"Spinoza : une philosophie à plusieurs voix", par Pierre Macherey

  • 28 février 2005

Omnia praeclara tam difficilia quam rara sunt, “Toutes les choses remarquables sont aussi difficiles que rares”. Cette phrase souvent citée, Spinoza l’a placée à la fin de l’ouvrage auquel il a travaillé toute sa vie et dans lequel il a ramassé sous une forme raisonnée l’essentiel de ce qu’il avait à dire en philosophie, l’Ethique, ou plutôt, pour reprendre le début de son titre complet, Ethica ordine geometrico demonstrata, dont se dégage ainsi pour finir le message suivant : les choses qui valent véritablement la peine qu’on se donne en vue de les acquérir sont précisément inséparables de cette difficulté qui fait tout leur prix, car leur importance découle de leur exceptionnelle rareté. Et c’est pourquoi, poursuit Spinoza, la “voie” (via) de la libération, telle que l’indique la vraie philosophie, est “extrêmement ardue” (perardua), ce qui ne signifie pas pourtant qu’elle soit impossible à découvrir ; mais, pour y parvenir, il faut s’en donner les moyens, c’est-à-dire s’engager dans le processus dont l’ouvrage de Spinoza décrit les successives étapes, afin de parvenir enfin au but, qui est l’atteinte d’une vie meilleure.

On pourrait penser en conséquence qu’au nombre de ces choses remarquables qui sont aussi difficiles que rares, il y a précisément l’Ethique de Spinoza, ce grand livre de la philosophie que l’aridité de son exposition paraît rendre au premier abord inaccessible, du moins sans une préparation appropriée, mais que le fait même qu’il se dérobe à une lecture de première vue rend plus intéressant encore, un peu à la manière dont les choses qui se font désirer n’en paraissent que plus désirables. En effet, si étonnant que cela puisse paraître, l’Ethique se lit, se consomme et se pratique sur fond de désir, la catégorie de désir étant elle-même centrale à la philosophie dont cet ouvrage constitue la présentation. Et cette remarque fait entrer tout de suite dans ce qui constitue peut-être le fond de la pensée de Spinoza, et qui l’a amené à écrire précisément une “éthique”, et non une métaphysique, ou une logique, ou une physique ou quoi que ce soit d’autre, à l’exception cependant, et cette exception est notable, d’une politique : à savoir la décision de surmonter un certain nombre d’alternatives abstraites qui empoisonnent l’histoire de la réflexion philosophique, comme celle du rationnel et de l’affectif, celle du théorique et du pratique, celle de l’imagination et de la raison, pour ne pas parler de celle qui oppose la liberté à la nécessité.

Pour le dire autrement, l’Ethique n’est pas seulement un livre sur de grandes questions philosophiques, traitées avec le détachement spéculatif propre à une réflexion qui, comme on dit, se penche sur ses objets ou sur ses contenus, mais un véritable exercice de pensée, on pourrait parler à ce propos de pratique théorique, dont il ne suffit pas de prendre connaissance de l’extérieur dans une perspective d’information, mais qu’il faut assimiler et en quelque sorte assumer en se l’appropriant, en l’intégrant de manière active à son mode de vie. L’Ethique n’est pas un “livre sur” mais un “livre de” : proprement un livre de vie, dont la maîtrise libère son lecteur, en ce double sens qu’elle le libère de certaines illusions et de certaines contraintes, mais aussi qu’elle doit libérer en lui une force, une énergie, dont il ne se savait pas détenteur et qu’il se réapproprie. C’est dans cette perspective que Deleuze, au sujet de Spinoza précisément, a parlé de “philosophie pratique” : une philosophie pratique, ce serait cet effort en vue de parvenir à une vérité qui ne vaut pas seulement pour elle-même, d’un point de vue purement spéculatif, mais s’intègre à un projet éthique de libération dont elle sert la réalisation effective

Allons plus loin encore : avec une telle démarche, nous n’aurions même plus affaire à de la “philosophie”, au sens que ce mot a pris à l’époque moderne, c’est-à-dire quelque chose qui serait seulement de l’ordre de ce qu’on vient d’appeler un discours ou une pensée sur les choses ou à leur propos, ce “sur” supposant une prise de distance et un retrait par rapport à ce dont il y a à s’occuper comme de l’extérieur ; mais nous aurions affaire à ce que Spinoza, qui, comme Pascal à la même, époque, use toujours du terme “philosophe” de manière péjorative, pour désigner, souvent sans les nommer plus précisément, tous ceux auxquels il s’oppose, appelle à la fin de son livre une “sagesse”, dans un sens très voisin des sagesses antiques ; entendons par là la mise en oeuvre effective d’une certaine manière de vivre, d’exister et d’agir, qui est la fin assignée à l’exercice de la pensée, le prix de la peine extrême qu’on se donne pour parvenir à la pleine disposition d’une pensée libre, délivrée du poids des aliénations extérieures et ainsi rendue à elle-même et à la puissance qui l’habite au plus profond de son être.

