"Fichte et Spinoza", par Sylvie Robin

  • 28 octobre 2006

I. Le piège de Jacobi.

C’est la lettre de Jacobi à Moses Mendelsohn sur la doctrine de Spinoza qui ouvre en 1785, pour la philosophie allemande, l’inventaire du legs de Spinoza. Il se trouve que le tour de force de Jacobi va être en réalité d’interdire cet inventaire en contraignant les penseurs de l’époque à prendre position dans un débat déjà verrouillé et dont lui seul avait défini les termes . Il a donc enfermé ses contemporains dans une alternative sans échappatoire dans laquelle ils étaient condamnés, ou bien à prendre position contre la doctrine de Spinoza telle que Jacobi l’avait présentée, ou bien ou bien prendre le risque d’être en butte à l’accusation de spinozisme et par là de panthéïsme, voire d’athéïsme.

Sur cette question, déjà source d’abondants commentaires,
je me propose de montrer, en engageant une lecture et une interprétation cohérente du texte spinoziste, combien l’exposé qu’en fait Jacobi est partisan et faux et comment, de ce fait, il va engager ses contemporains dans deux types de contresens sur la doctrine spinoziste, ou du moins pour ceux qui ne peuvent accréditer ces contresens, leur interdire efficacement de rendre justice à la philosophie spinoziste, sous peine « d’excommunication ». Tous ceux qui, parmi ses contemporains ont voulu se pencher avec quelque honnêteté intellectuelle sur son ouvrage (ainsi, par exemple Kant [1], que cette fâcheuse controverse amènera à publier « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? », ainsi Schleiermacher [2] qui remarque qu’on ne saurait sans mauvaise foi accorder à Jacobi la réduction du spinozisme à un matérialisme dans lequel la pensée ne serait que l’effet d’une modification de la matière).

Tirant argument de l’aveu de Lessing que la philosophie de Spinoza le comble précisément parce qu’elle s’accorde avec le « èn kai pan » dont il a fait sa maxime, Jacobi va assimiler la doctrine spinoziste à un panthéïsme matérialiste. Or, nous nous proposons de montrer que cette assimilation n’est pas plus légitime que ne l’est l’assimilation du nécessitarisme spinoziste à un fatalisme ; dans les deux cas, il s’agit pour Jacobi d’instrumentaliser la philosophie de Spinoza en l’exhibant comme un repoussoir afin d’amener avec habileté ses contemporains à se jeter dans les bras d’un sentiment croyant. Sentiment croyant qui repose sur la reconnaissance de la radicale incompréhensibilité des « choses » qui importent à notre existence, en d’autres termes sur l’incapacité de la raison humaine à s’élever par elle-même à l’inconditionné qui la fonde. Les prétentions de la raison à produire de l’intelligibilité sont donc éconduites au motif d’une primauté de la croyance sur le savoir (qui relève toujours aux yeux de Jacobi d’une construction arbitraire, voire imaginaire(d’où peut-être l’intérêt qu’il porte à Hume ?)qu’il oppose systématiquement à la légitimité du sentiment, qui n’a à faire l’objet d’aucune critique, ni contestation). Jacobi procède en effet à une réhabilitation du sentiment sous toutes ses formes, qu’il s’agisse du sentiment par lequel chacun a conscience de la liberté de sa volonté, ou du sentiment intérieur d’un principe spirituel personnel (« eine persönliche Ursache »), conforme au credo chrétien auquel il reconnaît vouloir rester fidèle et au regard duquel la philosophie de Spinoza (dans laquelle cette idée d’un Dieu personnel est absente) doit être combattue sans merci.

