"Sommes-nous spinozistes ?", par Léon Brunschvicg

  • 15 octobre 2009

Il paraît difficile de réfléchir sur l’actualité du spinozisme sans évoquer le souvenir d’un Maître de la pensée française, trop tôt disparu, Arthur Hannequin. A un de ses élèves qui lui demandait quels étaient les derniers bons livres sur Dieu, Hannequin répondait en souriant : Je crois que c’est encore Spinoza et Kant...Peut-être Spinoza (écrivait-il encore), a-t-il trouvé le vrai fond de ce qu’il y a de religieux dans notre âme, en y trouvant la présence de ce qu’il appelait la substance de Dieu. C’est peut-être le seul exemple d’une doctrine religieuse que n’ébranle en rien la ruine de toute la construction métaphysique qui l’enveloppe. Et il est saisissant d’apercevoir tout ce qui lui est commun avec Kant, qui certainement, sous le nom de Raison, reconnaît une présence semblable mais ne consent jamais à spéculer sur le même sujet.Nul, moins qu’ Hannequin, ne négligeait l’enveloppe métaphysique du spinozisme. Dans l’épreuve que la maladie lui imposait, ç’a été un de ses regrets de ne pas avoir donné au public les Cours sur Spinoza, qu’il avait professés à l’Université de Lyon. Selon le témoignage de son excellent biographe, M. J. Grosjean, il n’aurait pas voulu partir sans avoir dit tout haut quelque chose de ce que Spinoza lui avait fourni pour sa vie à lui et pour sa pensée, et de ce qu’il fournira longtemps à ceux qui seront capables de l’entendre. Et l’on est assuré que ce n’est pas entendre Spinoza que de laisser tomber la structure de l’oeuvre pour retenir seulement, et commenter, dans le vague éclectisme d’une exposition populaire, les notions d’âme ou de liberté, d’infini ou de béatitude. C’est à la considération de sa structure technique, au contraire, qu’ Hannequin eût demandé d’expliquer le caractère unique du spinozisme, la continuité de rythme rationnel qui surmonte l’inquiétude et l’instabilité dont s’accompagnent, chez les mystiques, les alternatives du sentiment ou les désordres de l’imagination, qui établit entre les hommes et Dieu une adéquation d’intimité spirituelle (p. 54) que n’altère aucun reste de tradition puérile, aucune formule d’orthodoxie littérale.Or, si à cette vérité suprême nous accédons grâce à l’enchaînement des théorèmes sur la natura naturans et sur la natura naturata, il reste (et telle nous paraît être la pensée d’Hannequin, à laquelle nous nous attachons ici), que cette vérité ne saurait, en elle-même, demeurer prisonnière des moyens de fortune qu’un écrivain de génie est contraint d’utiliser pour essayer de se communiquer au dehors. Lorsque Freudenthal eut démontré, dans un travail mémorable sur le vocabulaire de Spinoza, qu’il avait mis à contribution la terminologie de la scolastique (et il eût été surprenant qu’il eût employé un autre vocabulaire que celui qui avait été enseigné à ses lecteurs), on en a conclu qu’il fallait renoncer au portrait classique du disciple enthousiaste de Descartes, occidental et moderne par excellence ; et cela jusqu’au jour où l’on s’est avisé de procéder à une enquête analogue en ce qui concerne Descartes : alors on n’a pas eu de peine à montrer (M. Gilson, en particulier, l’a fait, à diverses reprises, de la façon la plus brillante), que la révolution cartésienne s’est opérée en respectant les cadres linguistiques de la tradition péripatéticienne.L’apparence de construction, que l’on prête au spinozisme, tient à l’enveloppe scolastique dont on l’entoure lorsqu’on se représente l’âme et le corps comme formant, au contact l’une de l’autre, les deux moitiés d’une substance complète, et lorsque, envisageant chacune de ces substances complètes comme un empire dans un empire, on les juxtapose dans cette sorte d’espace métaphysique qui est le lieu intelligible de l’ancien dogmatisme. Mais il n’y a pas de place, même pour une apparence de construction, dans une doctrine de l’immanence rationnelle, qui commence par nier le réalisme spatial d’où procède la supposition de la pluralité des substances. Et s’il est vrai qu’un tel réalisme est apparenté, dans sa genèse historique et dans sa constitution logique, au type euclidien de déduction, qui sert de modèle aux démonstrations de l’Ethique, il est vrai aussi que la déduction euclidienne se réfère à l’intuition d’un espace donné partes extra partes. Or, pour que, (p. 55) chez Spinoza, l’étendue ait, comme la