Traité politique, X, §01

  • 17 mai 2005


Après avoir exposé les principes fondamentaux des deux types d’État aristocratique, reste à rechercher s’il existe quelque cause intérieure pouvant amener la dissolution de pareil régime ou sa transformation. La première cause possible de dissolution est celle qu’observe le très pénétrant Florentin (Machiavel) [1] dans son premier discours sur le troisième livre de Tite-Live [2] : dans un État, tous les jours, comme dans le corps humain, il y a certains éléments qui s’adjoignent aux autres et dont la présence requiert de temps à autre un traitement médical ; il est donc nécessaire, dit-il, que parfois une intervention ramène l’État aux principes sur lesquels il est fondé. Si cette intervention fait défaut, le mal ira en croissant à ce point qu’il ne pourra plus être supprimé, sinon par la suppression de l’État lui-même. Cette intervention, ajoute-t-il, peut ou se bien produire par hasard, ou, grâce à une législation prudente, ou enfin grâce à la sagesse d’un homme d’une vertu exceptionnelle. Et nous ne pouvons douter que ce ne soit là une circonstance du plus grand poids [3], et, s’il n’est pas porté remède au mal, l’État ne pourra plus se maintenir par sa vertu propre, mais seulement par une fortune heureuse. Au contraire, si le remède convenable est appliqué, la chute de l’État ne pourra pas être l’effet d’un vice intérieur, mais d’un destin inéluctable, ainsi que nous le montrerons bientôt. Le premier remède qui se présentait à l’esprit, était que, tous les cinq ans, un dictateur suprême fût créé pour un mois ou deux, dictateur ayant le droit d’ouvrir une enquête sur les actes des sénateurs et de tous les fonctionnaires, de les juger, de prendre des décisions et par suite de ramener l’État à son principe. Mais pour parer aux maux qui menacent un État, il faut appliquer des remèdes s’accordant avec sa nature et pouvant se tirer de ses propres principes ; autrement l’on tombe de Charybde en Scylla. Il est vrai que tous, aussi bien les gouvernants que les gouvernés, doivent être retenus par la crainte des supplices et du mal qu’ils pourraient souffrir, afin qu’ils ne puissent commettre des crimes impunément ou avec profit ; et d’autre part, si cette crainte affecte également les bons citoyens et les mauvais, l’État se trouve dans le plus grand péril. Le pouvoir du dictateur étant absolu, il ne peut pas ne pas être redoutable à tous, surtout si, comme il est requis, un dictateur est nommé à date fixe, parce qu’alors, chacun, par amour de la gloire, briguera cet honneur avec une ardeur extrême ; et il est certain aussi qu’en temps de paix on a égard moins à la vertu qu’à l’opulence, de sorte que plus un homme aura de superbe, plus facilement il s’élèvera aux honneurs. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les Romains ne nommaient pas de dictateurs à date fixe, mais quand une nécessité fortuite les y contraignait. Et néanmoins, le bruit d’une dictature, pour citer le mot de Cicéron [4], était désagréable aux bons citoyens. Et certes, puisque le pouvoir d’un dictateur, comme celui d’un roi, est absolu, il peut, non sans grand danger pour la République [5], se changer en un pouvoir monarchique, ne fût-ce que temporairement. Ajoutez que si nulle date fixe n’est indiquée pour la nomination d’un dictateur, il n’y aura pas entre deux dictatures successives cet intervalle de temps que nous avons dit qu’il importait de maintenir, et l’institution elle-même aurait si peu de fixité qu’elle tomberait facilement dans l’oubli. Si cette dictature n’est pas perpétuelle et stable, si elle n’est pas dévolue à un seul homme, ce qui ne se peut concilier avec le maintien du régime aristocratique, elle sera incertaine et, avec elle, le salut de la République mal assuré.


