TTP - Chap. XVIII - §§2-5 : Les dispositions remarquables à imiter de l’État des Hébreux.

  • 9 mai 2006


[2] Mon intention toutefois n’étant pas, comme j’en ai déjà averti le lecteur, de traiter de l’État explicitement [1], je laisserai de côté la plupart de ces dispositions et noterai seulement ce qui se rapporte à mon but.

D’abord qu’il n’est pas contraire au Règne de Dieu d’élire une majesté souveraine qui ait dans l’État un pouvoir souverain. Après en effet que les Hébreux eurent transféré leur droit à Dieu, ils reconnurent à Moïse un droit souverain de commander et, seul, il eut ainsi l’autorité d’instituer et d’abroger les lois, d’élire des ministres du culte, de juger, enseigner et châtier et de commander absolument à tous et en toutes choses.

En second lieu que, tout en étant les interprètes des lois, les ministres du culte n’étaient qualifiés cependant ni pour juger les citoyens, ni pour excommunier qui que ce fût ; ce droit n’appartenait qu’aux juges et aux chefs élus dans le peuple (voir Josué, chap. VI, v.26 ; Juges, chap. XXI, v. 18, et Samuel, I, chap. XIV, v.24).

[3] Si en outre nous voulons considérer l’histoire des Hébreux et ses vicissitudes, nous trouverons d’autres points dignes de remarque.

[4] 1° Il n’y eut point du tout de sectes religieuses sinon quand, dans le deuxième empire, les Pontifes eurent l’autorité de rendre des décrets et de traiter les affaires de l’État, et que, pour que cette autorité fût éternelle, ils usurpèrent le droit du prince et finirent par vouloir qu’on leur donnât le nom de rois. La raison est facile à voir ; dans le premier empire, il ne pouvait y avoir de décrets rendus au nom du Pontife, puisqu’ils n’avaient pas le droit de décréter, mais seulement, à la demande des chefs ou des conseils, de donner les réponses de Dieu ; ils ne purent avoir en conséquence aucune passion de décréter des nouveautés, mais seulement d’administrer et de maintenir les usages reçus, ils n’avaient en effet d’autre moyen d’assurer, en dépit des chefs, la conservation de leur liberté, que de préserver les lois de la corruption. Au contraire quand ils furent entrés en possession du pouvoir de traiter les affaires de l’État et eurent joint au pontificat le droit du prince, chacun eut l’ambition d’illustrer son nom, à l’égard de la religion et à d’autres encore, en réglant tout par son autorité pontificale, en rendant tous les jours sur les cérémonies, la foi et tous les points, de nouveaux décrets auxquels ils ne voulaient pas qu’on attribuât un caractère moins sacré et une autorité moindre qu’aux lois de Moïse ; il arriva par là que la religion dégénéra en une superstition funeste et que le sens vrai et l’interprétation des lois se corrompirent. A quoi s’ajouta que, dans les premiers temps après la restauration du temple, pendant qu’ils cherchaient à se frayer une voie pour parvenir au Principat, ils se montraient à l’égard de la foule et pour l’attirer à eux, disposés à tout accepter, donnant leur approbation à ses manières d’agir même impies et accommodant l’Écriture aux plus mauvaises mœurs. Malachie l’atteste dans les termes les plus forts ; après avoir invectivé contre les prêtres de son temps, qu’il appelle des contempteurs du nom de Dieu, il continue ainsi à les châtier : Les lèvres du Pontife gardent la science et la loi ne sort que de sa bouche, car il est l’envoyé de Dieu. Mais vous vous êtes écartés de la voie, vous avez fait que la loi fût pour beaucoup un scandale, vous avez rompu le pacte de Lévi, dit le Dieu des armées ; et ses accusations se poursuivent : ils interprètent les lois selon leur bon plaisir, n’ont nul égard à Dieu, mais seulement aux personnes. Il est certain que les Pontifes n’ont pu user d’une prudence telle que leur conduite échappât à l’attention des plus éclairés ; ces derniers, avec une audace croissante, soutinrent en conséquence qu’ils n’étaient tenus que par les lois écrites ; quant aux décrets que les Pharisiens trompés (ils étaient, comme le dit Josèphe, dans ses Antiquités, pour la plupart du bas peuple) appelaient les traditions des ancêtres, il n’y avait pas à les observer.

Quoi qu’il en ait été, nous ne pouvons en aucune façon douter que l’adulation des Pontifes, la corruption de la religion et des lois, accrues en nombre dans une mesure incroyable, n’aient donné très largement et très fréquemment occasion à des débats et à des querelles sans fin ; où les hommes en effet commencent à disputer avec l’ardeur du fanatisme, appuyés de part et d’autre par des magistrats, il est impossible de jamais arriver à un apaisement et la division en sectes est inévitable.