Isolant comme seule significative l’attribution à Dieu de l’étendue (ce qui ne peut être considéré en effet que comme une absurdité ou une hérésie du point de vue de la religion révélée), Jacobi va réussir à convaincre ses contemporains de l’athéisme manifeste de Spinoza, faisant perdre toute signification aux passages nombreux de L’Éthique où la référence à Dieu a une véritable portée spirituelle. Le panthéisme de Spinoza n’est rien d’autre selon lui que l’assimilation pure et simple de Dieu et de la Nature et par là l’annulation pure et simple de Dieu et Jacobi ne prête aucune attention au fait que l’étendue et la pensée ne sont que les deux attributs de nous connus de cet Être absolument infini qu’est Dieu, qui possède par conséquent une infinité d’autres attributs. On verra ensuite que cette précision peut s’avérer revêtir une importance décisive, quand il s’agira de repenser les modes d’exposition respectifs de l’Absolu chez Spinoza et Fichte et d’examiner les « solutions » qu’ils proposent en ce qui concerne le processus de finitisation de l’infini. Cette caricature de la doctrine de Spinoza par Jacobi va conduire à des malentendus en chaîne sur la portée et la signification du spinozisme, malentendu au compte desquels on peut mettre la dénonciation et la réfutation par Fichte de ce qu’il nomme « le spinozisme matériel » et qui en réalité ne correspond aucunement à la vérité du spinozisme.

Or la conception spinoziste de Dieu, toute substantielle qu’elle soit, n’aboutit à aucune chosification de Dieu comme voudrait nous le faire croire Jacobi en employant systématiquement l’expression « unendliche Ding » pour désigner le Dieu de Spinoza. Dès lors, il était inévitable que Spinoza fût coupable aux yeux de tous d’une objectivation intolérable de Dieu, qui en faisait cette « chose morte » dont parlera Jacobi. Or, je me propose de montrer que la catégorie spinoziste de substance rend précisément celle-ci irréductible à l’objectivation, car elle n’est pas pensable en termes d’essence, mais en termes d’existence [3] et d’agir. Une partie non négligeable des objections que le jeune Fichte adresse à Spinoza s’évanouissent de ce fait d’elles-mêmes.

D’autant que Martial Guéroult nous a appris à distinguer le panenthéisme de Spinoza [4] d’un quelconque panthéisme. Sur ce point, comme sur bien d’autres, je me propose de reprendre à nouveaux frais la confrontation des thèses de Spinoza et de Fichte, afin d’examiner si, évaluée à l’aune du « spinozisme réel », la philosophie de Fichte n’a pas plus de parenté avec celle de Spinoza qu’avec aucune autre. Au fond, je pars de l’hypothèse que c’est la grande nouveauté des systèmes spinoziste et fichtéen, en ce qu’ils font voler en éclats (ou subvertissent)les catégories traditionnelles qui permettent aux philosophes de choisir leurs camps et de définir des lignes de partage entre leurs positions respectives, qui a conduit leurs contemporains et l’histoire de la philosophie elle-même à les appréhender selon des grilles réductionnistes qui ont interdit, pendant longtemps, un accès à la signification et à la portée véritables de leurs œuvres.

Pour en terminer avec la présentation jacobienne de Spinoza, je dirais qu’elle a réussi à persuader tous les contemporains, Lessing compris, du fatalisme de Spinoza et a réussi, par ce contresens manifeste (qui est au demeurant une absurdité théorique au regard des textes explicites de Spinoza, comme par exemple l’appendice au Livre I de L’Éthique [5] ) à faire de Spinoza un ennemi absolu. L’assimilation du leibnizianisme à une forme de spinozisme, et des deux systèmes à des fatalismes, aura des conséquences particulièrement pernicieuses dans la réception de Spinoza. Il est indéniable que dans les deux systèmes, la place et le statut de la liberté sont problématiques, mais pas du tout en vertu des mêmes raisons. Il est en outre vraisemblable que la transmission de la philosophie leibnizienne s’est faite d’une manière plus directe que celle de la philosophie spinoziste ; et il n’est pas aberrant, à la lecture de certains textes célèbres des Essais de Théodicée [6],d’interpréter le leibnizianisme comme un fatalisme. Dès lors, à partir du moment où Jacobi avait fait admettre comme une évidence le spinozisme de Leibniz, nul besoin de revenir au texte même de Spinoza pour examiner la question de son prétendu fatalisme. Sur ce point comme sur tous les autres, l’habileté sophistique de Jacobi se prouve son « succès ».

