Traité politique, IX, §14

  • 15 mai 2005


Tels sont les principes fondamentaux de cette sorte d’État. Que sa condition soit meilleure que celle de l’État tirant son nom d’une ville unique, je le conclus de ce que les patriciens de chaque ville, par un désir naturel à l’homme, s’efforceront de maintenir leur droit et dans leur ville et au Sénat, de l’augmenter même s’ils le peuvent ; ils tâcheront en conséquence d’attirer à eux la masse de la population, d’exercer le pouvoir plutôt par des bienfaits que par la crainte, et d’augmenter leur propre nombre, car, plus ils seront nombreux, plus (par le § 6 de ce chapitre), ils éliront de sénateurs et plus aussi ils auront de pouvoir dans l’État (même paragraphe). Il ne faut pas objecter que chaque ville veillant à ses propres intérêts et jalousant les autres, il y aura souvent des discordes entre elles et que du temps sera perdu en discussions. Car si, tandis que les Romains délibèrent, Sagonte périt [1], au contraire, quand des hommes en petit nombre décident de tout selon leur propre affection, c’est la liberté, c’est le bien commun qui périt. L’esprit des hommes en effet est trop obtus pour pouvoir tout pénétrer d’un coup ; mais en délibérant, en écoutant et en discutant, il s’aiguise, et, à force de tâtonner, les hommes finissent par trouver la solution qu’ils cherchaient et qui a l’approbation de tous, sans que personne s’en fût d’abord avisé. Objectera-t-on que l’État de Hollande n’eût pas subsisté longtemps sans un comte ou un représentant du comte tenant sa place ? Je réponds que, pour garder leur liberté, les Hollandais ont jugé suffisant de laisser là leur comte et de priver l’État de sa tête. Ils n’ont cependant pas pensé à le réformer, mais ont laissé subsister toutes les parties telles qu’elles étaient, de sorte que le comté de Hollande est demeuré sans comte et l’État lui-même sans nom. Rien d’étonnant à cela, les sujets ignorant pour la plupart à qui appartenait la souveraineté. Même s’il n’en avait pas été ainsi, ceux qui détenaient le pouvoir en réalité, étaient bien trop peu nombreux pour gouverner la masse et écraser leurs puissants adversaires. Ainsi est-il arrivé que ces derniers ont pu comploter contre eux impuissants et finalement les renverser. Cette révolution subite n’est pas venue de ce qu’on employait trop de temps dans les délibérations, mais de la constitution défectueuse de l’État et du petit nombre des gouvernants.


Traduction Saisset :

Voilà pour ce qui regarde les fondements de ce gouvernement. Voici maintenant d’où je conclus que sa condition est meilleure que celle du gouvernement qui tire son nom d’une seule ville : c’est que les patriciens de chaque ville, cédant aux penchants naturels de l’homme, s’efforceront de conserver et d’augmenter, s’il se peut, leur droit, tant dans le Sénat que dans la ville. Et par suite ils auront à cœur de s’attacher la multitude, par conséquent de faire sentir leur action dans l’empire par les bienfaits plutôt que par la crainte, et d’augmenter leur nombre. Plus ils seront nombreux, en effet, plus ils éliront parmi eux de sénateurs (par l’article 6 de ce chap.), et plus ils auront de droit dans l’empire (par le même article). Et il n’y a pas de mal à ce que les villes aient entre elles de fréquents dissentiments et passent le temps à disputer, parce que chacune d’elles ne songe qu’à ses intérêts et porte envie aux autres. Si Sagonte succombe pendant que les Romains délibèrent, il est vrai aussi que la liberté et le bien public périssent lorsqu’un petit nombre d’hommes décident de tout par leur seule passion. Les esprits des hommes sont en général trop émoussés pour pénétrer au fond des choses du premier coup, mais ils s’aiguisent en délibérant, en écoutant et en disputant ; et pendant qu’ils cherchent tous les moyens d’agir à leur gré, ils trouvent un parti qui a pour lui l’approbation générale et auquel personne n’aurait songé auparavant. Si l’on m’objecte que le gouvernement des Hollandais ne s’est pas longtemps soutenu sans comte ou sans vicaire qui remplaçât le comte, je répondrai que les Hollandais crurent qu’il leur suffisait, pour obtenir la liberté, d’abandonner leur comte et de retrancher la tête au corps de l’empire, sans songer à le réformer lui-même. Ils laissaient les membres de l’empire tels qu’ils avaient été auparavant organisés, de sorte que le comté de Hollande, comme un corps sans tête, subsista sans comte, et l’empire lui-même sans nom. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la plupart des sujets aient ignoré entre quelles mains était la souveraine autorité de l’empire. Et quand même il n’en eût pas été ainsi, ceux qui de fait gouvernaient l’empire étaient trop peu nombreux pour être les maîtres de la multitude, et pour écraser leurs puissants adversaires. Aussi arriva-t-il que ceux-ci purent souvent leur tendre des embûches, et à la fin les renverser. Donc le renversement soudain de la république de Hollande ne vient pas de ce qu’elle passait inutilement le temps à délibérer, mais de la mauvaise organisation de son gouvernement et du trop petit nombre des gouvernants.


