Chapitre VI

De la prédestination de Dieu.

  • 20 juillet 2006


(1) Le troisième attribut [propre] est, disons-nous la prédestination divine.
1° Nous avons démontré précédemment que Dieu ne peut pas omettre de faire ce qu’il fait ; qu’effectivement il a créé toute chose si parfaite, qu’elle ne peut l’être davantage.
2° En outre qu’aucune chose ne peut exister ni être conçue sans lui.

(2) Il faut examiner maintenant s’il y a dans la Nature des choses contingentes, c’est-à-dire s’il y a des choses qui peuvent être et aussi ne pas être. D’autre part, s’il existe une chose quelconque au sujet de laquelle nous ne puissions pas demander pourquoi elle est ?
Qu’il n’y a pas de choses contingentes nous le démontrerons ainsi.
Si quelque chose n’a point de cause de son existence il est impossible que ce quelque chose soit ; quelque chose qui est contingent n’a point de cause.
Donc :

La première proposition est hors de toute discussion. Nous démontrons la seconde ainsi :

Si quelque chose qui est contingent a de son existence une cause déterminée et assurée, ce quelque chose doit être nécessairement. Mais il est contradictoire que quelque chose soit à la fois contingent et nécessaire.
Donc :

(3) Quelqu’un dira peut-être que quelque chose de contingent, s’il n’a pas une cause déterminée et assurée, peut en avoir une contingente. S’il en était ainsi, cela devrait être ou bien au sens divisé ou bien au sens composé, savoir : ou bien la cause est contingente, en tant qu’elle existe, non en tant qu’elle est cause ; ou bien ce qui est contingent, c’est qu’une chose, qui elle-même peut être nécessairement dans la nature, devienne cause que quelque chose de contingent soit produit. Mais l’un et l’autre sont faux.
Pour ce qui est du premier : si quelque chose est contingent parce que sa cause est contingente, alors cette cause doit être elle-même contingente parce que la cause qui l’a causée est aussi contingente, et ainsi à l’infini.
Et, puisqu’il a été démontré auparavant que tout dépend d’une cause unique, il faudrait donc que cette cause aussi fût contingente, ce qui est évidemment faux.
Et, pour ce qui touche le second parti : si cette cause n’était pas plus déterminée à produire ceci ou cela, c’est-à-dire la chose supposée contingente, qu’à s’abstenir de la produire, il serait également impossible qu’elle la produisît et qu’elle s’abstînt de la produire ; ce qui est directement contradictoire.

(4) Pour ce qui est maintenant de la deuxième question posée par nous plus haut, à savoir : qu’il n’est dans la Nature aucune chose dont on ne puisse demander pourquoi elle existe, nous avons voulu faire connaître par là qu’il nous faut toujours rechercher par quelle cause une chose existe ; car, si elle n’avait pas de cause, il serait impossible qu’elle fût.
Cette cause donc, nous avons à la chercher ou bien dans la chose elle-même ou en dehors d’elle. Si cependant l’on s’enquiert de la règle pour faire cette recherche, nous dirons qu’il semble qu’aucune ne soit nécessaire. Car si l’existence appartient à la nature de la chose, il est certain que nous ne devons pas chercher sa cause en dehors d’elle ; mais s’il n’en est pas ainsi, nous devons toujours chercher la cause en dehors d’elle. Comme maintenant le premier cas ne se rencontre qu’en Dieu, il est démontré par là (comme nous l’avons déjà démontré plus haut) que Dieu seul est cause première de tout.

(5) Et de là il suit encore avec évidence que telle ou telle volonté de l’homme (car l’existence de la volonté n’appartient pas à son essence) doit aussi avoir une cause extérieure par laquelle elle est causée nécessairement, ce qui se voit aussi clairement par tout ce que nous avons dit dans ce chapitre et se verra encore plus clairement quand, dans la deuxième partie, nous aurons parlé et traité de la liberté de l’homme.

(6) D’autres objectent à tout cela : comment est-il possible que Dieu, de qui l’on dit qu’il est souverainement parfait et qu’il est la cause unique de tout, l’ordonnateur et le pourvoyeur universel, permette que néanmoins une telle confusion soit visible dans la Nature et aussi pourquoi n’a-t-il pas créé l’homme de façon qu’il ne puisse pécher ?