Ces remarques générales donnent tout de suite un accès au contenu du système de pensée professé par Spinoza dont elles permettent de mesurer les enjeux, tels que ceux-ci se précisent au fur et à mesure que se déroule sa trajectoire globale. Reportons nous tout de suite à l’un des points décisifs de cette trajectoire, il s’agit d’un véritable point de retournement, qui en révèle la signification profonde : ce sont les quelques lignes de préambule placées au début de le deuxième partie de l’Ethique, au moment où le raisonnement passe d’une élucidation de la nature des choses considérée dans son ensemble, à laquelle Spinoza a choisi de donner le nom de “Dieu”, à celle de la réalité mentale que constitue l’âme, qui est le champ où sont produites toutes les idées que nous pouvons former au sujet de la réalité. Comme il est normal dans un ouvrage présenté ordine geometrico, “selon l’ordre géométrique”, le passage du premier point, l’étude consacrée à Dieu, au deuxième, l’étude consacrée à l’âme, suit le mouvement d’une déduction, déduction qui, selon la conception particulière que Spinoza se fait de l’ordre de la pensée, par définition identique à l’ordre des choses dont il constitue une sorte de calque, prend la forme d’une déduction causale : l’âme est un effet qui a sa cause dans la puissance substantielle dont elle constitue une détermination particulière. Ainsi le raisonnement avance en suivant le mouvement même de l’action qui, partie de Dieu considéré comme “nature naturante”, débouche, au terme du processus de naturation qui définit dynamiquement la nature des choses, sur l’ordre de la “nature naturée” où la réalité de l‘appareil psychique qu’est l’âme a sa place assignée.

Le raisonnement avance donc, mais il avance en se resserrant, c’est-à-dire en privilégiant parmi tous les effets qui relèvent de la puissance absolue de la nature certains d’entre eux, en vertu d’un choix que Spinoza justifie dans les termes suivants : “Je passe maintenant à l’explication des choses qui ont nécessairement dû suivre de l’essence de Dieu c’est-à-dire de l’Etre éternel et infini. Non de toutes cependant, car nous avons démontré qu’une infinité de choses devaient suivre en une infinité de modes de cette essence même ; mais j’expliquerai seulement celles qui peuvent nous conduire comme par la main jusqu’à la connaissance de l’âme humaine et de sa plus haute béatitude.”

Ce court texte appelle un certain nombre de remarques. D’abord est notable le fait qu’il soit appelé à la première personne : Spinoza lui-même, en son nom propre, intervient à cet endroit de son livre pour caractériser et infléchir la démarche suivie par le raisonnement, démarche dont le caractère objectif est par ailleurs rendu, au cours de ces quelques lignes, par le transfert stylistiquement déconcertant de la première personne du singulier, “moi, Spinoza, je passe maintenant à cette nouvelle question... j’expliquerai seulement ceci...”, à la première personne du pluriel, “nous avons démontré ”, qui suggère au contraire une expression dépersonnalisée plus conforme à l’ordre naturel des choses. On a affaire ici à une sorte d’effet polyphonique : dans ce court passage se croisent deux lignes de voix, la voix personnelle de l’auteur qui dit “je”, et la voix impersonnelle de la démonstration qui dit “nous”. Ici donc Spinoza lui-même prend la parole à l’intérieur de son texte, texte qui par ailleurs continue à se dérouler selon l’ordre dû : il le fait pour y assumer sa propre part de responsabilité, ce qui a aussi pour effet de laisser son lecteur entièrement libre de le suivre ou de ne pas le suivre. En fait, si on y prête attention, on s’aperçoit que l’ouvrage avait d’emblée commencé sur ce ton, avec les premières définitions placées en tête de la première partie : “par cause de soi je comprends...”, “par Dieu je comprends...”, intelligo , et non “on comprend”, intelligitur, cette dernière formulation correspondant au modèle énonciatif inscrit dans les Livres d’Euclide, modèle dont Spinoza s’est inspiré en l’adaptant au contexte de sa propre démarche qui n’est pas seulement celle d’un géomètre.

Insistons : cette première personne n’a pas non plus la valeur d’une sorte de sujet universel, c’est-à-dire d’un “je” qui serait indifféremment “vous” ou “moi”, sur le modèle de la forme grammaticale employée par Descartes dans ses Méditations Métaphysiques, où la première personne de la formule du cogito ou du ego sum res cogitans a une signification qui dépasse manifestement la réalité singulière de l’homme qui s’appelle Descartes, mais représente la place idéale de sujet de pensée dans laquelle n’importe qui doit pouvoir se loger. Alors que, lorsque Spinoza écrit : “je comprends...”, “je traiterai maintenant...”, il est manifeste que c’est au contraire lui qui parle en son nom et non pour un autre, ce qu’il fait sous son entière responsabilité, de telle manière qu’il dépend entièrement de nous, qui ne sommes pas lui, de marcher de concert avec lui ou de refuser de le faire parce que nous n’en voyons pas nous-mêmes la nécessité. On a l’habitude de considérer l’Ethique comme un discours qui se donne en bloc, avec la rigidité d’une chose immuable dont la rigueur interne ne laisse place à aucune marge de jeu, à aucune initiative : si on y regarde de plus près, on se rend compte que c’est tout le contraire, et que la philosophie de Spinoza, précisément parce qu’elle a pour objet la nécessité dans ses formes les plus impersonnelles est aussi celle qui laisse celui qui choisit de s’y intéresser le plus libre de ses propres décisions intellectuelles, étant de toutes façons exclu que son consentement au contenu des thèses exposées puisse lui être arraché par une contrainte extérieure qui le déposséderait de sa liberté, ce qui, on l’admettra sans peine, serait un comble dans un ouvrage intitulé “Ethique”. Et, remarquons le au passage, on peut voir ici s’esquisser l’une des thèses majeures défendues par Spinoza : liberté et nécessité sont toutes deux placées du même côté de l’alternative qui les oppose ensemble à la fatalité et à la contrainte.

