Lettre 44 - Spinoza à Jarig Jelles (17 février 1671)

Sur le souverain Bien et l’usage des richesses - Thalès de Milet

  • 1er août 2005


Lisez la précédente lettre de Spinoza à J. Jelles : Lettre 41 - Spinoza à Jarig Jelles (5 septembre 1669).


À Monsieur Jarig Jelles,
B. de Spinoza.

Monsieur,

Lors d’une visite récente le professeur N. N. m’a raconté entre autres choses qu’il avait entendu parler d’une traduction hollandaise de mon Traité théologico-politique et qu’une personne, dont il ignorait le nom, était sur le point de la faire imprimer. Je vous prie instamment, en conséquence, de vous enquérir avec soin de cette affaire et d’empêcher l’impression s’il est possible. Ce n’est pas moi seulement qui le demande, beaucoup de mes amis et connaissances se joignent à moi : ils verraient avec peine que ce livre fût interdit, ce qui arriverait sans aucun doute s’il est publié en hollandais. Je compte que vous ne refuserez pas vos bons offices à la cause et à moi-même.

Un ami m’a envoyé, il y a quelque temps, un petit livre intitulé Homo Politicus dont j’ai beaucoup entendu parler. Je l’ai lu et l’ai trouvé le plus dangereux que puisse inventer et fabriquer un homme. Pour cet auteur le souverain Bien, ce sont les honneurs et les richesses, c’est à cela que tend sa doctrine, c’est un moyen d’y parvenir qu’il enseigne : pour cela il faut rejeter toute religion intérieure et professer entièrement celle qui contribue le plus à notre avancement, il faut aussi ne tenir ses engagements envers personne, si ce n’est parce qu’on y a profit. Ce cas excepté, il fait le plus grand éloge de l’hypocrisie, des promesses non tenues, des mensonges, du parjure et de bien d’autres pratiques du même genre. Après cette lecture l’idée m’est venue d’écrire contre cet auteur indirectement, un petit ouvrage dans lequel je traiterai du souverain Bien, puis montrerai la condition inquiète et misérable de ceux qui sont avides d’honneurs et de richesses et établirai enfin, par les raisons les plus évidentes et de nombreux exemples, que le désir insatiable doit amener et en fait a amené la ruine des États.

Combien meilleures et plus hautes que les pensées de cet auteur étaient les méditations de Thalès le Milésien. Toutes choses, disait-il, sont communes entre amis, les Sages sont les amis des Dieux, toutes choses appartiennent aux Dieux, donc toutes appartiennent aux Sages. D’un mot donc, ce grand Sage se faisait très riche par un mépris généreux des richesses et non par leur quête sordide. Il a toutefois montré ailleurs que si les sages ne sont pas riches, c’est volontairement, non par nécessité. Des amis, en effet, lui reprochant sa pauvreté, il répondait : Voulez-vous que je vous montre qu’il est en mon pouvoir d’acquérir ce que je juge ne pas en valoir la peine, et qui est pour vous l’objet d’une quête si laborieuse ? Oui, dirent-ils, et alors il loua tous les pressoirs de la Grèce (il avait vu, en effet, en grand astronome qu’il était, qu’il y aurait grande abondance d’olives alors que les années précédentes la récolte s’était trouvée fort maigre), et il sous-loua au prix qu’il voulut ce qu’il avait eu à très bas prix. Il gagna ainsi en une seule année de très grandes richesses dont il disposa ensuite avec autant de libéralité qu’il avait déployé d’industrie à les acquérir, etc...

La Haye, le 17 février 1671.


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