(7) Pour ce qui touche la première objection à savoir qu’il y a de la confusion dans la Nature, on n’a pas le droit de l’affirmer, attendu qu’à personne toutes les causes ne sont connues de façon à en juger. Cette objection provient toutefois de ce défaut de connaissance consistant à former des idées générales avec lesquelles on croit que les êtres particuliers doivent s’accorder pour être parfaites.
Ces Idées, à ce qu’ils prétendent en outre, seraient dans l’entendement de Dieu ; ainsi beaucoup de sectateurs de Platon ont dit que ces Idées générales comme Raisonnable, Animal [B : Animal Raisonnable] et autres semblables ont été créées par Dieu. Et bien que les sectateurs d’Aristote disent que ces choses ne sont pas des êtres réels mais seulement des êtres de Raison, elles sont souvent cependant considérées par eux comme des choses [réelles], puisqu’ils ont dit clairement que la protection divine ne s’étendait pas sur les êtres particuliers, mais seulement sur les espèces ; que Dieu par exemple n’a jamais étendu sa protection sur Bucéphale, etc., mais bien sur toute l’espèce des chevaux. Ils disent aussi que Dieu n’a pas de connaissance des choses particulières et passagères, mais seulement des générales qui d’après leur opinion sont immuables. Mais nous avons le droit de considérer [*] cela en eux comme une ignorance, attendu que seules les choses particulières ont une cause et non les générales, car ces dernières ne sont rien.
Dieu est ainsi cause et protecteur des choses particulières. Si donc les choses particulières devaient se conformer à une autre Nature, elles ne pourraient alors se conformer à leur propre nature et ne pourraient par suite être ce qu’elles sont vraiment. Par exemple si Dieu avait créé tous les hommes tels qu’Adam avant la chute, il n’aurait cependant créé qu’Adam et non Pierre ou Paul ; tandis qu’au contraire, la perfection de Dieu consiste en ce qu’il donne à tous les êtres, des plus petits aux plus grands, leur essence ; ou pour mieux dire qu’il a tout parfait en lui-même.

(8) Quant à la deuxième objection : pourquoi Dieu n’a-t-il pas créé les hommes de façon qu’ils ne puissent pécher ? notre réponse sera que tout ce qui est dit du péché l’est à notre point de vue, de même que quand nous comparons deux choses l’une à l’autre, ou différents aspects de la même [**] ; par exemple, quand quelqu’un a fait avec exactitude une montre, pour qu’elle sonne et indique les heures, si cet ouvrage s’accorde bien avec le dessein de l’Artisan, on dit alors qu’il est bon et s’il n’y est point conforme, on dit alors qu’il est mauvais ; sans avoir égard à ce que, même dans ce cas, il pourrait aussi être bon, si le dessein de l’artisan avait été de faire la montre ainsi détraquée et ne sonnant pas à l’heure.

(9) Nous concluons en disant que Pierre doit s’accorder avec l’Idée de Pierre comme il est nécessaire et non avec l’idée de l’Homme, et que [***] bien et mal ou péché ne sont pas autre chose que des modes de penser et non du tout des choses ou quoi que ce soit qui possède l’existence ; comme peut-être nous le montrerons encore plus amplement dans ce qui suit. Car tous les êtres et tous les ouvrages qui sont dans la Nature sont parfaits.



[*L’édition van Vloten et Land donne ici : Dog wy hebben dit met regt in haar voor een onwetenheid aangemerkt, puis ajoute entre crochets : [B : aan te merken]. Sigwart traduit : Doch wir haben das mit Recht an ihnen für Unwissenheit angesehen (nous avons à bon droit considéré cela en eux comme de l’ignorance). Busse a voulu conclure de là que Spinoza renvoyait aux Pensées Métaphysiques où il traite la question des universaux.
Il paraît beaucoup plus naturel d’adopter, comme je l’ai fait, la leçon de B.

[**Je fais ici la correction au texte indiquée par Sigwart, d’après le manuscrit B.

[***Le mot que (dat) a été transposé dans le manuscrit A ; je le remets à la place qu’il a dû occuper.

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