On vient de parler de choix, d’initiative et de responsabilité. Mais cela a-t-il un sens à propos d’une doctrine philosophique qui démontre que le principe de la libre volonté relève fondamentalement d’une illusion, et qu’il n’y a strictement rien de plus dans le fait de prendre des décisions en fonction de certains intérêts particuliers que dans celui de reconnaître que, étant donné la définition du triangle, il doit en suivre nécessairement que la somme de ses angles est égale à deux droits ? Comment cette réduction de la volonté à ce que l’intellect reconnaît comme vrai nécessairement, qui retire à celle-ci le pouvoir inconditionné qu’on lui attribue ordinairement, pourrait-elle ne pas concerner l’auteur du livre où ce raisonnement est développé ? Et pourtant, dans les quelques lignes que nous considérons, Spinoza nous fait part de son intention délibérée de laisser de côté la plus grande partie des effets qui “suivent” de la puissance de la nature pour ne considérer que ceux qui, dans une perspective qu’on peut dire d’utilité, se rapportent à un intérêt bien défini, à savoir la béatitude suprême de l’âme humaine : ce qui justifie le fait qu’à une étude théorique, objective et désintéressée, de la nature des choses considérée dans ses aspects les plus généraux et les plus globaux, sans référence à la position spécifique de l’homme, succède une démarche d’inspiration toute différente, orientée vers la poursuite d’un but dont les enjeux sont directement pratiques, à savoir mieux vivre, ce dont nous en avons tant besoin, nous qui vivons si mal !

Ceci amène la seconde remarque qu’on peut faire à propos du texte de présentation de la deuxième partie de l’Ethique  : avec la transition qu’il effectue, le raisonnement suivi par Spinoza procède à une complète réorientation de ses objectifs au moment où son angle d’attaque n’est plus la nature des choses considérée en général mais la nature de l’âme, et plus spécifiquement l’âme humaine. L’aspect le plus frappant de cette conversion est la réintroduction paradoxale de la notion de fin. En effet, au fait de reprendre tel quel le mouvement explicatif permettant de comprendre “ce qui a dû nécessairement suivre de l’essence de Dieu, c’est-à-dire de l’Etre éternel et infini”, mouvement calqué sur la progression inexorable de l’acte naturel divin saisi dans son infinité et son éternité, se superpose à présent un nouveau projet : celui de “conduire” (ducere) vers ces effets, ou du moins vers certains d’entre eux, ce qui suppose implicitement la représentation concertée d’un but poursuivi en raison de la valeur privilégiée qu’on lui attache. Si on y réfléchit bien, il est, non seulement paradoxal, mais presque choquant que, aussitôt après avoir procédé, dans l’Appendice de la première partie de l’ouvrage, à une dénonciation apparemment sans appel de la notion de finalité, renvoyée dans “l’asile de l’ignorance”, Spinoza en vienne maintenant à s’engager dans une nouvelle démarche inspirée par la préoccupation sélective de certaines fins pratiques, déterminées en fonction d’intérêts qui, eu égard à la nature des choses prise dans son ensemble, ne peuvent apparaître que comme particuliers et donc dérisoires, pour autant que la nature des choses considérée en elle-même ignore la considération de fins, et ceci quelles que soient ces fins : il y a là, sur le plan du raisonnement, un effet qui évoque la figure stylistique de l’oxymore, de fait caractéristique de la manière d’exposer propre à Spinoza, qui est tout sauf directe et linéaire.

La superposition de plusieurs lignes de voix dans le texte que nous commentons remplit donc une fonction bien précise. Tout se passe en effet comme si Spinoza devait tenir les deux bouts d’une chaîne : en continuant à suivre la progression nécessaire du mouvement déductif, qui confère à sa démarche son caractère indiscutablement rationnel, ce qu’exprime la voix qui dit : “nous démontrons”, il doit aussi simultanément satisfaire une exigence d’un tout autre ordre, celui dans lequel s’installe l’autre voix qui dit “je”, dont le propos s’inscrit dans un nouveau contexte, celui de l’affectivité, dont le bonheur ou la béatitude sont des déterminations spécifiques. Et là pourrait bien se trouver la préoccupation fondamentale qui soutient l’ensemble du projet philosophique de Spinoza, préoccupation à laquelle il a déjà été fait allusion : à savoir l’effort en vue de réconcilier les deux plans du rationnel et de l’affectif, effort qui accompagne en la surdéterminant la présentation théorique de l’ordre causal.

