Traité politique, VII, §22

  • 22 mars 2005


Nous avons dit qu’il ne fallait donner aucune rétribution à la milice [1] : la plus haute récompense de la milice, c’est la liberté. A l’état de nature chacun cherche à se défendre autant qu’il le peut à cause seulement de la liberté et n’attend de son courage à la guerre d’autre récompense que de s’appartenir à lui-même ; dans l’état civil l’ensemble des citoyens doit donc être considéré comme un seul homme à l’état de nature, et tandis que les citoyens défendent cet état civil par les armes, c’est eux-mêmes qu’ils gardent et au soin d’eux-mêmes qu’ils vaquent. Les conseillers, les juges, les magistrats, travaillent pour les autres plus que pour eux-mêmes, c’est pourquoi il est juste de leur accorder une rétribution. Ajoutons qu’à la guerre il ne peut y avoir d’aiguillon de victoire plus honorable et plus grand que la vision de la liberté. Si au contraire une partie seulement des citoyens était désignée pour la milice, ce qui rendrait nécessaire l’attribution aux militaires d’une solde, le roi inévitablement les distinguerait des autres (nous l’avons montré au § 12 de ce chapitre), c’est-à-dire qu’il mettrait au premier rang des hommes versés seulement dans les arts de la guerre et qui dans la paix sont corrompus par l’oisiveté, et en raison de l’insuffisance de leurs ressources ne pensent à rien d’autre qu’à des rapines, à des discordes civiles et à la guerre. Nous pouvons donc affirmer que la monarchie serait dans ces conditions en réalité un état de guerre, que seuls les militaires y jouiraient de la liberté et que les autres seraient esclaves.


Traduction Saisset :

Nous avons dit que l’armée ne doit avoir aucune solde. En effet, la première récompense de l’armée, c’est la liberté. Dans l’état de nature, c’est uniquement en vue de la liberté que chacun s’efforce autant qu’il le peut de se défendre soi-même, et il n’attend pas d’autre récompense de sa vertu guerrière que l’avantage d’être son maître. Or tous les citoyens ensemble dans l’état de société sont comme l’homme dans l’état de nature, de sorte qu’en portant les armes pour maintenir la société, c’est pour eux-mêmes qu’ils travaillent et pour l’intérêt particulier de chacun. Au contraire, les conseillers, les juges, les préteurs, s’occupent des autres plus que d’eux-mêmes, et c’est pourquoi il est équitable de leur donner un droit de vacation. Ajoutez à cette différence que dans la guerre il ne peut y avoir de plus puissant et de plus glorieux aiguillon de victoire que l’image de la liberté. Que si l’on repousse cette organisation de l’armée pour la recruter dans une classe particulière de citoyens, il est nécessaire alors de leur allouer une solde. Une autre conséquence inévitable, c’est que le Roi placera les citoyens qui portent les armes fort au-dessus de tous les autres (comme nous l’avons montré à l’article 12 du présent chapitre), d’où il résulte que vous donnez le premier rang dans l’État à des hommes qui ne savent autre chose que la guerre, qui pendant la paix tombent dans la débauche par oisiveté, et qui enfin, à cause du mauvais état de leurs affaires domestiques, ne méditent rien que guerre, rapines et discordes civiles. Nous pouvons donc affirmer qu’un gouvernement monarchique ainsi institué est en réalité un état de guerre, où l’armée seule est libre et tout le reste esclave.


At militiae nullum decernendum esse stipendium diximus. Nam summum militiae praemium libertas est. In statu enim naturali nititur unusquisque sola libertatis causa sese, quantum potest, defendere, nec aliud bellicae virtutis praemium exspectat, quam ut suus sit ; in statu autem civili omnes simul cives considerandi perinde ac homo in statu naturali, qui propterea, dum omnes pro eo statu militant, sibi cavent sibique vacant. At consiliarii, iudices, praetores etc. plus aliis, quam sibi vacant ; quare iis vacationis praemium decerni aequum est. Accedit, quod in bello nullum honestius, nec maius victoriae incitamentum esse potest, quam libertatis imago. Sed si contra civium aliqua pars militiae designetur, qua de causa necesse etiam erit iisdem certum stipendium decernere, rex necessario eosdem prae reliquis agnoscet (ut art. 12. huius cap. ostendimus), homines scilicet, qui belli artes tantummodo norunt, et in pace propter nimium otium luxu corrumpuntur, et tandem propter inopiam rei familiaris nihil praeter rapinas, discordias civiles et bella meditantur. Atque adeo affirmare possumus imperium monarchicum huiusmodi revera statum belli esse, et solam militiam libertate gaudere, reliquos autem servire.

Dans la même rubrique

Traité politique, VII, §01

Après avoir énoncé les principes fondamentaux d’un État monarchique, j’ai entrepris de les démontrer avec ordre et, il faut le noter en premier (...)

Traité politique, VII, §02

Il faut noter ensuite qu’en posant ces principes fondamentaux il est nécessaire de tenir le plus grand compte des affections auxquelles sont (...)