pensée, la puissance et la dignité d’un attribut, il faut bien que l’intuition d’un espace ainsi donné apparaisse encore comme une abstraction qui correspond à un stade auxiliaire du travail de l’imagination ; il faut que l’Ethique lui oppose l’intuition, purement intellectuelle, d’une étendue qui est unité infinie et indivisible. Et cette opposition ne prend de sens qu’à la condition qu’on l’éclaire en remontant à son principe, à l’antithèse entre la géométrie d’Euclide qui astreint ses raisonnements à la considération des figures et la géométrie de Descartes qui s’en dégage entièrement, qui est analyse pure. Enfin, pour bien comprendre qu’il ne s’agit pas ici d’une interprétation introduite, après coup et artificiellement, dans la pensée du XVIIe siècle, il convient de nous reporter aux pages les plus décisives peut-être que nous présente l’histoire de la philosophie moderne, celles où Descartes avertit expressement les auteurs des Secondes Objections aux Méditations Métaphysiques, qu’il est dangereux de traduire, dans l’ordre de la synthèse qui est l’ordre traditionnel de l’exposition, une philosophie toute nouvelle, caractérisée par le primat de lucidité rationnelle et de fécondité inventive qu’elle reconnaît à l’analyse.Un premier point nous semble acquis : il n’est nullement nécessaire, pour être spinoziste, que nous nous asservissions au langage du réalisme substantialiste ou à l’appareil de la démonstration euclidienne. Peut-être serons nous d’autant plus près de Spinoza que nous aurons su mieux éviter les équivoques séculaires que l’un et l’autre entraînent avec soi. Le problème que nous rencontrons ainsi est analogue à celui que s’étaient posé les premiers qui se sont appelés eux-mêmes philosophes, les pythagoriciens. Il leur est arrivé de se demander ce que c’était que d’être pythagoricien ; et ils se sont aperçus qu’ils faisaient à la question deux réponses contradictoires. Pour les uns, ceux que les doxographes désignent sous le nom significatif d’acousmatiques, être pythagoricien, c’est répéter, telles que l’oreille les a recueillies, les (p. 56) paroles du Maître, leur accorder le prestige d’un charme magique qui devra être, coûte que coûte, préservé de tout contact profane : le secret de l’initiation mystérieuse est, à lui seul, promesse d’élection et de salut. Pour les autres, pour les mathématiciens, il n’y a de salut que par la sagesse véritable, c’est-à-dire par la science, initiation lumineuse, dont aucune intelligence humaine n’est exclue. La constitution de la méthodologie mathématique apporte avec elle une norme d’infaillibilité, dont, nécessairement, la vertu se prolongera, de découverte en découverte, de génération en génération. Mais dans l’histoire, les acousmatiques l’emportèrent sur les mathématiciens ; et leur victoire fut mortelle pour la civilisation de l’antiquité : l’avènement, éphémère, avec Pythagore, de l’homo sapiens, y a servi, en définitive, à ressusciter, par la théosophie du néo-pythagorisme, l’homo credulus du moyen âge homérique.Or, s’il est un philosophe qui ait pris soin de prévenir, à son propos, tout conflit entre acousmatiques et mathématiciens, nous pouvons dire que c’est Spinoza. Les premières pages du De Intellectus Emendatione relèguent expressement la connaissance ex auditu, la foi, au plus bas degré de la vie spirituelle, tandis que l’Appendice du de Deo rattache la destinée de l’humanité à la construction de la mathesis, qui a remplacé l’anthropomorphisme de la finalité transcendante par la vérité des raisonnements sur l’essence des figures et sur leurs propriétés. Avec Descartes, grâce à l’établissement du principe d’inertie, cette même mathesis qui, au temps de Platon, n’apparaissait dans sa pureté qu’à la condition d’envoyer promener les phénomènes, a pris possession du monde physique, du monde biologique et, partiellement, du monde psychologique. Spinoza lève les dernières restrictions que Descartes apportait encore à l’application de sa propre méthode, demeurant, comme il aimait à dire, fidèle à la religion de sa nourrice et mettant à part les vérités de la foi. Le Tractatus Theologico-politicus élimine tout préjugé de sacré : ex quo sequitur nihil extra mentem absolute, sed tantum respective ad ipsam sacrum aut profanum aut impurum esse.