Ceci nous renvoie à un autre point stratégique du texte, qui est encore un passage de transition : la Préface de la quatrième partie de l’Ethique, c’est-à-dire le moment de l’ouvrage avec lequel, après avoir développé l’étude de la réalité naturelle selon ses dimensions ontologiques (Ethique I), épistémologiques (Ethique II) et psychologiques (Ethique III), Spinoza aborde enfin, avec la considération de la servitude, nous dirions aujourd’hui l’aliénation humaine, la réalisation de son projet éthique auquel ces études préalables ont donné ses bases. Cette Préface est consacrée à l’élucidation d’un certain nombre de notions : celles de bien et de mal, de perfection et d’imperfection, que l’Appendice de la première partie avait déjà présentées comme des “modes d’imaginer”, comme tels privés de toute signification rationnelle. Dans cette même perspective, Spinoza commence par expliquer que ces représentations n’ont aucune valeur dans l’absolu, comme doit le soutenir un système de pensée qui pose l’identité complète de la réalité et de la perfection. Ainsi il n’y pas de bien ou de mal en soi, ces notions prétendument universelles répondant toujours à des conditions de formation particulières qui ne peuvent être les mêmes pour tous : il suffit donc d’en proposer la généalogie pour en effectuer une critique radicale. Mais, ceci une fois posé, devient du même coup possible une réhabilitation de ces notions, sous condition qu’en ait été déplacé le plan d’application : n’ayant aucune valeur absolue en soi, elles doivent n’avoir qu’une valeur relative pour nous, dans une perspective d’utilité, qui offre un champ d’exercice à la vertu identifiée à la puissance.

Ceci est expliqué dans des phrases où Spinoza mêle à nouveau les deux voix qui disent “je” et “nous” : “ En effet, comme nous désirons former une idée de l’homme que nous puissions visionner comme un modèle de la nature humaine, il nous sera utile de conserver ces vocables (de bien et de mal) dans le sens que j’ai dit. Dans ce qui suit, je comprendrai donc par bien ce que nous savons avec certitude être le moyen de nous rapprocher de plus en plus du modèle de la nature humaine que nous nous proposons ; par mal au contraire ce que nous savons avec certitude devoir nous empêcher de reprendre ce modèle.”

Le principal intérêt de ce passage se trouve dans le terme auquel il est accroché : “désirer”. “Nous désirons former une idée de l’homme”, écrit Spinoza. Ceci exprime le fait que le jugement de valeur indiqué à travers la référence à un modèle de cette sorte n’a pas, au départ du moins, le statut d’une connaissance objective, mais se situe dans le prolongement d’un besoin directement éprouvé et vécu comme tel, qui a pour contenu la tendance innée en chacun d’échapper à la servitude, c’est-à-dire à l’état d’impuissance qui limite au minimum de ses potentialités l’expression du conatus, et rend la vie tellement triste qu’elle en devient littéralement impossible. L’insatisfaction provoquée par cette situation insupportable se projette, imaginairement bien sûr, dans une vision de sens contraire, vision incontestablement utopique, qui donne, au conditionnel, la représentation de ce que serait idéalement pour l’homme une vie parfaite, c’est-à-dire une vie d’homme libre. L’exposé de la quatrième partie de l’Ethique s’achève précisément, dans l’ensemble des propositions 67 à 73, sur une telle évocation, qui permet de représenter concrètement les bénéfices procurés par le processus de libération lorsqu’il sera parvenu jusqu’à son terme, la question demeurant ouverte de savoir quels moyens sont requis pour qu’il y arrive effectivement ; ce qui sera précisément l’objet de la cinquième et dernière partie de l’Ethique.

C’est pourquoi il faut admettre que les notions de bien et de mal, de perfection et d’imperfection, en dépit de leur caractère équivoque qui tient à leur statut imaginaire, sont néanmoins utiles, et pour une part susceptibles d’une reprise rationnelle, en rapport avec la poursuite d’un intérêt éthique : elles indiquent la possible transition vers un état de plus grande perfection, qui correspond à nos désirs les plus profonds, et satisfait le besoin qui, avant même que nous y réfléchissions, est spontanément en nous, de vivre dans de meilleures conditions, au maximum de notre puissance, et non au minimum de celle-ci ainsi que nous le faisons le plus souvent.

De cette manière, la démarche philosophique est liée à une demande, demande que bien sûr elle ne suit pas de manière aveugle, mais à laquelle elle reconnaît un caractère irrépressible qui lui vient de son ancrage au plus profond de notre nature. En effet le désir que la pensée rationnelle entreprend de satisfaire n’est pas un désir particulier, qui nous porterait de manière plus ou moins délibérée et réfléchie vers des objets reconnus comme bons parce qu’ils auraient valeur en eux-mêmes, car en fait nous désirons les choses avant même de nous les représenter comme bonnes, et nous ne nous les représentons comme bonnes que parce que déjà nous les désirons et non l’inverse ; mais c’est ce désir essentiel, qui coïncide avec notre propre essence, - “par désir je comprends l’essence même de l’homme” écrit Spinoza -, et qui n’est rien d’autre que le désir d’être, d’être nous-mêmes, et ceci le plus possible, donc de mener une vie parfaite ou plus parfaite, désir auquel se rattachent tous nos autres élans affectifs. On connaît l’exploitation effectuée par Lacan, grand lecteur de Spinoza, de cette manière de voir, qui replie le désir sur lui-même avant de le déplier sur la considération de tel ou tel objet désiré, considération de fait indépendante de sa nature essentielle. De là dérive la conception qui fait de l’homme, plus qu’un être de désir, l’être du désir, l’être qui se désire et par là-même désire l’autre en soi.