[4-2]
2° Il vaut la peine d’observer que les prophètes, c’est-à-dire de simples particuliers, par la liberté qu’ils prirent, d’avertir, d’invectiver et de couvrir d’opprobre, irritèrent les hommes plus qu’ils ne les corrigèrent ; tandis qu’avertis ou châtiés par les rois, ces mêmes hommes étaient faciles à fléchir. Il y a plus, les rois, même pieux, jugèrent souvent intolérables les Prophètes à cause de l’autorité qu’ils avaient de décider quelle action était pieuse, quelle impie, et de châtier les rois eux-mêmes, quand ils se permettaient de conduire quelque affaire, publique ou privée, à l’encontre de ce qu’eux, Prophètes, avaient décidé. Le roi Asa, qui régna pieusement, d’après le témoignage de l’Écriture, envoya à la meule le prophète Hanani (voir Paralip., II, chap. XVI) pour avoir eu l’audace de le reprendre et de lui faire des reproches au sujet du traité conclu avec le roi d’Arménie ; et l’on trouve en outre d’autres exemples montrant qu’une telle liberté est plus dommageable que profitable à la religion ; pour ne rien dire des grandes guerres civiles qui naquirent des droits excessifs revendiqués par les Prophètes.

3° Digne encore de remarque est ce fait que, pendant la durée du pouvoir populaire, il y eut une seule guerre civile ; encore se termina-t-elle sans laisser de ressentiments, et les vainqueurs, par pitié des vaincus, prirent toutes les mesures nécessaires pour les rétablir dans leur dignité et leur puissance. En revanche quand le peuple, peu fait aux rois, eut substitué à la première forme de gouvernement, la monarchie, les guerres civiles ne cessèrent pour ainsi dire plus, et l’on se livra des combats dont l’acharnement est sans égal dans la renommée. Dans un seul combat (c’est à peine croyable) cinq cent mille hommes d’Israël furent massacrés par ceux de Juda ; en revanche, dans un autre, ceux d’Israël font un grand carnage de ceux de Juda (l’Écriture n’en donne pas le nombre), s’emparent du roi, démolissent presque entièrement les murailles de Jérusalem, et (pour qu’on sache que leur colère ne connaît pas de mesure) dépouillent entièrement le Temple, puis, lourdement chargés du butin pris sur leurs frères et rassasiés de sang, ils se font remettre des otages, abandonnent le roi dans son royaume presque dévasté, et déposent les armes, se reposant non sur la foi, mais sur la faiblesse de ceux de Juda. Peu d’années après en effet, quand Juda a rétabli ses forces, un nouveau combat s’engage dans lequel ceux d’Israël, de nouveaux vainqueurs égorgent cent vingt mille hommes de Juda, emmènent en captivité leurs femmes et leurs enfants au nombre de deux cent mille, emportant de nouveau un grand butin. Après ces combats et d’autres qui sont racontés tout au long dans les histoires ils finirent, épuisés, par être la proie des ennemis.


[5] En second lieu, si nous voulons compter le temps pendant lequel on jouit d’une paix complète, nous trouverons une grande différence ; avant les rois ils passèrent plusieurs fois quarante années et une fois quatre-vingts (ce qui surprend l’opinion) dans une entière concorde, sans guerre extérieure ni intérieure ; après que les rois se furent emparés du pouvoir, comme on ne combattait plus ainsi qu’auparavant pour la paix et la liberté, mais pour la gloire, nous voyons, qu’à l’exception du seul Salomon (dont la vertu, qui était la sagesse, se montrait dans la paix plus que dans la guerre), tous firent la guerre, et un funeste appétit de régner rendit sanglant pour la plupart le chemin conduisant à la royauté. Enfin les lois, durant le règne du peuple, demeurèrent à l’abri de la corruption et furent observées avec plus de constance. Avant les rois en effet, fort peu de Prophètes donnèrent aux peuples des avertissements ; après qu’un roi eut été élu, il y en eut un très grand nombre : Obadias en sauva cent du carnage et les cacha pour qu’ils ne fussent pas tués avec les autres. Et nous ne voyons pas que le peuple ait été trompé par de faux prophètes, sinon après que le pouvoir eut été abandonné aux rois, auxquels la plupart des faux prophètes voulurent complaire. Ajoutez que le peuple dont l’âme est, suivant l’événement, humble ou superbe, se corrigeait facilement dans les calamités et, se tournant vers Dieu, rétablissait les lois, de sorte qu’il se mettait hors de tout péril ; au contraire les rois dont les âmes sont toujours orgueilleuses et ne peuvent fléchir sans honte, s’attachèrent à leurs vices avec obstination jusqu’à la complète destruction de la Ville.



[1Cf. chap. 16, §11, et chap. 17, §3 (note jld).

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