"L’Envers de la liberté, L’Invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières", par Yves Citton.

  • 19 octobre 2006
Y. Citton-Envers de la liberté

Qu’est-ce donc que cette liberté à laquelle nos sociétés modernes - « libérales » - font si souvent référence ? Que penser des « préférences » des électeurs et des consommateurs, dans un monde baigné de conditionnements publicitaires et médiatiques ? Ce livre invite à réévaluer de telles questions à partir d’un double décalage. Un décalage conceptuel, qui approche la liberté à partir de son envers : le déterminisme. Un décalage temporel, qui recadre les problématiques « libérales » dans le contexte de leur émergence historique à l’époque des Lumières. Pour définir les bases d’une liberté qui ne s’aveugle pas aux conditionnements naturels et sociaux, cet ouvrage propose d’explorer la tradition de pensée qui a été tenue pour l’ennemi le plus radical du libre arbitre, le spinozisme, tel qu’il s’est développé en France entre 1670 et 1790. Cette vision émergente du monde est présentée dans sa dimension imaginaire, avec des outils littéraires et sur une base volontairement indisciplinaire. Le tout avec pour ambition d’instaurer un dialogue permanent entre les textes d’hier et les problèmes d’aujourd’hui. Quinze brefs chapitres proposent une reconstruction méthodique de l’ensemble du système spinoziste, depuis ses fondements métaphysiques jusqu’à ses conséquences esthétiques, en passant par ses implications épistémologiques, psychologiques, éthiques et politiques - le livre constituant une introduction très accessible à la pensée de Spinoza, traduite de son latin géométrique dans le beau français des salons.


Au lieu de suivre chronologiquement les différentes vagues de réfutations et d’innovations qui se sont succédées au cours du XVIIIe siècle, nous avons préféré organiser nos chapitres en fonction de thèmes, ou plus précisément de strates constitutives du « système » proposé par l’imaginaire spinoziste, en commençant par l’ontologie, et en passant par la physique, la biologie, l’épistémologie, la psychologie, l’éthique, la politique pour arriver finalement à une esquisse de réflexion esthétique. Cela nous amènera donc à traiter la période 1670-1790 comme une seule tranche temporelle lisse, dans laquelle les arguments s’échangeront dans une synchronie tout à fait artificielle.

L’Épineuse contagion (chapitre I) définit le mode d’existence très particulier de cet objet insaisissable qu’est le spinozisme des Lumières : quoique tout le monde réagisse au scandale constitué par la pensée de Spinoza, presque personne ne lit ni ne comprend son œuvre dans ses détails. C’est à la manière d’un fantôme que le spinozisme hante le XVIIIe siècle - ou d’un écran sur lequel chacun projette ses angoisses et ses idées, lançant une dynamique de pensée transindividuelle dans laquelle les nombreux réfutateurs sont parfois de meilleurs diffuseurs de la contagion spinoziste que ses rares apologistes.
Le chapitre II, Une substance, réinterprète le « monisme » spinozien comme un principe anticipant l’inséparabilité ré-inventée ultérieurement par la physique quantique et la réflexion (méta-)sociologique. On met à profit la leçon du chapitre précédent en trouvant dans les dénonciations d’absurdité de la substance unique des anticipations frappantes de questions contemporaines (comme la solidarité métaphysique entre Allemands et Turcs, dont se gaussait, à tort, Pierre Bayle).

Dans le chapitre III, Fatalisme, on explore les bases du postulat déterministe sur lequel se construit le système spinoziste : s’il n’y a pas d’effet sans cause, alors même nos volontés et nos choix les plus « libres » doivent apparaître comme la résultante de facteurs conditionnants. C’est sur cette négation du libre arbitre que doit s’édifier - par l’envers - une nouvelle conception de la liberté.

Auto-poésie (chapitre IV) pose une thèse centrale de l’interprétation historique de la pensée des Lumières avancée par l’ouvrage : le spinozisme a été le lieu d’émergence de la pensée de l’émergence et de l’auto-organisation. C’est du métissage entre les observations des physiologistes et les principes ontologiques du spinozisme qu’est née la science moderne du vivant et du social, science de l’auto-poïésis dont on suggère qu’elle a irradié une littérature de l’auto-poésie.
Le chapitre V, consacré à L’économie en réseaux, développe cette intuition en analysant le statut de la notion d’ordre et du terme « œconomie » dans le corpus étudié, suggérant un parallélisme entre l’organisation du vivant (dès lors qu’on le conçoit en l’absence de tout Dieu providentiel) et l’organisation « libérale » du social, livrée aux interactions entre individus - la notion de « réseau » (de fibres sensibles, de liens commerciaux ou de circulation informationnelle) se profilant à l’horizon de telles réflexions.

Le chapitre VI, qui traite des questions relatives à L’individuation, précise aussitôt que, dès l’aube de ces Lumières qu’on dit avoir inventé l’individualisme moderne, les réseaux étaient conçus comme reliant des entités dont l’individuation a été perçue comme problématique. L’exemple du polype d’eau douce, dont on fait deux individus en le coupant par moitié, a ainsi lancé toute une réflexion anticipant ce que Gilbert Simondon devait baptiser, deux siècles plus tard, le « transindividuel ».

