’est de régler leurs appétits et, bien qu’ils constatent que partagés entre deux affections contraires, souvent ils voient le meilleur et font le pire, ils croient cependant qu’ils sont libres, et cela parce qu’il y a certaines choses n’excitant en eux qu’un appétit léger, aisément maîtrisé par le souvenir fréquemment rappelé de quelque autre chose.

Voilà qui, si je ne me trompe, explique suffisamment ma manière de voir sur la nécessité libre et celle qui est une contrainte, comme aussi sur la prétendue liberté humaine, et cela permet de répondre aisément aux objections de votre ami. Il dit avec Descartes : est libre qui n’est contraint par aucune cause extérieure. Si par « être contraint » il entend « agir contre sa propre volonté », j’accorde que dans certaines actions nous ne sommes nullement contraints et qu’en ce sens nous avons un libre arbitre. Mais si par être contraint il entend agir en vertu d’une nécessité (ainsi que je l’ai expliqué) bien qu’on n’agisse pas contre sa propre volonté, je nie que nous soyons libres en aucune action.

Votre ami objecte que nous pouvons user de notre raison très librement, c’est-à-dire absolument, et il persiste dans cette idée avec assez, pour ne pas dire trop de confiance. Qui, dit-il, pourrait dire, en effet, si ce n’est en allant contre le témoignage de sa propre conscience, que je ne puis pas arrêter en moi-même cette pensée : je veux écrire et je ne veux pas écrire. Je voudrais savoir de quelle conscience il veut parler, en dehors de celle dont j’ai supposé la pierre dotée dans mon exemple de tout à l’heure. Pour moi, certes, si je ne veux pas me trouver en contradiction avec ma conscience, c’est-à-dire avec la raison et l’expérience, si je ne veux pas entretenir les préjugés et l’ignorance, je nie que je puisse arrêter en moi-même avec une puissance absolue cette pensée : je veux écrire et je ne veux pas écrire. Mais j’invoque la conscience de votre ami lui-même, qui sans aucun doute a éprouvé qu’il avait dans ses rêves la puissance de penser qu’il voulait écrire ou ne le voulait pas : quand il rêve qu’il ne veut pas écrire, il n’a pas le pouvoir de rêver qu’il veut écrire, et quand il rêve qu’il veut écrire, il n’a pas le pouvoir de rêver qu’il ne veut pas écrire. Et il n’a pas moins éprouvé, à ce que je crois, que l’âme n’est pas toujours également apte à penser à un certain objet, mais suivant que le corps est plus apte à évoquer l’image de tel ou tel objet, l’âme est aussi plus apte à contempler tel ou tel objet.

Quand il dit en outre que les causes pour quoi il se trouve porté à écrire, l’ont bien poussé à le faire mais sans l’y contraindre, il ne veut rien dire (si vous voulez bien examiner la chose sans parti pris), sinon que, dans la disposition d’esprit où il se trouve, des causes qui à un autre moment n’eussent pas eu le pouvoir de l’exciter à écrire se trouvant en conflit avec une affection forte, ont eu un pouvoir suffisant quand il s’est mis à écrire. Cela signifie que des causes qui à un autre moment n’auraient pas été contraignantes, l’ont contraint, à un moment donné, non à écrire contre sa volonté mais à avoir nécessairement le désir d’écrire. Pour ce qu’il dit encore que si nous étions contraints par des causes extérieures, nul ne pourrait acquérir l’état de vertu, je ne sais de qui il tient que nous puissions avoir de la fermeté et de la constance non par une nécessité de notre destinée, mais seulement par un libre décret.

Et enfin puisqu’il déclare que dans l’hypothèse de la nécessité toute mauvaise action serait excusable, je demande et pourquoi donc ? Les hommes méchants ne sont pas moins à craindre ni moins pernicieux quand ils sont méchants nécessairement. Mais sur ce point voyez, s’il vous plaît, la partie II, chapitre 8 de mon Appendice aux livres I et II des Principes de Descartes exposés géométriquement.

Je voudrais, dirai-je encore, que votre ami qui me fait ces objections, me fît connaître en quelle manière il concilie cette vertu humaine née d’un libre décret de l’âme avec la préordination divine. Que s’il reconnaît avec Descartes qu’il ne sait pas opérer cette conciliation, alors il est lui-même percé par le trait qu’il a voulu diriger contre moi. Entreprise vaine, car si vous voulez examiner ma manière de penser d’un esprit attentif, vous verrez qu’elle est parfaitement cohérente, etc.


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