Atque haec sunt, quae ad huius imperii fundamenta spectant. Quod autem eius conditio melior sit, quam illius, quod nomen ab una urbe sola habet, hinc concludo ; quod scilicet uniuscuiusque urbis patricii more humanae cupidinis suum ius tam in urbe, quam in senatu retinere, et, si fieri potest, augere studebunt ; atque adeo, quantum poterunt, conabuntur multitudinem ad se trahere, et consequenter imperium beneficiis magis, quam metu agitare, suumque numerum augere ; quippe quo plures numero fuerint, eo plures (per art. 6. huius cap.) ex suo concilio senatores eligent, et consequenter (per art. eundem) plus iuris in imperio obtinebunt. Nec obstat, quod, dum unaquaeque urbs sibi consulit reliquisque invidet, saepius inter se discordent, et tempus disputando consumant. Nam, si, dum Romani deliberant, perit Sagunthus ; dum contra pauci ex solo suo affectu omnia decernunt, perit libertas communeque bonum. Sunt namque humana ingenia hebetiora, quam ut omnia statim penetrare possint ; sed consulendo, audiendo et disputando acuuntur, et dum omnia tentant media, ea, quae volunt, tandem inveniunt, quae omnes probant, et de quibus nemo antea cogitasset. Quod si quis regerat, hoc Hollandorum imperium non diu absque comite vel vicario, qui vicem comitis suppleret, stetisse, hoc sibi responsum habeat, quod Hollandi ad obtinendam libertatem satis putaverunt comitem deserere, et imperii corpus capite obtruncare, nec de eodem reformando cogitarunt ; sed omnia eius membra, uti antea constituta fuerant, reliquerunt, ita ut Hollandiae comitatus sine comite, veluti corpus sine capite, ipsumque imperium sine nomine manserit. Atque adeo minime mirum, quod subditi plerique ignoraverint, penes quos summa esset imperii potestas. Et quamvis hoc non esset, ii tamen, qui imperium revera tenebant, longe pauciores erant, quam ut multitudinem regere, et potentes adversarios opprimere possent. Unde factum, ut hi saepe impune iis insidiari, et tandem evertere potuerint. Subita itaque eiusdem reipublicae eversio non ex eo orta est, quod tempus in deliberationibus inutiliter consumeretur, sed ex deformi eiusdem imperii statu et paucitate regentium.


[1Voyez Tite-Live, Hist., XXI, 6 : « La guerre n’avait pas encore commencé avec Sagonte ; mais déjà des contestations, germes de guerre, lui étaient suscitées avec ses voisins surtout avec les Turdétans. L’auteur même du litige se présentait pour arbitre ; il était clair que la force, et non le droit, l’emporterait : les Sagontins alors envoyèrent à Rome une députation pour demander des secours contre l’ennemi dont ils se voyaient menacés. Publius Cornélius Scipion et Tibérius Sempronius Longus étaient consuls. La députation entendue dans le sénat, l’affaire mise en délibération, on fut d’avis de faire passer des députés en Espagne pour prendre des informations sur la situation des alliés : dans le cas où leur cause paraîtrait juste, les ambassadeurs devaient sommer Hannibal de ne plus inquiéter les Sagontins, alliés de Rome ; puis passer en Afrique, pour porter à Carthage les plaintes des alliés de Rome. La députation à peine décrétée n’était point encore partie, qu’on reçut, plus tôt qu’on ne s’y attendait, la nouvelle du siège de Sagonte. Alors l’affaire fut de nouveau déférée au sénat. Les uns assignaient pour département aux consuls l’Espagne et l’Afrique, et proposaient de combattre à la fois sur terre et sur mer, d’autres dirigeaient toutes les forces en Espagne, contre Hannibal ; d’autres enfin demandaient qu’on mît moins de précipitation dans une affaire de cette importance, et qu’on attendît le retour de la députation envoyée en Espagne. Cet avis, qui paraissait le plus sage, l’emporta : on pressa le départ des députés Publius Valérius Flaccus et Quintus Baebius Tamphilus ; ils avaient ordre d’aller trouver Hannibal à Sagonte, de se rendre à Carthage, s’il refusait de lever le siège, et même de demander qu’Hannibal leur fût livré en réparation de la rupture du traité ».

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