Traité politique, VII, §03

Que l’office de celui qui détient le pouvoir soit de connaître toujours la situation de l’État, à condition de veiller au salut commun, et de (...)

Traité politique, VII, §04

Mais la nature humaine est ainsi faite que chacun cherche toujours avec la plus grande ardeur ce qui lui est utile à lui-même, que les lois (...)

Traité politique, VII, §05

Il est certain en outre qu’il n’est personne qui n’aime mieux gouverner qu’être gouverné ; personne ne cède volontairement le commandement à un (...)

Traité politique, VII, §06

Si je n’avais à cœur d’être bref je montrerais ici les autres grands avantages de ce conseil ; j’en indiquerai un seul qui me paraît être de la (...)

Traité politique, VII, §07

On ne peut contester que la majorité de ce conseil n’aura jamais le désir de faire la guerre, mais au contraire aura un grand zèle pour la paix (...)

Traité politique, VII, §08

Une autre disposition de grande importance contribue à la paix et à la concorde, c’est que nul citoyen ne possède de biens fixes (voir le § 12 (...)

Traité politique, VII, §09

Il ne peut être douteux que nul ne concevra jamais la pensée de corrompre le conseil par des présents. Car si, parmi un si grand nombre d’hommes (...)

Traité politique, VII, §10

Que de plus les membres du conseil, une fois qu’il aura été établi, ne puissent être ramenés à un nombre moindre, nous le verrons sans peine si (...)

Traité politique, VII, §11

Le roi donc, soit qu’il redoute la masse de la population ou veuille s’attacher la majorité des citoyens armés, soit que par générosité il ait (...)

Traité politique, VII, §12

Le roi à lui seul ne peut en effet tenir tous les citoyens par la crainte, son pouvoir, nous l’avons dit, repose sur le nombre des soldats, plus (...)

Traité politique, VII, §13

Pourquoi il ne faut pas que les conseillers du roi soient élus à vie, mais pour trois, quatre ou cinq ans au plus, cela ressort clairement aussi (...)

Traité politique, VII, §14

Dans nulle Cité autre que celle qui est organisée de la sorte, le roi ne peut attendre plus de sécurité. Outre, en effet, qu’un roi que ses (...)

Traité politique, VII, §15

Les autres principes que nous avons posés dans le chapitre précédent sont, comme nous le ferons voir en son lieu, de nature à engendrer pour le (...)

Traité politique, VII, §16

Il est hors de doute que les citoyens sont d’autant plus puissants et conséquemment d’autant plus leurs propres maîtres, qu’ils ont de plus (...)

Traité politique, VII, §17

C’est pour cette même raison, pour que les citoyens demeurent leurs propres maîtres et gardent leur liberté, que la force armée doit être (...)

Traité politique, VII, §18

J’ai dit que les citoyens devaient être divisés en clans et que chacun d’eux devait nommer le même nombre de conseillers afin que les villes (...)

Traité politique, VII, §19

A l’état de nature il n’est rien que chacun puisse moins défendre et dont il puisse moins s’assurer la possession, que le sol et tout ce qui (...)

Traité politique, VII, §20

Pour que les citoyens soient égaux autant que possible, il faut que soient réputés nobles ceux-là seuls qui sont issus du roi. Mais s’il était (...)

Traité politique, VII, §21

Que les juges doivent être assez nombreux pour qu’un particulier ne puisse gagner par des présents la majorité d’entre eux, qu’ils doivent (...)

Traité politique, VII, §23

Je crois connu de soi ce qui a été dit au § 32 du chapitre précédent sur l’admission des étrangers au nombre des citoyens. Je pense en outre que (...)

Traité politique, VII, §24

Sur les principes énoncés aux §§ 34 et 35 du chapitre précédent, il ne peut y avoir de contestation. Il est facile de démontrer que le roi ne (...)

Traité politique, VII, §25

La forme de l’État doit demeurer la même et en conséquence le roi doit être unique, toujours du même sexe, et le pouvoir doit être indivisible . (...)

Traité politique, VII, §26

Nul ne peut transférer à un autre le droit d’avoir une religion, c’est-à-dire d’honorer Dieu. Mais nous avons traité amplement ce point dans les (...)

Traité politique, VII, §27

Peut-être cet écrit sera accueilli par le rire de ceux qui restreignent à la plèbe seule les vices inhérents à tous les mortels : dans la plèbe (...)

Traité politique, VII, §28

Les militaires stipendiés, c’est-à-dire pliés à la discipline, sachant supporter le froid et la faim, ont accoutumé de mépriser la foule des (...)

Traité politique, VII, §29

Je reconnais d’ailleurs qu’il n’est guère possible de tenir secrets les desseins de pareil État. Mais tous doivent reconnaître avec moi que (...)

Traité politique, VII, §30

Bien que nul État que je sache n’ait eu les institutions exposées ci-dessus, nous pourrions cependant montrer même par l’expérience que cette (...)

Traité politique, VII, §31

Notre conclusion sera donc que le peuple peut conserver sous un roi une ample liberté, pourvu que la puissance donnée au roi ait pour mesure la (...)