TTP - chap.3 - §§11-13 : Le problème de l’éternité de l’élection des Hébreux.

  • 13 février 2006


[11] Il nous reste seulement à répondre aux raisons que croient avoir quelques-uns de se persuader que l’élection des Juifs ne fut pas temporelle et relative au seul empire, mais éternelle. Nous voyons, disent-ils, qu’après la ruine de leur Empire, les Juifs dispersés en tous lieux et séparés de toutes les nations ont survécu tant d’années, ce qui n’a été donné à aucun autre peuple ; de plus l’Écriture Sacrée semble enseigner en beaucoup de passages que Dieu a élu les Juifs pour l’éternité et qu’ainsi, en dépit de la ruine de leur empire, ils n’en demeurèrent pas moins les élus de Dieu.

Les passages que l’on croit enseigner le plus clairement cette doctrine sont principalement :

1° Jérémie (chap. XXXI, v. 36), où le Prophète atteste que la semence d’Israël demeurera dans l’éternité la nation de Dieu, comparant les Juifs avec l’ordre fixe des cieux et de la Nature ;

2° Ézéchiel (chap. XX, v. 32), où le sens paraît être qu’en dépit de l’application qu’ils pourraient mettre à abandonner le culte de Dieu, Dieu les rassemblera de toutes les régions où ils se sont dispersés et les conduira au désert des peuples comme il conduisit leurs ancêtres au désert d’Égypte, puis enfin, après les avoir séparés des rebelles et des transfuges, les fera monter sur la montagne de sa sainteté où toute la famille d’lsraël le servira.

Outre ces passages, on a coutume, les Pharisiens surtout, d’en citer d’autres ; mais je crois que j’aurai répondu à tous de façon satisfaisante quand j’aurai répondu à ces deux-là ; ce que je ferai sans grand peine en montrant, par l’Écriture elle-même, que Dieu n’a pas élu les Hébreux pour l’éternité, mais seulement dans les mêmes conditions qu’auparavant les Chananéens : comme nous l’avons fait voir ci-dessus, ces derniers eurent aussi des pontifes qui servaient Dieu religieusement et cependant Dieu les rejeta en raison de leur amour du plaisir, de leur mollesse et de leur faux culte. Moïse, en effet, dans le Lévitique (chap. XVIII, vs. 27, 28) avertit les Israélites de ne pas se souiller d’incestes comme les Chananéens pour que la terre ne les vomisse pas comme elle a vomi les nations qui habitaient ces contrées ; et dans le Deutéronome (chap. VIII, v. 19, 20) il les menace dans les termes les plus exprès d’une ruine totale : Je vous atteste aujourd’hui, leur dit-il, que vous périrez entièrement ; comme les nations que Dieu fait périr devant vous, ainsi périrez-vous. Et de la même manière on trouve dans la Loi d’autres passages indiquant expressément que Dieu n’a pas élu la nation des Hébreux absolument et pour l’éternité. Si donc les Prophètes leur ont prédit une alliance nouvelle et éternelle, de connaissance de Dieu, d’amour et de grâce, il est facile de se convaincre que cette promesse est faite aux pieux seulement. Dans ce même chapitre d’Ézéchiel que nous venons de citer, il est dit expressément, en effet, que Dieu séparera d’eux les rebelles et les transfuges ; et dans Sophonie (chap. III, 12, 13) que Dieu détruira les superbes et laisser subsister les pauvres. Puis donc que cette élection concerne la vertu véritable, on ne doit pas penser qu’elle a été promise seulement aux hommes pieux d’entre les juifs à l’exclusion des autres, mais on doit croire indubitablement que les vrais Prophètes gentils, et nous avons montré que toutes les nations en avaient eu, ont promis la même élection aux fidèles de leurs nations et leur ont apporté la même consolation.

Cette alliance éternelle de connaissance et d’amour de Dieu est donc universelle, comme il ressort aussi avec la plus grande évidence de Sophonie (chap. III, vs. 10, 11). Ainsi l’on ne doit admettre aucune différence à cet égard entre les Juifs et les Gentils, et il n’y a aucune autre élection particulière aux Juifs en dehors de celle que nous avons déjà exposée.

Si les Prophètes, à cette élection qui concerne seulement la vertu véritable, mêlent beaucoup de paroles se rapportant aux sacrifices et à d’autres cérémonies, à la réédification du Temple et de la Ville, c’est qu’ils ont voulu, selon la coutume et la nature de la prophétie, expliquer les choses spirituelles sous des figures propres à faire entendre en même temps aux Juifs, dont ils étaient les Prophètes, que la restauration de l’État et du Temple devait être attendue au temps de Cyrus.

[12] Aujourd’hui donc les Juifs n’ont absolument rien à s’attribuer qui doive les mettre au-dessus de toutes les nations. Quant à leur longue durée à l’état de nation dispersée et ne formant plus un État, elle n’a rien du tout de surprenant, les Juifs ayant vécu à part de toutes les nations de façon à s’attirer la haine universelle et cela non seulement par l’observation de rites extérieurs opposés à ceux des autres nations, mais par le signe de la circoncision auquel ils restent religieusement attachés. Que la haine des nations soit très propre à assurer la conservation des Juifs, c’est d’ailleurs ce qu’a montré l’expérience. Quand un roi d’Espagne contraignit les Juifs à embrasser la religion de l’État ou à s’exiler, un très grand nombre devinrent catholiques romains et ayant part dès lors à tous les privilèges des Espagnols de race, jugés dignes des mêmes honneurs, ils se fondirent si bien avec les Espagnols que, peu de temps après, rien d’eux ne subsistait, non pas même le souvenir. Il en fut tout autrement de ceux que le roi de Portugal obligea à se convertir ; ils continuèrent à vivre séparés parce qu’ils étaient exclus de toutes les charges honorifiques.

J’attribue aussi une telle valeur en cette affaire au signe de la circoncision, qu’à lui seul je le juge capable d’assurer à cette nation juive une existence éternelle ; si même les principes de leur religion n’amollissaient leurs cœurs, je croirais sans réserve, connaissant la mutabilité des choses humaines, qu’à une occasion donnée les Juifs rétabliront leur empire et que Dieu les élira de nouveau. De l’importance que peut avoir une particularité telle que la circoncision, nous trouvons un exemple remarquable dans les Chinois : eux aussi conservent très religieusement l’espèce de queue qu’ils ont sur la tête comme pour se distinguer de tous les autres hommes, et par là ils se sont conservés pendant des milliers d’années, dépassant de beaucoup en antiquité toutes les nations ; ils n’ont pas maintenu leur empire sans interruption, mais l’ont toujours relevé quand il s’est trouvé ruiné et le relèveront encore sans aucun doute sitôt que le courage des Tartares commencera d’être affaibli par une vie molle et luxueuse.

[13] Enfin, si l’on voulait soutenir qu’à tel ou tel titre les Juifs ont été pour l’éternité élus par Dieu, je n’y contredirais pas, pourvu qu’il fût entendu que leur élection, soit temporaire, soit éternelle, en tant qu’elle leur est particulière, se rapporte uniquement à l’empire et aux avantages matériels (nulle autre différence n’existant d’une nation à une autre), tandis qu’à l’égard de l’entendement et de la vertu véritable aucune nation n’a été faite distincte d’une autre, et qu’ainsi il n’en est pas une que Dieu, à cet égard, ait élue de préférence aux autres.


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