"Spinoza, penseur politique", par Pierre-François Moreau

  • 5 mai 2004

En 1670, les Pays-Bas sont probablement le pays le plus libre d’Europe, notamment sur le plan religieux. Pas d’inquisition, pas de persécution, on peut y publier des livres qui ne paraîtraient nulle part ailleurs, on y poursuit des recherches en physique ou en astronomie sans se soucier de contredire les dogmes ; certes, les pasteurs calvinistes peuvent toujours condamner les ouvrages hétérodoxes, mais leurs condamnations restent sans effet pratique puisque le magistrat civil ne suit pas. C’est donc à Amsterdam, à Leyde, à Rotterdam que viennent se réfugier ceux qui sont chassés des autres pays d’Europe pour leur audace de pensée ou pour leur foi. Pourtant il y a quelques ombres au tableau les synodes ne se satisfont pas de cette situation de relative liberté et ils souhaitent ardemment le retour au contrôle. Quand la conjoncture le permet, ils arrivent parfois à obtenir l’interdiction d’un livre, voire la condamnation de l’auteur. Quelques années auparavant, un ami de Spinoza, Adrian Koerbagh, l’a appris à ses dépens : dénoncé par son imprimeur, il a été arrêté, condamné et a fini ses jours au bagne. Exception ? Si les synodes parvenaient à faire régner leur ordre, elles pourraient devenir la règle. Or les pasteurs (et certains hommes politiques avec eux) ne cessent de répéter que cette liberté est nuisible à la religion et à l’État. En affaiblissant l’orthodoxie, disent-ils, elle ruine la piété , et par là-même la société qui repose sur elle. L’État ne doit donc pas y être indifférent : c’est sa propre ruine qu’il prépare s’il est trop tolérant. D’où l’apologie, sous leur plume, du modèle biblique de la théocratie (un terme ancien, qui retrouve de la vigueur au XVIIe siècle) : des lois données au nom de Dieu, des rois soumis aux grands-prêtres, la vie politique gouvernée par la vie religieuse. Face à de telles thèses, les républicains se défendent. C’est dans ces conditions que Spinoza publie (anonymement) son premier grand livre : le Traité théologico-politique. Le sous-titre est clair : il s’agit de défendre la « liberté de philosopher » en montrant qu’elle n’est nuisible ni à la vraie piété (qui est intérieure), ni à la solidité de l’État ; mieux qu’elle leur est nécessaire - parce que c’est la superstition et la haine théologique qui ruinent la vraie piété ; et que les menées et les intrigues des théologiens conduisent à la guerre civile et détruisent la paix et la prospérité de la république. Les arguments du parti théologique sont donc retournés contre lui : c’est lui qui est un nid d’impies et de factieux. Pour établir ces positions, Spinoza est amené à traverser tous les champs classiques de la politique : le pacte social, le droit de nature, le rapport des religions et de l’État ; mais aussi à étudier la base sur quoi les pasteurs fondent leurs exigences : la Bible, les prophéties, les miracles, le modèle de l’État des Hébreux et la théocratie. Il faut retenir, donc, que ces grands thèmes n’apparaissent qu’à l’occasion et au service d’une cause à défendre : le Traité est d’abord un livre militant. La pensée politique de Spinoza s’est forgée dans le combat.

Quelques années plus tard, les républicains ont perdu la partie : à la faveur de la guerre contre la France, le parti orangiste a repris le pouvoir, et les théologiens avec lui. Il n’est plus temps d’écrire des pamphlets, mais il reste nécessaire de s’interroger sur le moyen de faire vivre un État dans la paix quelle que soit sa forme de gouvernement. Spinoza entreprend donc la rédaction d’un nouvel ouvrage, le Traité politique, qu’il laissera inachevé et que ses amis publieront dans ses oeuvres posthumes : il y réfléchit sur les fondements de la vie sociale, les formes de pouvoir, de propriété, de justice, selon qu’on est en monarchie, aristocratie ou démocratie. Il rappelle ses positions sur la nécessaire subordination des Églises à l’État, mais cette fois il prend en vue toutes les institutions pour montrer comment forger un équilibre qui préservera la sécurité et la liberté de tous. Car celles-ci, réaffirme-t-il, constituent le fondement et le but de l’État. Parce que chaque individu est animé d’une puissance singulière qui exprime la force de la Nature - c’est-à-dire de la nécessité divine.