(p. 57) Cette relativité du sacré, qui nous conduit à mettre sur le même plan de synthèse et de subjectivité tous les mythes et tous les dogmes, le développement des études sociologiques au XXe siècle l’a confirmée. Mentalité primitive et mentalité puérile vont de pair ; et c’est ce que Descartes indique déjà, lorsqu’il propose, comme justification du doute méthodique, tantôt l’inconsistance de la physique scolastique, tantôt l’arbitraire des jugements enfantins. Il écrit dans l’Abrégé qu’il a donné des Méditations : De rebus omnibus, praesertim materialibus, possumus dubitare, quamdiu scilicet non habemus alia scientiarum fundamenta quam ea quae antehac habuimus. Et les premières lignes des Principes de la Philosophie sont celles-ci : Quoniam infantes nati sumus, et varia de rebus sensibilibus judicia prius tulimus quam integrum nostrae rationis usum haberemus, multis praejudiciis a veri cognitione avertimur. C’est en suivant jusqu’au bout l’élan de la critique cartésienne que Spinoza, plus franchement et plus radicalement que l’avaient fait un Montaigne et un Hobbes, a explicité le mécanisme biologique et social dont procèdent les valeurs qui ont séduit l’imagination des peuples enfants et par lesquelles ils ont eu l’illusion de participer à une vie supérieure : faculté du libre-arbitre appelée à s’exercer sur une alternative de bien et de mal qui aurait été imposée à leur conscience par la volonté d’en haut, et qui trouverait sa sanction dans une existence d’outre-tombe. Mais il est clair que, si toute imagination transcendante est un rêve illusoire, le spinozisme va poser un nouveau problème, et cette fois contre lui-même. Il semble, en effet, que la restauration des valeurs religieuses, dans la dernière partie de l’Ethique, ne s’explique plus : la liberté de l’âme et son éternité, Dieu et la béatitude perdent toute signification véritable.Ce nouveau problème rejoint celui que l’Ethique avait posé dès son apparition. Sans parler de Malebranche et de Fénelon, qui se croyaient dispensés de toute générosité, de toute charité, à l’égard de Spinoza, l’auteur du Dictionnaire historique et critique (p. 58) et l’auteur de la Théodicée, qui figurent les deux extrémités de la pensée dans les dernières années du XVIIe siècle, s’accordent à le considérer comme un athée de système. Tout ce que peut dire un homme qui refuse de croire au Dieu de la dévotion vulgaire, Deus qualis apud pios habetur, ne saurait être, aux yeux de Leibniz, que colifichets pour le peuple : ad populum phaleras. Et si pour nous il n’y a plus sans doute de scandale, l’étonnement subsiste. Le rationalisme positif du Tractatus Theologico-politicus a devancé les résultats les plus précieux de la critique contemporaine ; il a fait justice de cette philosophie secrète dont parle Kant, grâce à laquelle le dogmatisme de l’Ecole s’adaptait rétrospectivement à la cosmogonie de la Bible ou à la mythologie du Timée, comme l’ontologie wolffienne s’animait par sa vision swedenborgienne du mundus intelligibilis. Comment la ruine de cette philosophie secrète n’entraînerait-elle pas, à son tour, dans le néant, la métaphysique religieuse de l’Ethique, où la critique historique du XXe siècle tend à déceler une survivance de la théologie médiévale qui avait imprégné l’enfance de Spinoza ? Que l’on fasse donc grief à Spinoza, ou d’avoir commencé comme Hobbes, ou de ne pas oser finir comme lui, la prétention apparaît également contradictoire de revenir à une doctrine de l’homo duplex, alors que l’on fait fond sur la rigueur et sur l’universalité du mécanisme pour professer une psychologie et une morale strictement naturalistes. Et n’est-ce pas le sentiment de cette contradiction, qui explique la tactique paradoxale des philosophes romantiques par lesquels a revécu l’inspiration du spinozisme ? Ils ont récusé la substructure mathématique de l’Ethique ; ils ont réhabilité cet hylozoïsme de la Renaissance, où Kant voyait la mort de toute science véritable, mais dont la métaphysique tire ses facilités pour osciller entre le plan de l’immanence et le plan de la transcendance.C’est précisément l’éclaircissement de ce paradoxe qui va nous conduire à la solution que nous cherchons. Il y a un néo-spinozisme, chez Schelling et chez Schopenhauer, mais qui tourne le dos au spinozisme, comme le néo-platonisme de Plotin ou de Proclus tournait le dos au platonisme. Ici et là, en effet, il s’en (p. 59) faut de ce que Platon et Spinoza ont considéré comme