Cesse alors de surprendre ce qui, aux yeux de certains lecteurs, a pu apparaître comme une contradiction. Dans la première partie de l’Ethique, où c’est la voix qui dit nous qui est au premier plan, Spinoza avait expliqué, de manière abrupte que, entre le nécessaire et l’impossible, il n’y a rien, ce qui a pour conséquence que les représentations du possible et du contingent sont vides de tout contenu : toutes choses s’expliquant par leurs causes et étant ainsi comme “prédéterminées” (praedeterminata), c’est-à-dire, ainsi que nous allons bientôt le comprendre, non pas déterminées à l’avance mais déterminées dès le départ dans leur origine, il est exclu que s’insinue un écart ou un jeu dans le déroulement inexorable du nexus causarum, qui ignore par définition la considération des fins, que celles-ci soient particulières ou générales. Ce qui n’empêche que, dans les définitions placées en tête de la quatrième partie de l’ouvrage, où la voix qui parle à la première personne se fait davantage entendre, Spinoza redéfinisse la notion de possible, comme ce dont, en connaissant la cause, nous ignorons ce qui peut déterminer cette cause à devenir effectivement agissante ; ce qui le conduit à distinguer cette notion de celle de contingent, c’est-à-dire de ce dont nous ignorons absolument la cause : ceci a pour conséquence de reléguer définitivement ce contingent dans l’asile de l’ignorance auquel échappe le possible qui se voit reconnaître pour une part une valeur rationnelle.

Ceci signifie que le fait de nous représenter des choses comme contingentes et celui de nous les représenter comme possibles renvoient à des processus mentaux distincts et inassimilables. C’est seulement parce que nous nous plaçons à un point de vue abstrait et réducteur, comme le font la plupart des “philosophes” qui raisonnent le plus souvent à une seule voix et non à plusieurs, que nous ne faisons pas la distinction entre ces deux types de représentations qui renvoient à des manières d’imaginer différentes entre elles : ce qui a en particulier pour conséquence de diaboliser l’imagination, en en faisant le contraire absolu de la connaissance rationnelle, alors qu’il y a lieu, dès lors qu’on donne à la réflexion philosophique une orientation pratique et éthique, d’en dissocier les usages, de manière à pouvoir intervenir dans le déroulement de ces procédures mentales de l’imagination en en exploitant les particularités intrinsèques, pour mieux en adapter les effets à nos propres intérêts vitaux. Le contingent, c’est ce à quoi, pour des causes purement accidentelles, nous ne voyons pas du tout de raison d’être ; le possible, c’est ce dont, alors que nous voyons très bien sa raison d’être, nous n’avons pas une certitude définitive quant à l’efficacité actuelle de celle-ci, ce qui nous amène à en différer l’intervention dans le futur, comme une éventualité à laquelle font défaut pour une part les moyens de sa réalisation, mais qui devrait se réaliser, ou du moins pouvoir se réaliser, si les conditions pour cela sont réunies.

C’est donc tout autre chose en pratique que d’avoir affaire à du contingent ou à du possible : est contingent ce qui, à notre point de vue, est indéterminé ; est possible ce qui, n’étant pas encore complètement déterminé, se projette par sa dynamique interne dans le sens de cette détermination, en la préfigurant à travers la représentation hypothétique de conditions nécessaires qui ne sont pas d’emblée suffisantes. Dans le premier cas, nous ne savons pas du tout où nous allons, nous sommes désorientés ; dans le second au contraire nous voyons se dessiner à l’intérieur d’une réalité qui nous apparaît non toute faite, mais en gestation des lignes de forces potentielles : celles-ci, évaluées en termes de puissance, donnent sens à notre action en lui permettant de se diriger vers des buts préalablement définis, même si c’est sur des bases incomplètes du point de vue de la connaissance que nous avons des choses et du monde, connaissance qui, de toutes façons, doit demeurer pour toujours lacunaire. Ainsi sont posées les bases de ce qu’on appellerait aujourd’hui une “pragmatique”.

On s’est souvent demandé s’il est permis de dégager de la lecture de Spinoza les grandes lignes d’une anthropologie philosophique, ou bien si au contraire sa pensée, obsédée par le souci exclusif de posséder la raison objective des choses, récuse le principe même d’une anthropologie, sous le motif que celle-ci conduit inévitablement à se représenter l’homme tanquam imperium in imperio, “comme un empire dans un empire” ou bien “comme un pouvoir dans un pouvoir”. Or, en suivant la voie ouverte par les précédentes considérations, on comprend qu’il est possible d’échapper à ce dilemme.

