Traité politique, VII, §04

  • 21 mars 2005


Mais la nature humaine est ainsi faite que chacun cherche toujours avec la plus grande ardeur ce qui lui est utile à lui-même, que les lois qu’il juge les plus justes sont celles qu’il croit nécessaires à la conservation et à l’accroissement de son bien et qu’il défend la cause d’un autre dans la mesure où il pense par là affermir sa propre situation. Il faut en conséquence nécessairement choisir des conseillers dont la situation et les intérêts propres dépendent du salut commun et de la paix pour tous, et il est manifeste que si de chaque tribu ou classe de citoyens, quelques-uns sont désignés pour faire partie du conseil, ce sera utile à la majorité des sujets parce qu’elle disposera dans le conseil de la majorité des suffrages. Et bien que ce conseil composé d’un si grand nombre de citoyens doive comprendre nécessairement beaucoup d’hommes incultes, il est cependant certain que chacun d’eux, dans les affaires qu’il a toujours conduites avec beaucoup d’ardeur, sera suffisamment habile et avisé. C’est pourquoi si seuls sont désignés des hommes qui, jusqu’à l’âge de cinquante ans, auront conduit leurs propres affaires honorablement, ils auront les aptitudes requises pour donner des avis concernant les choses qui les touchent, surtout si, dans les affaires d’importance, le temps de la réflexion leur est accordé. Ajoutez qu’il s’en faut que des assemblées peu nombreuses ne comprennent pas des hommes tout aussi incultes : au contraire, en pareil cas chacun travaille à avoir des collègues bornés, tout disposés à l’écouter, et il n’en est pas ainsi dans de grandes assemblées [1].


Traduction Saisset :

Or la nature humaine étant ainsi faite que chaque individu recherche avec la plus grande passion son bien particulier, regarde comme les lois les plus équitables celles qui lui sont nécessaires pour conserver et accroître sa chose, et ne défend l’intérêt d’autrui qu’autant qu’il croit par là même assurer son propre intérêt, il s’ensuit qu’il faut choisir des conseillers dont les intérêts particuliers soient liés au salut commun et à la paix publique. Et par conséquent il est évident que si on choisit un certain nombre de conseillers dans chaque genre ou classe de citoyens, toutes les mesures qui dans une assemblée ainsi composée auront obtenu le plus grand nombre de suffrages seront des mesures utiles à la majorité des sujets. Et quoique cette assemblée, formée d’une si grande quantité de membres, doive en compter beaucoup d’un esprit fort peu cultivé, il est certain toutefois que tout individu est toujours assez habile et assez avisé, quand il s’agit de statuer sur des affaires qu’il a longtemps pratiquées avec une grande passion. C’est pourquoi, si l’on n’élit pas d’autres membres que ceux qui auront exercé honorablement leur industrie jusqu’à cinquante ans, ils seront suffisamment capables de donner leurs avis sur des affaires qui sont les leurs, surtout si dans les questions d’une grande importance on leur donne du temps pour réfléchir. Ajoutez à cela qu’il s’en faut de beaucoup qu’une assemblée, pour être composée d’un petit nombre de membres, n’en renferme pas d’ignorants. Au contraire, elle est formée en majorité de gens de cette espèce, par cette raison que chacun y fait effort pour avoir des collègues d’un esprit épais qui votent sous son influence, et c’est ce qui n’arrive pas dans les grandes assemblées.


Sed quia cum humana natura ita comparatum est, ut unusquisque suum privatum utile summo cum affectu quaerat, et illa iura aequissima esse iudicet, quae rei suae conservandae, et augendae necessaria esse, et alterius causam eatenus defendat, quatenus rem suam eo ipso stabilire credit, hinc sequitur consiliarios necessario debere eligi, quorum privatae res et utilitas a communi omnium salute et pace pendeant. Atque adeo patet, quod, si ex unoquoque civium genere sive classe aliquot eligantur, id maiori subditorum parti utile erit, quod in hoc concilio plurima habuerit suffragia. Et quamvis hoc concilium, quod ex adeo magno civium numero componitur, frequentari necessario debeat a multis rudi admodum ingenio ; hoc tamen certum est, unumquemque in negotiis, quae diu magno cum affectu exercuit, satis callidum atque astutum esse. Quapropter si nulli alii eligantur, nisi ii, qui ad quinquagesimum aetatis annum usque negotia sua sine ignominia exercuerunt, satis apti erunt, ut consilia res suas concernentia dare possint, praesertim si in rebus maioris ponderis tempus ad meditandum concedatur. Adde quod longe abest, ut concilium, quod paucis constat, a similibus non frequentetur. Nam contra maxima eius pars ex hominibus eiusmodi constat, quandoquidem unusquisque ibi maxime conatur socios habere bardos, qui ab ipsius ore pendeant, quod in magnis conciliis locum non habet.


[1Spinoza s’oppose ici à Hobbes. Voyez De Cive,Chap. X, X.

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