Traduction Saisset :

Après avoir exposé et démontré les conditions fondamentales des deux espèces de gouvernements aristocratiques, il nous reste à chercher si ces gouvernements peuvent être dissous ou transformés par quelque cause dont ils soient responsables. La première de toutes les causes de dissolution pour un tel gouvernement est celle qui a été indiquée en ces termes par le très-pénétrant Florentin dans le premier discours du livre 3 sur Tite-Live : « Il s’ajoute chaque jour à l’empire (comme au corps humain) quelque chose qui un jour ou l’autre appelle un traitement curatif. C’est pourquoi il est nécessaire, dit-il, qu’il se produise un jour quelque événement qui ramène l’État au principe sur lequel il a été établi. Si cela n’arrive pas en temps utile, les vices de l’État s’accroissent au point qu’ils ne peuvent plus disparaître qu’avec l’État lui-même. Quant à l’événement qui peut sauver l’État, tantôt il se produit par hasard, et tantôt par la volonté et la prévoyance des lois ou de quelque homme d’un rare mérite. » Voilà des réflexions dont nous ne pouvons mettre en doute l’importance, et partout où l’on n’aura pas pourvu à l’inconvénient si justement signalé, si l’État se soutient, ce ne sera pas par sa propre force, mais par le seul effet de la fortune. Au contraire, si l’on a porté le meilleur remède au mal, l’État ne succombera pas par sa faute, mais seulement par quelque destin inévitable, comme nous le montrerons bientôt plus clairement. Le premier remède indiqué, ç’a été d’élire tous les cinq ans un dictateur suprême nommé pour un ou deux mois, avec le pouvoir de connaître et de juger les actes des sénateurs et de chaque fonctionnaire, de statuer en dernier ressort, et de ramener ainsi l’État à son principe. Mais quiconque s’étudie à éviter les inconvénients d’un gouvernement doit avoir recours aux remèdes qui s’accordent avec la nature de ce gouvernement et qui répondent aux lois de son organisation, sans quoi pour éviter Charybde il retombe en Scylla. Il est vrai assurément que tous les citoyens, gouvernants et gouvernés, doivent être retenus par la crainte du supplice ou d’un dommage quelconque, afin qu’il ne soit permis à personne de commettre des fautes impunément ou à son avantage ; mais il n’est pas moins vrai d’un autre côté que si une telle crainte est commune aux bons et aux mauvais citoyens, l’empire court par là même un très-grand danger. Ainsi, la puissance dictatoriale qui est absolue ne peut pas ne pas inspirer une égale crainte à tous les citoyens, surtout si, comme on le demande, il y a des époques fixes pour la création d’un dictateur. Chacun, dans ce cas, emporté par l’amour de la gloire, briguera cet honneur avec une ardeur extrême ; et comme il est certain qu’en temps de paix on prise moins la vertu que l’opulence, les plus magnifiques obtiendront plus facilement les honneurs. Voilà pourquoi sans doute les Romains ne créaient pas de dictateurs à une époque fixe, mais seulement sous le coup de quelque nécessité inattendue. Néanmoins, le bruit de l’élection d’un dictateur, pour rappeler ici les paroles de Cicéron, déplaisait aux honnêtes gens. Et en effet cette puissance dictatoriale étant une puissance toute royale, il est impossible que la république prenne ainsi la forme monarchique, serait-ce pour un temps aussi court qu’on voudra, sans faire courir un grand danger à l’État. Ajoutez à cela que s’il n’y a point un jour précis fixé pour l’élection du dictateur, on ne tiendra aucun compte de l’intervalle de temps qui se sera écoulé de l’un à l’autre, bien que cette condition, comme nous l’avons dit, soit fondamentale, et une prescription si vague finira par être négligée facilement. A moins donc que cette puissance dictatoriale ne soit perpétuelle et stable, et il est clair qu’une telle puissance attribuée à un seul est incompatible avec la nature du gouvernement aristocratique, elle sera livrée à mille incertitudes aussi bien que la conservation et la sûreté de l’État.