Sans doute, il y a chez Spinoza une récusation sans appel du préjugé anthropomorphique qui amène à se représenter la réalité elle-même, dans son ordre objectif global, sur des modèles inspirés par les besoins et les intérêts humains : le finalisme et toutes les conceptions de la hiérarchie naturelle qui en découlent sont de ce point de vue inacceptables. Ceci est le thème récurrent qui traverse toute l‘Ethique : un humanisme au premier degré qui amène à doter l’homme de pouvoirs exorbitants l’arrachant à son statut de “partie de la nature” (pars naturae), s’il est explicable au point de vue de la conscience spontanée que nous avons des choses et de nous-mêmes, devient une aberration lorsqu’il inspire la démarche des philosophes ; et le plus grand d’entre eux au point de vue de Spinoza, c’est-à-dire Descartes, n’y a pas échappé lui-même. L’homme est une partie de la nature : c’est-à-dire qu’il lui appartient totalement, comme l’un des éléments particuliers de son ordre global à l’intérieur duquel sa position est fondamentalement décentrée, marginale : et l’idée selon laquelle l’homme serait l’être qui donne sens au monde est par excellence une représentation produite par les mécanismes de l’imagination. De ce point de vue, l’auteur dont Spinoza se rapprocherait le plus à son époque est Pascal, avec qui il a en commun la critique radicale de ce qu’on peut appeler un humanisme théorique : lui aussi pourrait soutenir que “nous sommes embarqués”, “au milieu”, mais certainement pas au centre d’un univers où “toutes choses sont causées et causantes, aidées et aidantes”, et que “qui fait l’ange fait la bête”.

Si ce rapprochement de Spinozaavec Pascal est éclairant, c’est par qu’il permet aussi de voir ce qui sépare absolument ces deux penseurs. Pascal est, dans un sens très moderne, un philosophe de la finitude, qui disqualifie la nature humaine en présentant celle-ci comme une nature inaccomplie, en installant la négation au coeur de son essence et en faisant de l’homme, littéralement, un être pour la mort. Alors que pour Spinoza, “la sagesse est une méditation de la vie, non de la mort” : notons au passage cette référence à la sagesse qui se substitue ici à la philosophie. Dans le fait que l’homme est une partie de la nature, ce qui est l’expression de sa limitation, il n’y a rien du tout à penser, au sens d’une pensée positive, qui affirme joyeusement les valeurs de la vie, en entreprenant de déterminer comment l’homme tel qu’il est peut améliorer sa position dans le monde tel qu’il est, ce qu’il peut faire parce qu’il est un “animal social”, dont toutes les conduites sont, consciemment ou non, animées par le principe selon lequel “ rien n’est plus utile à l’homme que l’homme” : en s’associant à d’autres hommes, qui sont des choses semblables à lui, il se donne du même coup les moyens de créer avec l’aide de la raison un monde humain ou humanisé plus conforme à ses intérêts d’homme, un monde “utile” où il puisse réaliser au maximum la puissance d’être et d’agir qui est en lui. C’est ainsi que, ayant ruiné les présupposés d’un humanisme théorique, Spinoza jette les bases de ce qu’on peut appeler un humanisme pratique, dont les formes et les conditions sont à chercher du côté de l’éthique et de la politique. Pour le dire autrement, il ne part pas de l’homme, comme s’il s’agissait d’une réalité toute faite, mais il y arrive, comme à une chose qui reste à faire, avec ses possibles en attente des conditions de leur réalisation.

Une philosophie à plusieurs voix c’est précisément celle qui procède de la récusation d’un humanisme théorique, ce qu’elle fait en disant “nous”, c’est-à-dire en parlant avec la voix objective de la démonstration, à l’établissement d’un humanisme pratique, tel que le professe la voix qui dit “je”, et qui s’adresse à d’autres personnes, à des “choses semblables à elle”, pour les inciter à s’engager dans la conquête du nouveau monde qu’elles peuvent édifier ensemble à l’intérieur de la nature, à la place qui est la leur dans cette nature et à laquelle elles ne peuvent certainement pas échapper, mais qu’elles peuvent améliorer, et qu’il est normal et raisonnable qu’elles cherchent à améliorer.

On pourrait ainsi éclaircir un autre aspect de l’ouvrage de Spinoza qui, à première vue, paraît obscur. On sait que, dans la deuxième partie de l’Ethique, au moment où sont examinées les différentes formes de l’activité pensante de l’âme, est inopinément introduite une distinction partageant de l’intérieur le champ de la rationalité, c’est-à-dire de la connaissance qui, par l’entremise d’idées adéquates, accède à des vérités nécessaires : cette distinction passe entre un deuxième genre de connaissance qui procède par déductions abstraites, donc démonstrativement, et un troisième genre de connaissance auquel Spinoza donne le nom de “science intuitive”, qui consiste à voir les choses “d’un seul regard” (uno intuitu), donc en sautant les étapes intermédiaires qui en mesurent l’élucidation. Il est manifeste que l’écriture de l‘Ethique, présentée ordine geometrico, relève des modèles empruntés à la science démonstrative ou connaissance de deuxième genre. Mais cela signifie-t-il que le raisonnement suivi par Spinoza demeure extérieur aux préoccupations propres à la science intuitive, alors que celle-ci constitue à ses yeux le genre suprême de la connaissance ? Or, en discernant dans le texte apparemment linéaire et univoque de l’Ethique plusieurs voix superposées qui interfèrent polyphoniquement entre elles, nous avons peut-être commencé à répondre à cette interrogation. La voix qui dit “nous”, c’est justement celle de la démonstration, que parle la connaissance de deuxième genre ; et la voix qui dit “je”, en tranchant abruptement dans le vif des problèmes, et en abordant ceux-ci du point de vue de la solution qu’on souhaite leur apporter, c’est celle de la connaissance de troisième genre. L’Ethique serait ainsi composée de manière à faire entendre simultanément ces deux voix, en les faisant paraître comme indissociables l’une de l’autre, tout en maintenant les caractères, les tonalités propres à chacune.