caractéristique et constitutif de leur propre doctrine, de ce qui, à leurs yeux comme aux nôtres, y introduit une qualité propre de vérité, à savoir l’armature scientifique. De cela les romantiques n’ont rien soupçonné ; à aucun moment ils ne se sont doutés qu’il y avait géométrie et géométrie, et que si, pour ressaisir la pensée vivante de Spinoza, il était nécessaire de percer la carapace de la déduction euclidienne, qui l’enveloppe, il était souverainement imprudent d’éliminer en même temps l’ossature de l’analyse cartésienne, qui la soutient. Leur excuse, dans l’histoire, c’est qu’ils n’ont aperçu la raison et la science qu’à travers Kant ; et Kant n’a eu de Descartes qu’une connaissance tout à fait superficielle et vague ; notamment, la Géométrie, qui contient la clé de la méthode, paraît lui avoir été si complètement étrangère que, dans la Préface de la Première édition de la Critique de la Raison pure, avec une ingénuité qui déconcerte, il date de Locke la théorie moderne de la connaissance. Or l’ignorance au sujet de Descartes ne devait pas seulement interdire à Kant l’intelligence du spiritualisme spinoziste ; il importe de remarquer qu’elle a encore eu cette conséquence, particulièrement fâcheuse, de le condamner à ne retrouver qu’à tâtons, engagée dans des confusions inextricables, cette même doctrine des jugements synthétiques a priori, que l’analyse cartésienne enfermait et dont le Tractatus de intellecus emendatione avait déjà porté l’expression à son plus haut degré de lumière et de pureté. Nous le comprenons nettement, maintenant que les philosophes ont repris contact avec l’évolution de la pensée mathématique : c’était méconnaître la synthèse, en tant qu’acte original de l’esprit, que d’aller la chercher dans les cadres de la logique aristotélicienne où tout jugement est arbitrairement supposé du type prédicatif ; c’était altérer d’avance la notion de l’a priori que de la subordonner à la distinction surannée de la forme et de la matière ; d’où il résultait, en effet, que l’a priori se ramenait à un système factice de purs concepts, de catégories abstraites, que Kant ne s’est donné l’illusion d’avoir déduit qu’en imaginant une conscience originaire, tellement (p. 60) éloignée de notre conscience réelle que l’accès nous en était refusé. L’homo nooumenon demeure mystérieux pour l’homo phaenomenon. Cette inadéquation essentielle, cette inconscience radicale, de ce qui aurait dû être, de ce qui est effectivement chez Spinoza, la conscience adéquate, a empêché Kant de recueillir le bénéfice de sa propre révolution critique. La critique était faite pour affranchir définitivement le rationalisme de toute référence à une imagination supra-humaine. Et cependant Kant s’obstinera dans l’ambition chimérique de transcender le Cogito : il poursuivra tout comme Wolff et comme Mendelssohn, l’ombre d’une substance psychique, de telle sorte que la psychologie transcendantale, dénaturée ainsi à plaisir, finira par lui apparaître aussi sophistique que la théologie pseudo-rationnelle de l’ontologie classique.Entre Spinoza et nous, cessons maintenant de laisser s’interposer cette tentative malheureuse pour associer des types de pensée compatibles : réflexion critique de la logique transcendantale et tradition dogmatique de la logique scolastique. Remontons même au delà de l’éclectisme leibnizien. L’analyse cartésienne va nous apporter l’intelligence d’une doctrine des jugements synthétiques a priori qui sera entièrement affranchie du préjugé aristotélicien des concepts et des catégories. Le propre de l’analyse mathématique est de créer progressivement l’algèbre, la géométrie, la mécanique, à partir du jugement simple, de la relation d’évidence, qu’exprime l’équation de type élémentaire. Encore convient-il de remarquer que Spinoza entreprend le de intellectus emendatione, dans le dessein de redresser Descartes sur un point où il rencontrait la tradition de l’Organon péripatéticien : à savoir le primat de la méthode, qui implique la supposition d’une forme universelle préexistant à ses diverses applications. Selon Spinoza, la science se constitue, et elle constitue la réalité, par le développement d’une activité qui est inhérente à l’idée conçue comme affirmation de soi et qui, spontanément, de synthèse en synthèse, s’étend jusqu’au système total de la nature. La méthode accompagne la science, mais à titre