Le chapitre VII, L’imagination, ouvre la seconde section du livre, qui passe du domaine de l’ontologie à celui de la psycho-physiologie. Il offre l’occasion de montrer que, loin de condamner simplement l’imagination comme une source d’illusions, le spinozisme lui accorde un rôle essentiel pour articuler une physiologie matérialiste des impressions mentales à la possibilité d’innovations idéelles dotées de leur dynamique propre.

Cela débouche, dans le chapitre VIII Résonances, sur une redescription de l’imaginaire spinoziste qui met en son cœur actif la notion de résonance harmonique : de Spinoza à Deleuze, en passant par Léger-Marie Deschamps ou Gabriel Tarde, s’esquisse ainsi un modèle ondulatoire qui rivalise avec les approches corpusculaires dominantes pour décrire la vie des idées, des marchés, des publics ou des démocraties.

Le chapitre IX, consacré à L’intellect, introduit la couche supérieure de l’épistémologie spinoziste, celle de l’explication par les causes et de la connaissance rationnelle. C’est l’occasion d’une mise en tension entre le postulat spinozien d’une intelligibilité intégrale du réel et l’humilité souvent sceptique des esprits empiristes des Lumières. En résulte une épistémologie anti-fondationaliste centrée sur la notion de pertinence, et proposant une approche quantitative de l’intelligence.

Avec le chapitre X, Liberté, l’ouvrage a accompli son premier tour de spirale et peut revenir à la question du déterminisme et de la liberté, déjà visitée au chapitre III, pour la reprendre d’un point de vue éthique. Le scandale du spinozisme ayant surtout consisté dans ses « conséquences » morales, on voit ici que, loin de déboucher sur une acceptation passive du réel, il débouche grâce à sa définition de l’intelligence sur un déterminisme participatif, dont le fatalisme actif du Jacques de Diderot fournit l’illustration la plus convaincante.

Le moment est venu, avec le chapitre XI, Éthique, de faire le point sur la reconstruction des valeurs « morales » proposées par un spinozisme qui met en crise les notions traditionnelles de mérite, de culpabilité ou de punition rétributiviste. C’est sur la base d’un utilitarisme radical, mais d’un utilitarisme transindividualisé de part en part, que se met en place une éthique de l’indulgence, du bien commun et de l’intellectualisme, qui reste, aujourd’hui plus que jamais, la meilleure parade aux tentations auto-destructives des passions vengeresses, des peurs paniques et de leurs diverses instrumentalisations sécuritaires.

Le chapitre XII, Puissance et justice, assure l’articulation, centrale pour la pensée du XVIIIe siècle, entre le niveau de l’éthique et celui de la politique. L’ontologie de la puissance, que le spinozisme met en son centre, propose à la fois une réévaluation critique du contractualisme dominant, et les bases d’une nouvelle définition (transindividuelle et biopolitique) de la responsabilité, basée sur la notion d’« encapacitation » (empowerment).

La réflexion socio-politique s’affine dans le chapitre XIII, Multitudes et singularités, pour réévaluer l’importance de la notion de « liberté d’expression ». À travers une critique radicale du despotisme éclairé, certains spinozistes des Lumières esquissent les traits d’une société qui reconnaîtrait la puissance des multitudes et de leur intelligence collective comme la source de sa prospérité, et qui ferait de la production des singularités (et de leur culture active) sa visée ultime.

Le deuxième tour de la spirale ascendante se clôt avec le chapitre XIV, Esthétique et spectacle, qui tente de montrer à quel point, malgré le silence de Spinoza sur les questions artistiques, les problèmes de l’aisthesis, du partage du sensible (appuyé sur la définition qu’en donne Jacques Rancière), et de la puissance des fictions jouent en réalité un rôle central dans l’édifice d’ensemble de la pensée spinoziste. Si l’analyse politique révélait que toute société humaine est par essence démocratique (en ce sens qu’elle repose toujours sur la puissance de la multitude), la réflexion esthétique montre que l’économie des affects propre à la gestion transindividuelle du sensible fait de toute collectivité humaine une « société du spectacle ».

Après un très bref Portrait-robot de l’envers, qui récapitule et systématise les thèses principales de la face déterministe de la liberté, l’ouvrage s’achève sur le chapitre XV, intitulé Un livre qui s’écrit lui-même, dans lequel on sollicite les mécanismes propres à l’écriture et à la lecture pour proposer une dernière illustration de la vision spinoziste de l’entre-agir humain. Contre un « endroit » classique (individualiste) de la liberté qui nous fait croire qu’un livre est écrit par son auteur, le spinozisme fait apparaître l’inventio scripturaire comme un travail collectif et transindividuel ; contre les clichés d’un fatalisme démobilisant et synonyme de passivité, il fait apparaître la lecture comme un modèle d’activité constituante démo-critique, fondée sur l’articulation entre Lectio, Electio et Intellectio.

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