Traité politique, V, §07

  • 21 février 2005


De quels moyens un Prince omnipotent, dirigé par son appétit de domination, doit user pour établir et maintenir son pouvoir, le très pénétrant Machiavel l’a montré abondamment ; mais, quant à la fin qu’il a visée, elle n’apparaît pas très clairement. S’il s’en est proposé une bonne ainsi qu’il est à espérer d’un homme sage, ce semble être de montrer de quelle imprudence la masse fait preuve alors qu’elle supprime un tyran, tandis qu’elle ne peut supprimer les causes qui font qu’un Prince devient un tyran, mais qu’au contraire, plus le Prince a de sujets de crainte, plus il y a de causes propres à faire de lui un tyran, ainsi qu’il arrive quand la multitude fait du Prince un exemple et glorifie un attentat contre le souverain comme un haut fait. Peut-être Machiavel a-t-il voulu montrer aussi combien la population doit se garder de s’en remettre de son salut à un seul homme qui, s’il n’est pas vain au point de se croire capable de plaire à tous, devra constamment craindre quelque embûche et par là se trouve contraint de veiller surtout à son propre salut et au contraire de tendre des pièges à la population plutôt que de veiller sur elle. Et je suis d’autant plus disposé à juger ainsi de ce très habile auteur qu’on s’accorde à le tenir pour un partisan constant de la liberté et que, sur la façon dont il faut la conserver, il a donné des avis très salutaires.


Traduction Saisset :

Quels sont, pour un prince animé de la seule passion de dominer, les moyens de conserver et d’affermir son gouvernement ? c’est ce qu’a montré fort au long le très-pénétrant Machiavel ; mais à quelle fin a-t-il écrit son livre ? voilà ce qui ne se montre pas assez clairement ; s’il a eu un but honnête, comme on doit le croire d’un homme sage, il a voulu apparemment faire voir quelle est l’imprudence de ceux qui s’efforcent de supprimer un tyran, alors qu’il est impossible de supprimer les causes qui ont fait le tyran, ces causes elles-mêmes devenant d’autant plus puissantes qu’on donne au tyran de plus grands motifs d’avoir peur. C’est là ce qui arrive quand une multitude prétend faire un exemple et se réjouit d’un régicide comme d’une bonne action. Machiavel a peut-être voulu montrer combien une multitude libre doit se donner de garde de confier exclusivement son salut à un seul homme, lequel, à moins d’être plein de vanité et de se croire capable de plaire à tout le monde, doit redouter chaque jour des embûches, ce qui l’oblige de veiller sans cesse à sa propre sécurité et d’être plus occupé à tendre des pièges à la multitude qu’à prendre soin de ses intérêts. J’incline d’autant plus à interpréter ainsi la pensée de cet habile homme qu’il a toujours été pour la liberté et a donné sur les moyens de la défendre des conseils très-salutaires.


Quibus autem mediis princeps, qui sola dominandi libidine fertur, uti debet, ut imperium stabilire et conservare possit, acutissimus Machiavellus prolixe ostendit ; quem autem in finem, non satis constare videtur. Si quem tamen bonum habuit, ut de viro sapiente credendum est, fuisse videtur, ut ostenderet, quam imprudenter multi tyrannum e medio tollere conantur, cum tamen causae, cur princeps sit tyrannus, tolli nequeant, sed contra eo magis ponantur, quo principi maior timendi causa praebetur ; quod fit, quando multitudo exempla in principem edidit et parricidio quasi re bene gesta gloriatur. Praeterea ostendere forsan voluit, quantum libera multitudo cavere debet, ne salutem suam uni absolute credat, qui nisi vanus sit et omnibus se posse placere existimet, quotidie insidias timere debet ; atque adeo sibi potius cavere et multitudini contra insidiari magis, quam consulere cogitur. Et ad hoc de prudentissimo isto viro credendum magis adducor, quia pro libertate fuisse constat, ad quam etiam tuendam saluberrima consilia dedit.

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