Traité politique, II, §07

  • 24 novembre 2004


Personne ne peut nier que l’homme, comme les autres individus, s’efforce à conserver son être [1]. Si l’on pouvait concevoir quelques différences, elles devraient provenir de ce que l’homme aurait une volonté libre. Mais plus l’homme est conçu par nous comme libre, plus nous sommes obligés de juger qu’il doit nécessairement conserver son être et se posséder lui-même ; quiconque ne confond pas la liberté avec la contingence, m’accordera cela sans difficulté. La liberté en effet est une vertu, c’est-à-dire une perfection. Rien en conséquence de ce qui atteste dans l’homme de l’impuissance, ne peut se rapporter à sa liberté. L’homme par suite ne peut en aucune façon être qualifié de libre parce qu’il peut ne pas exister ou parce qu’il peut ne pas user de la raison, il ne peut l’être que dans la mesure où il a le pouvoir d’exister et d’agir suivant les lois de la nature humaine. Plus donc nous considérons qu’un homme est libre, moins nous pouvons dire qu’il ne peut pas user de la raison et préférer le mal au bien, et ainsi Dieu, qui est un être absolument libre, connaît et agit nécessairement, c’est-à-dire qu’il existe, connaît et agit par une nécessité de sa nature. Il n’est pas douteux en effet que Dieu n’agisse avec la même nécessité qu’il existe ; de même qu’il existe en vertu d’une nécessité de sa propre nature, il agit aussi en vertu d’une nécessité de sa propre nature, c’est-à-dire avec une absolue liberté [2].


Traduction Saisset :

Que l’homme, ainsi que tous les autres individus de la nature, fasse effort autant qu’il est en lui pour conserver son être, c’est ce que personne ne peut nier. S’il y avait ici, en effet, quelque différence entre les êtres, elle ne pourrait venir que d’une cause, c’est que l’homme aurait une volonté libre. Or, plus vous concevrez l’homme comme libre, plus vous serez forcé de reconnaître qu’il doit nécessairement se conserver et être maître de son âme, conséquence que chacun m’accordera aisément, pourvu qu’il ne confonde pas la liberté avec la contingence. La liberté, en effet, c’est la vertu ou la perfection. Donc tout ce qui accuse l’homme d’impuissance ne peut être rapporté à sa liberté. C’est pourquoi on ne pourrait pas dire que l’homme est libre en tant qu’il peut ne pas exister ou en tant qu’il peut ne pas user de sa raison ; s’il est libre, c’est en tant qu’il peut exister et agir selon les lois de la nature humaine. Plus donc nous considérons l’homme comme libre, moins il nous est permis de dire qu’il peut ne pas user de sa raison et choisir le mal de préférence au bien ; et par conséquent Dieu, qui existe d’une manière absolument libre, pense et agit nécessairement de la même manière, je veux dire qu’il existe, pense et agit par la nécessité de sa nature. Car il n’est pas douteux que Dieu n’agisse comme il existe, avec la même liberté, et puisqu’il existe par la nécessité de sa nature, c’est aussi par la nécessité de sa nature qu’il agit, c’est-à-dire librement.


Quod autem homo, ut reliqua individua, suum esse, quantum in se est, conservare conetur, negare nemo potest. Nam si hic aliqua concipi posset differentia, inde oriri deberet, quod homo voluntatem haberet liberam. Sed quo homo a nobis magis liber conciperetur, eo magis cogeremur statuere, ipsum sese necessario debere conservare, et mentis compotem esse, quod facile unusquisque, qui libertatem cum contingentia non confundit, mihi concedet. Est namque libertas virtus seu perfectio. Quicquid igitur hominem impotentiae arguit, id ad ipsius libertatem referri nequit. Quare homo minime potest dici liber, propterea quod potest non existere vel quod potest non uti ratione, sed tantum quatenus potestatem habet existendi et operandi secundum humanae naturae leges. Quo igitur hominem magis liberum esse consideramus, eo minus dicere possumus, quod possit ratione non uti et mala prae bonis eligere ; et ideo Deus, qui absolute liber existit, intelligit et operatur necessario etiam, nempe ex suae naturae necessitate existit, intelligit et operatur. Nam non dubium est, quin Deus eadem, qua existit, libertate operetur. Ut igitur ex ipsius naturae necessitate existit, ex ipsius etiam naturae necessitate agit, hoc est, libere absolute agit.


[2Voyez, sur les rapport entre liberté et nécessité, EI - Définition 7, EI - Appendice (français), Lettre 57.
Sur la liberté de Dieu, voyez EI - Proposition 17, EI - Proposition 17 - corollaire 2, et EI - Proposition 17 - scolie, EI - Proposition 33 - scolie 2.

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