II. La confrontation de Fichte et de Spinoza autour du problème de la conciliation de la liberté et de la nécessité.

Il ne s’agit pas pour moi de méconnaître, sur cette question de la liberté, la dette de Fichte à l’égard de la philosophie kantienne, mais seulement d’essayer de dégager la lecture et la compréhension des thèses de Fichte d’un double écueil. D’une part la lecture de Fichte avec une grille kantienne et d’autre part la conclusion corrélative selon laquelle on considère qu’il n’a pas réussi à accomplir pleinement cette philosophie transcendantale et que cet échec atteste de son infériorité à l’égard de ce dépassement de Kant qu’opèreront les philosophies de Schelling et Hegel . Fichte lui-même ne cesse de distinguer sa fidélité à l’esprit de la philosophie transcendantale de Kant d’un suivisme de disciple dans lequel il s’agirait de s’en référer toujours à l’autorité du texte kantien lui-même. Fichte est surtout redevable à Kant de lui permettre de ne pas retomber dans l’alternative stérile d’un idéalisme et d’un réalisme pré-critiques et comme tels notoirement insuffisants. Pour autant Fichte ne pouvait se satisfaire des solutions dualistes et des apories que Kant avait laissé en héritage. Parmi ces difficultés majeures, il y avait justement la conciliation de la liberté et de la nécessité, sans laquelle l’inscription de la liberté dans l’histoire demeurait problématique, voire improbable. D’autant que si l’on s’en tient à la résolution de la 3° antinomie de la Critique de la raison pure et aux textes de la Critique de la raison pratique, il semble que la primauté de la raison pratique (comme raison pure pratique absolument législatrice) ne soit obtenue qu’au prix d’une mise hors-jeu de la raison théorique, dont le domaine et l’usage légitime sont circonscrits au seul champ de l’expérience possible. Or Fichte ne peut accepter cette conception dualiste de l’homme comme caractère empirique et caractère nouménal, pas plus qu’il ne peut accepter que l’histoire ne soit pas conçue comme le lieu effectif de l’accomplissement de la liberté humaine, mais seulement celui de l’avènement du droit et de l’instauration d’un régime de légalité, lui-même « pathologiquement extorqué » par « une ruse de la Nature » [7]. Kant avait en effet introduit un divorce définitif entre raison pratique et raison théorique, entre vertu et bonheur, entre légalité et moralité dont Fichte ne pouvait, ni ne voulait s’accommoder. Pour le dire autrement, je pense qu’il n’y a pas dans la philosophie de Fichte de scission entre le rationnel et le raisonnable, entre une raison théorique calculatrice qui pourrait être mise au service de fins passionnelles et égoïstes et une raison pratique désintéressée, dont la réalité spatio-temporelle serait improbable et qui aurait, en outre, à être soutenue par des postulats. En effet, si la morale kantienne est l’auto-fondation de la raison pure pratique dans la possibilité de son pouvoir législateur, Kant ne peut éviter de lui associer des postulats (immortalité de l’âme, existence de Dieu, liberté) qui la rendent en quelque manière tributaire d’une adhésion de type croyant (puisque se priver de ces postulats reviendrait à demander à l’homme d’avoir une volonté sainte dont seul le Christ a été capable) . À mon sens, Fichte ne peut pas non plus envisager la liberté bien comprise et entendue dans son acception stricte comme une liberté pour le mal, contrairement à ce qui est le cas chez Kant. En effet, chez Kant, la liberté n’est pas la moralité, mais la possibilité, référée au caractère intrinsèquement moral de la conscience, d’agir ou de ne pas agir moralement. Or Fichte (comme Spinoza l’avait déjà fait pour des raisons, non pas identiques, mais similaires) récuse une telle conception de la liberté, qui du côté de la moralité des actions court le risque de l’inefficience, et du côté de la vérité (concernant la conception de la liberté ici mise en jeu) court le risque de l’inconséquence. Si en effet Kant reconnaît que peut-être aucune action morale n’a été accomplie sur cette terre, l’ineffectuabilité de la moralité la discrédite en quelque manière et par ailleurs, là