Mais si Spinoza distingue entre une connaissance de deuxième genre et une connaissance de troisième genre, c’est pour les opposer ensemble aux diverses figures de la connaissance de premier genre, qui, elle, correspond au fonctionnement de l’imagination sous toutes ses formes, et doit donc également répondre à un ton de voix spécifique : celui-ci pourrait bien appartenir à la parole incertaine et illusoirement unanime qui dit “on”. On peut légitimement se demander si cette troisième voix, qui est en fait la première, est complètement absente de la partition de l’Ethique, ou bien si elle s’y fait aussi, d’une façon ou d’une autre entendre.

En vue d’esquisser une réponse à cette interrogation, reportons-nous au début de l’Appendice de la première partie de l’ouvrage, qui résume ainsi les enjeux fondamentaux développés dans celle-ci autour de la notion de “Dieu”, dont Spinoza fait, on le sait, un usage entre tous paradoxal : “Par là, j’ai expliqué la nature de Dieu et ses propriétés, à savoir qu’il existe nécessairement, qu’il est unique, qu’il est et agit par la seule nécessité de sa nature, qu’il est cause libre de toutes les choses et comment il l’est, que toutes choses sont en Dieu et dépendent de lui en telle sorte que sans lui elles ne puissent ni être ni être conçues, et enfin que tout a été prédéterminé par Dieu, non certes à partir d’une liberté de volonté ou d’un absolu bon plaisir, mais à partir de la nature absolue de Dieu ou de son infinie puissance.” Dans cet exposé concentré des principales thèses qui viennent d’être établies par la voie démonstrative, retient particulièrement l‘attention une formule à laquelle il a déjà été fait référence auparavant : “Tout a été prédéterminé par Dieu” (omnia a Deo fuerunt praedeterminata). Elle souligne avec beaucoup de force le caractère inéluctablement nécessaire de l’ordre des choses auquel nulle réalité particulière ne peut se soustraire et qui a son principe en Dieu même en tant que celui-ci est l’Etre absolument infini dont la nature s’exprime nécessairement à travers sa puissance elle-même infinie, au sens d’une infinité en acte dont la notion pleinement positive n’est marquée ou altérée par aucune sorte de négativité, et ne peut donc être ramenée à celle d’une illimitation.

Cette idée traverse effectivement tout le réseau démonstratif de la première partie de l’Ethique, et on peut considérer qu’elle l’unifie en profondeur. Toutefois, de la manière dont elle est ici formulée, elle surprend, car elle paraît rejeter dans le passé d’une “prédétermination” qui a déjà eu lieu, et qui, précisément parce qu’elle a eu lieu, ne peut plus être modifiée, une dynamique de détermination dont sa mise au jour rationnelle avait souligné le caractère essentiellement actuel ; et ce caractère actuel devrait en principe interdire de la ramener à l’événement primordial d’un acte créateur qui, une fois accompli, ne peut plus être remis en jeu, et dont les conséquences doivent être irréversiblement assumées . On peut s’interroger sur les raisons qui ont poussé Spinoza à présenter ici l’ordre des choses en termes de “prédétermination”, alors qu’il ressort indubitablement de ce qui a été auparavant expliqué par voie démonstrative qu’il relève, ce qui est tout autre chose, d’un processus de détermination s’effectuant nécessairement et éternellement au présent, et non susceptible comme tel d’être ramené au moment d’un acte premier au sens d’une antériorité factuelle. Et même si on interprète la notion de prédétermination en la projetant dans un passé tellement indéfini que l’on doit considérer que c’est comme si elle avait toujours eu lieu, et en conséquence n’a pu commencer en quelque temps déterminé que ce soit, on est conduit de cette manière à replacer la permanence de l’ordre des choses dans une perspective négative, propre à un état de fait qui n’a pu débuter parce que son origine remonte, comme on dit, à la nuit des temps : sa nécessité s’enveloppe ainsi d’un halo de mystère, de manière bien peu compatible avec l’esprit de rationalité dans lequel Spinoza a tenu à maintenir la présentation du concept de nécessité naturelle.

Cette formulation représente donc un retour en arrière par rapport aux acquis théoriques de l’argumentation développée démonstrativement dans la première partie de l’Ethique, ce qui ne peut s’expliquer que de la manière suivante : dans cet Appendice, comme dans les scolies qui ont jalonné le cours de son argumentation, Spinoza développe les mêmes idées que celles qui ont été produites au fur et à mesure que se déroulait le procès démonstratif, dont la logique est celle de la causa seu ratio, qui épouse à l’identique le mouvement à travers lequel s’effectue la réalité même des choses ; mais il les développe dans un langage différent, en adoptant la rhétorique argumentative propre à une discussion ou à un débat qui doivent être menés sur un autre plan que celui de l’explication purement rationnelle : pour que cette discussion et ce débat se poursuivent, il faut en effet que soit établie une forme minimale de communication avec des partenaires ou des destinataires qui, précisément, sont privés des connaissances produites en suivant la voie rationnelle. Dans les scolies, Spinoza parle le langage de tout le monde, c’est-à-dire qu’il doit s’adapter aux modes d’expression et d’interprétation propres à l’imagination, donc à la connaissance de premier genre, telle que l’exprime la voix anonyme qui dit “on”, sans que toutefois cela remette en cause les conclusions auxquelles l’a amené son examen proprement philosophique des questions en jeu dans la discussion.

