TTP - chap.VII - §§1-4 : Principe général de l’interprétation de l’Écriture : elle doit être interprétée à partir d’elle-même, de même que la Nature doit être interprétée à partir d’elle-même.

  • 10 avril 2006





[1] Tout le monde dit bien que l’Écriture sainte est la parole de Dieu et qu’elle enseigne aux hommes la béatitude vraie ou la voie du salut. La conduite des hommes montre tout autre chose, car le vulgaire ne paraît se soucier de rien moins que de vivre suivant les enseignements de l’Écriture sainte, et nous voyons que presque tous substituent à la parole de Dieu leurs propres inventions et s’appliquent uniquement sous le couvert de la religion à obliger les autres à penser comme eux. Nous voyons, dis-je, les théologiens inquiets pour la plupart du moyen de tirer des livres sacrés, en leur faisant violence, leurs propres inventions et leurs jugements arbitraires et de les abriter sous l’autorité divine ; en aucune matière ils n’agissent avec moins de scrupule et plus de témérité que dans l’interprétation de l’Écriture, c’est-à-dire de la pensée de l’Esprit-Saint ; et leur seule crainte n’est pas dans cette besogne d’attribuer à l’Esprit-Saint quelque fausse doctrine et de s’écarter de la voie du salut, mais d’être convaincus d’erreur, par d’autres, de voir ainsi leur propre autorité par terre sous les pieds de leurs adversaires et de s’attirer le mépris d’autrui. Certes si les hommes étaient sincères dans le témoignage qu’ils rendent à l’Écriture, ils auraient une tout autre règle de vie ; leurs âmes ne seraient pas agitées par tant de discordes et ils ne se combattraient pas avec tant de haine ; un aveugle et téméraire désir d’interpréter l’Écriture et de découvrir dans la Religion des nouveautés, ne les posséderait pas. Au contraire ils n’oseraient embrasser comme doctrine de l’Écriture rien qu’elle n’enseignât avec la plus grande clarté ; enfin ces sacrilèges qui n’ont pas craint d’altérer l’Écriture en maint endroit, se fussent gardés d’un tel crime et n’eussent pas porté sur elle une main sacrilège. Une ambition criminelle a pu faire que la Religion consistât moins à obéir aux enseignements de l’Esprit-Saint qu’à défendre des inventions humaines, bien plus, qu’elle s’employât à répandre parmi les hommes non la charité, mais la discorde et la haine la plus cruelle sous un déguisement de zèle divin et de ferveur ardente. A ces maux se joignit la superstition qui enseigne à mépriser la Nature et la Raison, à admirer et à vénérer cela seulement qui leur contredit ; aussi n’est-il pas surprenant que les hommes, pour mieux admirer et vénérer davantage l’Écriture, se soient attachés à l’expliquer de telle sorte qu’elle semble le plus contraire qui se puisse à cette même Nature et à cette même Raison. Ainsi en vient-on à rêver que de très profonds mystères sont cachés dans les livres saints et l’on s’épuise à les sonder, négligeant l’utile pour l’absurde ; et tout ce qu’on inventé dans ce délire, on l’attribue à l’Esprit-Saint et l’on tâche de le défendre de toutes ses forces, avec l’ardeur de la passion. Tels sont les hommes en effet : tout ce qu’ils conçoivent par l’entendement pur, ils le défendent à l’aide du seul entendement et de la Raison ; les croyances irrationnelles que leur imposent les affections de l’âme, ils les défendent avec leurs passions.

[2] Pour nous tirer de ces égarements, affranchir notre pensée des préjugés des Théologiens et ne pas nous attacher imprudemment à des inventions humaines prises pour des enseignements divins, il nous faut traiter de la vraie méthode à suivre dans l’interprétation de l’Écriture et arriver à en avoir une vue claire : tant que nous ne la connaîtrons pas en effet nous ne pourrons rien savoir avec certitude de ce que l’Écriture ou l’Esprit-Saint veut enseigner. Pour faire court je résumerai cette méthode en disant qu’elle ne diffère en rien de celle que l’on suit dans l’interprétation de la Nature mais s’accorde en tout avec elle. De même en effet que la Méthode dans l’interprétation de la nature consiste essentiellement, à considérer d’abord la Nature en historien et, après avoir ainsi réuni des données certaines, à en conclure les définitions des choses naturelles, de même, pour interpréter l’Écriture, il est nécessaire d’en acquérir une exacte connaissance historique et une fois en possession de cette connaissance, c’est-à-dire de données et de principes certains, on peut en conclure par voie de légitime conséquence la pensée des auteurs de l’Écriture. De la sorte en effet (je veux dire si l’on n’admet d’autres principes et d’autres données pour interpréter l’Écriture et en éclaircir le contenu, que ce qui peut se tirer de l’Écriture elle-même et de son histoire critique), chacun pourra avancer sans risque d’erreur, et l’on pourra chercher à se faire une idée de ce qui passe notre compréhension avec autant de sécurité que de ce qui nous est connu par la Lumière naturelle.
[3] Pour établir clairement que cette voie n’est pas seulement sûre, mais qu’elle est la voie unique et s’accorde avec la méthode d’interprétation de la Nature, il faut noter toutefois que l’Écriture traite très souvent de choses qui ne peuvent être déduites des principes connus par la Lumière naturelle ; ce sont des histoires et des révélations qui en forment la plus grande partie ; or les histoires contiennent principalement des miracles, c’est-à-dire (comme nous l’avons montré au chapitre précédent) des récits de faits insolites de la Nature adaptés aux opinions et aux jugements des Historiens qui les ont écrits ; les révélations, elles, sont adaptées aux opinions des Prophètes, de sorte qu’elles dépassent réellement, comme nous l’avons montré au chapitre II, la compréhension humaine. C’est pourquoi la connaissance de toutes ces choses, c’est-à-dire de presque tout le contenu de l’Écriture, doit être tirée de l’Écriture même, de même que la connaissance de la Nature, de la Nature même.

[4] Quant aux enseignements moraux contenus dans les Livres, bien qu’on les puisse démontrer par des notions communes, on ne peut cependant par ces notions démontrer que l’Écriture donne ces enseignements, cela ne peut s’établir que par l’Écriture même. Et même si nous voulons que la divinité de l’Écriture nous apparaisse en dehors de tout préjugé, il faut que de l’Écriture même il résulte qu’elle enseigne la vérité morale, de la sorte seulement sa divinité peut être démontrée, car nous avons fait voir que la certitude des Prophètes se fonde principalement sur ce que les Prophètes avaient une âme encline à la justice et à la bonté. Cela même il faut donc que cela soit établi pour nous, pour que nous puissions avoir foi en eux. Par les miracles on ne peut prouver la divinité de Dieu, nous l’avons déjà démontré ; et je passe ici sous silence qu’un faux Prophète pouvait aussi faire des miracles. La divinité de l’Écriture doit donc se conclure de cela seul qu’elle enseigne la vertu véritable. Or cela ne peut s’établir que par l’Écriture même et si cela ne se pouvait pas, ce n’est qu’en vertu d’un grand préjugé que nous lui donnerions notre adhésion et témoignerions de sa divinité. Toute la connaissance de l’Écriture doit donc se tirer d’elle seule. Enfin, de même que la Nature, l’Écriture ne nous donne pas de définitions des choses dont elle parle. De même donc qu’il faut conclure les définitions des choses naturelles des diverses actions de la Nature, de même ces définitions que ne donne pas l’Écriture devront être tirées des divers récits qui se rencontrent dans l’Écriture au sujet de chaque objet.


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