Par ces deux livres - et par la philosophie de la puissance qui les sous-tend- Spinoza apparaît comme l’un des grands penseurs politiques de l’âge classique. Comme Bayle et Voltaire il a défendu la tolérance, comme Hobbes et Rousseau il a construit une théorie du contrat social, comme Montesquieu il étudie les trois gouvernements... Mais on se tromperait à trop souligner les similitudes avec ses contemporains. Quand il défend la « liberté de philosopher », il ne prononce pas une seule fois le mot tolérance, et les arguments qu’il donne au Souverain (dont il dit bien qu’il doit être absolu) se fondent non pas sur un droit inné de l’homme, mais d’abord, tout simplement, sur le fait que les passions rendent impossible aux hommes de se taire. Quand il semble construire une théorie du pacte, c’est pour ajouter très vite que dans la pratique elle est irréalisable et pour y substituer une théorie des besoins et des passions fondatrices de la société. Enfin, quand il distingue les types d’État, c’est moins pour en chercher les principes et les vertus que pour y trouver les lois des intérêts et des affects qui secouent la vie des hommes. En somme, un réalisme parfois brutal, qui refuse tout ce qui pourrait engendrer la moindre illusion sur les conduites humaines ; le ton volontiers cynique (« il y aura des vices tant qu’il y aura des hommes ») pourrait faire croire à un pessimisme résigné ; il justifie paradoxalement le républicanisme (aux aristocrates qui refusent le débat public sur la politique parce que la foule est violente, instable, incompétente, Spinoza concède volontiers qu’elle est tout cela ; mais comme la nature humaine est une et la même, on retrouvera les mêmes vices chez les aristocrates, avec en plus le goût du secret qui produit là tyrannie ; il vaut donc mieux discuter les questions politiques avec la multitude).

D’autres réflexions, moins aperçues, apparaissent étrangement modernes au détour des textes. Il faut souligner sa réflexion sur l’identité symbolique du peuple. Qu’est-ce qui fait d’un peuple un peuple ? question qui a hanté toute une époque - et dans plusieurs directions : qu’est-ce qui unit les individus en un tout qui est un individu lui aussi ? qu’est-ce qui le distingue des autres nations (le contrat ne peut les fonder que semblables) ? et - surtout : qu’est-ce qui fait qu’il demeure un peuple et ce peuple (c’est-à-dire qu’il ne se décompose pas par la guerre civile et l’imitation de l’étranger) ? A la première question les théories du pacte ont une réponse - guère à la deuxième ; et à la troisième elles doivent chercher des solutions de fortune (la religion civile chez Rousseau). Spinoza répond d’abord par le jeu des intérêts (dans le Traité politique) ; par celui des passions (dans le Théologico-politique) mais aussi, dans d’autres passages, par tout autre chose : l’unité symbolique - la circoncision pour les Hébreux, la natte pour les Chinois. Et si elle est si forte qu’elle a permis aux Juifs de subsister quand ils n’ont plus d’État ;et aux Chinois de perdurer sous les conquérants qui leur ont imposé une série de maîtres étrangers. C’est pourquoi, lorsqu’il recompose des modèles d’États dans le Traité politique, il reprend en compte cette question de l’identité et des symboles qui lui donnent une existence immédiatement perceptible.

Une autre dimension frappe encore en contrepoint des thèmes politiques : le matériau historique sur lequel s’appuie la démonstration. Spinoza est un grand lecteur des pages historiques de la Bible, et aussi des historiens latins, espagnols et néerlandais. Deux images le hantent : la fondation d’un État, sa disparition. Il a consacré des dizaines de pages à Moïse. Mais il est remarquable que l’un des épisodes qui reviennent le plus souvent sous sa plume, c’est celui de la ruine de Jérusalem. Les lecteurs ne s’en rendent pas toujours compte parce qu’il ne le traite guère pour lui-même, et parce que les citations qu’il en donne sont empruntées à trois morceaux différents du récit biblique (le Livre des rois, les Chroniques et le Livre de Jérémie). Mais, très souvent, même pour de tout autres sujets, lorsqu’il doit donner un exemple de la différence de style entre les prophètes, ou de la nécessité pour un prophète de se faire reconnaître à un signe, les exemples qu’il donne sont empruntés à ce moment fatidique, comme s’il hantait son imagination - la vision de la ville en flammes et du peuple qui part pour l’exil ? plus encore, la discussion sur le statut nouveau des exilés et l’adaptation nécessaire à de nouvelles lois. Ainsi tout se passe comme si, tout au long de sa vie intellectuelle, Spinoza n’avait cessé de ruminer sur ces moments décisifs : celui où un peuple se donne des lois pour vivre politiquement, celui où il perd son indépendance - et sur le lien qui relie ces moments à travers les siècles : ce sont les erreurs dans la première mise en forme de la liberté qui en provoqueront la perte par-delà le cours de l’histoire.

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