Les préjugés qui font obstacle à la compréhension rationnelle de la nécessité de l’ordre des choses, préjugés qu’en conséquence il faut en tous points débusquer et combattre, traînent un peu partout dans l’esprit des gens, au point de se retrouver dans les pensées des plus grands philosophes. Et il serait parfaitement illusoire de croire qu’ils pourraient être dissipés par l’opération magique d’une réfutation abstraitement théorique qui substituerait une fois pour toutes le faux au vrai : Spinoza aura l’occasion de revenir démonstrativement sur ce point dans la proposition 1 de la quatrième partie de l’Ethique, selon laquelle “rien de ce que l’idée fausse a de positif n’est ôté par la présence du vrai en tant que vrai”. Le débat que la raison conduit avec les productions mentales de l’imagination n’est donc pas de ceux qu’on pourrait refermer une fois pour toutes, une fois mission de bon raisonneur accomplie, car le propre des préjugés est qu’ils doivent toujours et toujours renaître, étant donné que, ainsi que l’expliquera la proposition 36 de la troisième partie de l’Ethique, “les idées inadéquates et confuses s’entre-suivent avec la même nécessité que les idées adéquates ou claires et distinctes”, ce qui a pour conséquence qu’elles ne peuvent pas disparaître à volonté ; mais, en raison du “quelque chose de positif” (quid positivum) dont elles sont habitées, elles doivent opposer une certaine résistance aux efforts de disqualification théorique qui, pour aboutir efficacement, doivent prendre la mesure de cette résistance et d’une certaine façon s’y adapter.

C’est pourquoi il y a lieu de transposer les leçons de son raisonnement dans la forme d’un discours de compromis, transversal à l’exposé rationnel dont il suspend le déroulement, ce que Spinoza s’autorise sous condition que l’essentiel ne soit pas remis en question : c’est ce que Deleuze a appelé la “seconde Ethique”, qui passe du plan de la démonstration à celui du débat. Dans cet esprit, il est clair que, lorsque Spinoza, au début de l’Appendice de la première partie de l’Ethique, parle de “prédétermination”, il place lui-même sous ce terme une tout autre signification que celle qui est spontanément attachée à cette expression et dont il ne peut que récuser les ambiguïtés : c’est précisément ce qu’il a fait déjà lorsque, dans le scolie de la proposition 17 et dans le second scolie de la proposition 33, il a repris, également sous conditions, les thèmes traditionnels de l’omnipotence et de l’omniscience divines, qu’il a entrepris de rejouer pour son propre compte, au lieu de les repousser purement et simplement dans l’enfer des pensées mal ou incomplètement formées ; car ces pensées, qui sont enjeux de débats dans la mesure où leur valeur rationnelle ne s’impose pas directement avec une entière évidence, n’en recèlent pas moins une part de vérité ; et il revient aussi à la vraie philosophie d’extraire cette part et de la faire fructifier, c’est-à-dire de lui faire rendre au maximum les effets de connaissance dont elle est à sa manière indirectement porteuse. De ce point de vue, remarquons le au passage, on peut reconnaître à la démarche philosophique de Spinoza une dimension herméneutique, particulièrement mise en valeur par le Traité Theologico-Politique, mais qui est aussi exploitée dans l’Ethique.

La philosophie de Spinoza est donc bien une philosophie à plusieurs voix, dont la polyphonie se développe simultanément sur trois lignes distinctes qu’elle fait dialoguer entre elles en jouant sur les diverses figures de leur rapprochement et de leur éloignement. Ces voix correspondent aux trois genres de connaissance qui, ensemble et concurremment, traduisent l’effort de l’âme humaine en vue de se situer et de s’affirmer mentalement par rapport à la réalité des choses : la première voix, celle de l’imagination, voix par définition anonyme, installe les conditions de son ouverture spontanée, et le plus souvent brouillée, au monde ; la deuxième voix, celle de la rationalité travaillant sur des notions communes, qui, elle, est universelle, reconstitue l’épure complètement formelle et abstraite de la réalité dont elle a un besoin vital pour se reconnaître en elle ; la troisième voix est celle de l’amour intellectuel par lequel l’âme s’unit mentalement avec la nature tout entière, en devenant complètement consciente d’elle-même, des choses et de Dieu : c’est-à-dire que cette dernière voix est à la fois personnelle et unanime. La philosophie, telle que Spinoza la conçoit, ne peut se permettre de faire l’économie d’aucune de ces trois voix qu’elle entreprend de faire résonner ensemble en conservant à chacune son timbre particulier : c’est sous cette condition qu’elle remplit son objectif éthique de philosophie pratique, à savoir comprendre le monde tel qu’il est afin de dégager les conditions d’une transformation de nous-mêmes qui nous permette d’y vivre au meilleur de nos possibilités, ainsi que nous y dispose notre vertu ou puissance.

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