de connaissance réflexive, en tant qu’idée d’idée, c’est-à-dire en tant que conscience. (p. 61) Ce que le Tractatus de intellectus emendatione appelait méthode, c’est identiquement ce que l’Ethique appelle conscience ; et, pour nous, tout le spinozisme est là, dans cette identité de la méthode rationnelle et de la conscience adéquate, grâce à laquelle sont surmontées les difficultés du problème que la pensée moderne a posé avec le Cogito cartésien.Au point de départ du Cogito, il y a l’Ego : l’être, uniquement replié sur soi, semble se séparer de tout contenu spirituel, comme il est arrivé peut-être pour Montaigne, comme il arrive pour le Narcisse de M. Paul Valéry. Mais, au terme, n’y aura-t-il pas la Cogitatio, c’est-à-dire, selon l’expression suggérée à M. Valéry par la méditation de Léonard de Vinci, cette conscience accomplie qui se contraint à se définir par le total des choses ? Or, l’Ethique opère le passage de la solitude du moi à la conscience de soi et des choses et de Dieu, qui est le privilège du sage. Pour cela elle ne fait appel à rien d’autre qu’à une présence ; et la seule présence qui soit à la fois réelle et toute spirituelle, c’est la mathesis. Découvrant la nécessité de l’enchaînement universel, la mathesis intègre nécessairement à la conscience l’intelligence de cette nécessité. On est spinoziste quand on comprend qu’il ne saurait y avoir là deux nécessités, pas plus qu’il n’y a deux maladies, l’une dont souffre le malade, l’autre que le médecin guérit. Encore le domaine moral, où s’exerce la médecine de l’âme, a-t-il pour caractère que le malade et le médecin sont un seul et même homme. Cet homme ne peut pas ne pas être malade, tant qu’il se fait du monde une représentation lacunaire et discontinue, que l’imagination qualifie et passionne. Cet homme ne peut pas ne pas être guéri, lorsque l’univers s’est totalisé en lui par le progrès de la connaissance : combler lacunes et discontinuités, c’est du même coup avoir fait disparaître la maladie imaginaire qui était née de la détermination, c’est-à-dire de la négation, individualiste. Nous sommes libres, non parce que nous avons affirmé, dans l’abstrait, la volonté de nous libérer, non parce que nous avons été délivrés par une faveur du dehors et d’en haut, mais parce que la science concrète de la nature a enrichi notre être, (p. 62) parce que, parvenue à son unité totale, elle nous a rendu Dieu intime. La religion véritable a trouvé dans le naturalisme son point d’appui.Assurément, lorsque Spinoza se divertissait au spectacle des guerres civiles entre araignées ou de leurs batailles avec les mouches, c’est aux hommes qu’il songeait : il admirait l’impérialisme congénital à tout être qui fait de sa personne un absolu et qui travaille pour y subordonner le reste de l’univers. Or nous n’échapperons pas à la fatalité de la nature par l’orgueil de transcender l’humanité : humaine, trop humaine, est l’illusion d’une origine céleste, qui prétend arracher notre espèce aux lois de la réalité sublunaire, l’apparenter aux occupants sublimes d’un monde supralunaire. Dès le seizième siècle, la révolution de Copernic a détruit l’image de ce monde, que les analogies anthropomorphiques avaient peuplé. Puisque la matière du ciel et la matière de la terre sont une seule et même matière, les réalités célestes ne sont que des métaphores ruineuses ; les espaces infinis entrent dans le silence éternel qui glaçait d’effroi Pascal. Mais la dignité de la pensée redressera l’homme, qui pouvait paraître d’abord accablé par le succès du savoir rationnel. Le réalisme métaphysique du moyen-âge imaginait un lieu intelligible qui se superposait, verticalement, matériellement, à l’espace sensible où nos yeux voient le soleil tourner autour de notre planète ; l’idéalisme de la science moderne substitue, dans notre conscience, à cet espace sensible un espace intellectuel qui lui est numériquement identique, mais qui en est la vérité, l’espace où les yeux de l’âme, c’est-à-dire les démonstrations, permettent de constituer, hors de toute illusion géocentrique, les mouvements réels qui s’accomplissent effectivement. Le spinozisme met donc en évidence toute l’exactitude et toute la profondeur de la maxime kantienne : en ce qui concerne la connaissance de soi-même, la descente aux enfers est la seule voie de l’apothéose. Il a dû accepter l’apparence du naturalisme, même (p. 63) du matérialisme, pour dissiper le mirage du surnaturel, pour parvenir à l’intelligence de la spiritualité véritable. C’est en niant l’espérance contradictoire d’une vie future, qui prolongerait en quelque sorte le temps hors du temps, que nous nous élevons jusqu’à la conscience de l’éternité qui est immanente au cours de la durée, au sentiment de l’existence radicale. Le paradoxe que présente le rétablissement religieux de l’Ethique est donc résolu du moment qu’une ligne de démarcation est tracée entre le surnaturel et le spirituel. La réflexion de Spinoza sur la scolastique juive l’avait averti que la métaphysique d’Aristote se développait sur un plan parallèle à la cosmogonie de Moïse : c’est dans une même vision anthropocentrique du monde que prennent place la hiérarchie des créatures angéliques et les âmes bienheureuses des astres. Par contre, l’avènement du cartésianisme explique pourquoi il y a dû y avoir un Nouveau Testament, et quel en a été le bienfait décisif : à la Bible de l’imagination a succédé l’Évangile de la raison. Le Logos, conçu désormais sub specie quadam aeternitatis, est dégagé de toute subordination aux formes verbales qui paraissent l’incarner en un certain pays et pour un certain temps. L’universalité de la lumière naturelle, par laquelle Dieu se communique à l’homme d’esprit à esprit, sans se laisser matérialiser dans aucun symbole extérieur à l’intelligence, ne souffre plus d’être brisée par l’institution contradictoire de catholicités restreintes, et divisées contre elles-mêmes. A la science virile correspond la religion virile, celle qui se conforme, avec une entière sincérité, à l’exigence de vérification que Bossuet avait proclamé dans le texte classique : Le plus grand dérèglement de l’esprit, c’est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient, et non parce qu’on a vu qu’elles sont en effet.Qu’un tel enseignement convienne particulièrement à notre époque, il serait superflu d’y insister. Avant William James, qui nous a familiarisés avec les variétés étonnantes de la conscience religieuse, Kant avait eu le souci de rechercher et d’énumérer les sources où le dérèglement de l’esprit s’alimente pour la floraison des croyances extra-rationnelles. C’est la Schwärmerei, fanatisme qui (p. 64) allègue une prétendue expérience interne des effets de la grâce ; c’est l’Aberglaube, superstition qui invoque une soi-disant expérience externe du miracle ; c’est l’Illuminatismus, illusion des adeptes qui s’attachent aux mystères en attribuant à leur entendement des lumières extraordinaires dans l’ordre surnaturel ; c’est la Thaumaturgie, tentative téméraire pour exercer une action surnaturelle par les moyens de la grâce. Toutes ces puissances mystiques sont, nous le savons en toute évidence, des puissances trompeuses ; car elles érigent en objet réel la simple représentation de leur objet ; ce qui est proprement, selon Kant, la définition de la folie. De fait, et les analyses de William James en témoignent suradondamment, chaque fois que l’homme s’arroge le privilège de facultés qui auraient dû l’élever au-dessus de l’humanité, ç’a été pour revenir en arrière, pour soustraire à l’examen de la raison ses croyances d’enfant, empruntées elles-mêmes à l’enfance de notre espèce. Mais, du moment que de telles facultés n’existent pas, qu’il n’y a même pas de facultés du tout, que l’imagination correspond seulement à un premier déploiement d’activité intellectuelle, encore partiel et incomplet, alors, de la religion capable de traverser l’épreuve du feu en surmontant les causes de déviation et de corruption que le génie de Kant a signalées, nous ne devrons pas nous contenter de dire qu’elle est une Religion dans les limites de la simple raison, qui pourrait encore espérer, du clair-obscur de la tradition ou de l’inconscient, quelque complément et quelque secours. Elle est la religion rationnelle, c’est-à-dire, comme le pensait Spinoza, la religion absolument parlant, de même que la physique rationnelle est la physique absolument parlant. C’est pourquoi, dans la mesure où nous saurons nous mouvoir de la science à la religion, comme de la vérité à la vérité, sans rompre l’unité indivisible de l’esprit, sans renoncer à la pleine lumière de la conscience, nous aurons le droit de dire que nous sommes spinozistes.

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