Imperii utriusque aristocratici fundamentis explicatis et ostensis, superest ut inquiramus, an aliqua causa culpabili possint dissolvi aut in aliam formam mutari. Primaria causa, unde huiusmodi imperia dissolvuntur, illa est, quam acutissimus Florentinus Disc. 1. lib. 3. in Tit. Livium observat, videlicet quod “imperio, sicuti humano corpori, quotidie aggregatur aliquid, quod quandoque indiget curatione.” Atque adeo necesse esse, ait, ut aliquando aliquid accidat, quo imperium ad suum principium, quo stabiliri incepit, redigatur. Quod si intra debitum tempus non acciderit, vitia eo usque crescent, ut tolli nequeant nisi cum ipso imperio. Atque hoc, inquit, vel casu contingere potest, vel consilio et prudentia legum, aut viri eximiae virtutis. Nec dubitare possumus, quin haec res maximi sit ponderis, et quod, ubi huic incommodo provisum non sit, non poterit imperium sua virtute, sed sola fortuna permanere ; et contra ubi huic malo remedium idoneum adhibitum fuerit, non poterit ipsum suo vitio, sed solummodo inevitabili aliquo fato cadere, ut mox clarius docebimus. Primum quod huic malo remedium occurrebat, hoc fuit, ut scilicet singulis lustris supremus aliquis dictator in mensem unum aut duos crearetur, cui ius esset de senatorum et cuiuscumque ministri factis cognoscendi, iudicandi et statuendi, et consequenter imperium ad suum principium restituendi. Sed qui imperii incommoda vitare studet, remedia adhibere debet, quae cum imperii natura conveniant, et quae ex ipsius fundamentis deduci queant, alias in Scyllam incidet cupiens vitare Charybdin. Est quidem hoc verum, quod omnes, tam qui regunt, quam qui reguntur, metu supplicii aut damni contineri debeant, ne impune vel cum lucro peccare liceat ; sed contra certum etiam est, quod si hic metus bonis et malis hominibus communis fuerit, versetur necessario imperium in summo periculo. Cum igitur dictatoria potestas absoluta sit, non potest non esse omnibus formidabilis, praesertim si statuto tempore, ut requiritur, dictator crearetur, quia tum unusquisque gloriae cupidus eum honorem summo studio ambiret ; et certum est, quod in pace non tam virtus quam opulentia spectatur, ita ut quo quisque superbior, eo facilius honores adipiscatur. Et forte hac de causa Romani nullo constituto tempore, sed fortuita quadam necessitate coacti dictatorem facere consueverant. At nihilominus “rumor dictatoris, ut Ciceronis verba referam, bonis iniucundus” fuit. Et sane, quandoquidem haec dictatoria potestas regia absolute est, potest non absque magno reipublicae periculo imperium aliquando in monarchicum mutari, tametsi in tempus, quantumvis breve, id fiat. Adde quod, si ad creandum dictatorem nullum certum tempus designatum sit, ratio tum nulla temporis intercedentis ab uno ad alium, quam maxime servandam esse diximus, haberetur, et quod res etiam vaga admodum esset, ut facile negligeretur. Nisi itaque haec dictatoria potestas aeterna sit et stabilis, quae servata imperii forma in unum deferri nequit, erit ergo ipsa, et consequenter reipublicae salus et conservatio admodum incerta.


[1(Machiavel). Précision ajoutée par Charles Appuhn, le texte donnant simplement l’allusion au « très pénétrant Florentin ». Vois plus haut, V, §7, où Machiavel est explicitement nommé. Vois aussi « Spinoza et le très pénétrant Florentin », Paolo Cristofolini, repris de http://perso.orange.fr/denis.collin/.

[2Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, Livre III, chap.1.

[3une circonstance du plus grand poids. trad. obscure, comprendre : une question de la plus grande importance.

[4Lettres à Quintus, III, 8,4.

[5Voyez Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, livre I, chap. 34. Il affirme, au contraire, que la dictature fut bénéfique à Rome.

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