où le choix est celui du mal, il est douteux pour ne pas dire contestable qu’il procède d’une liberté authentique, car il semble bien plutôt que dans ce cas, c’est la nécessité qui a repris ses droits. Cela n’annule naturellement pas la responsabilité de l’homme sur ses actes, mais la liberté véritable ne se résume pas à cette responsabilité, qui au demeurant se découvrirait toujours sous la forme de la culpabilité (cf. l’expérience du remords qui me prouve, mais trop tard que j’aurais pu et dû agir autrement). Il me semble que la philosophie de Fichte ne désespère pas, autant que celle de Kant, de l’inscription de la moralité dans la réalité, pour plusieurs raisons. Cela tient en premier lieu au fait que Kant sauve la possibilité de la liberté dans la Critique de la raison pure en recourant à l’idée d’une causalité libre, c’est-à-dire d’une causalité par représentation, qui comme telle, peut constituer un commencement absolu qui correspond au démenti que la considération du devoir (de ce qui doit être) oppose aux faits. Or cette possibilité de commencement absolu, si elle existe, est celle de Dieu seul et, du point de vue à la fois exigeant (en termes de rigueur conceptuelle) et génétique, qui est celui de Fichte, on ne saurait mettre sur le même plan la liberté humaine et cet absolu-là . En cela, il se rapproche malgré tout de Spinoza, dans la mesure où la liberté ne prend sens et réalité qu’inscrite dans un devenir dans lequel elle s’actualise pleinement et entièrement, quoiqu’en quelque manière il ait bien fallu qu’elle se précède elle-même pour que les hommes puissent individuellement devenir libres [8]. Le concept d’autodétermination va justement permettre à Fichte de ne jamais quitter le terrain de l’effectivité, là où la notion d’autonomie ou d’héautonomie de la volonté obligeait Kant à recourir à l’hypothèse de l’efficacité causale des représentations ou des idées, c’est-à-dire à une forme de causalité finale, qui brouillait le partage qu’il avait établi entre l’ordre nouménal et l’ordre phénoménal. Au contraire le concept d’autodétermination ne requiert pas ce détour par la représentation et permet de penser cette capacité effective qu’a le moi de se déterminer vraiment et par là d’assumer conjointement et indissociablement le double rôle de déterminant et de déterminé, en tant qu’il est en lui-même l’un et l’autre, c’est à dire ce sujet-objet qui transcende ou met à mal la grille dualiste conception kantienne. La liberté ainsi conçue n’est plus menacée d’irréalité, dans la mesure où si autodétermination il y a, alors celle-ci ne saurait être que réelle puisqu’elle appartient déjà au domaine de l’effectivité et projette déjà l’homme dans un processus d’effectuation. Sans perdre sa référence au devoir, la morale cesse d’être de l’ordre de l’impératif (qui s’adresse toujours à un tu ou à un vous) pour être assumée à la première personne par un je, qui lui-même se sait indissociable d’un nous sans lequel son être moral et sa liberté ne trouveraient pas leur accomplissement plein et entier. En revanche, c’est la dualité de la « nature humaine » (sensibilité et volonté) qui exige que la morale qui institue la morale kantienne soit à l’impératif et qui rend raison du fait qu’elle ne peut être subjectivement vécue que comme contrainte, puisqu’il s’agit bien de contraindre et de brimer la nature en moi, de répudier mes aspirations sensibles et égoïstes, etc. En revanche, chez Fichte, on ne sort pas de la détermination, mais on substitue un principe de détermination à un autre. Or, Spinoza est, dans un tout autre contexte et dans un tout autre système philosophique il est vrai, un des seuls philosophes à proposer une définition de la liberté comme autodétermination intégrale et à soutenir que par là la liberté n’est pas contradictoire avec la nécessité puisqu’elle consiste à « être et agir en vertu des seules lois de sa nature propre » et qu’absolument parlant seul Dieu est libre. On a intenté un faux procès à Spinoza quand on a prétendu que par la il astreignait Dieu à une nécessité extrinsèque qui le priverait du pouvoir de choix en lequel peut seulement consister la liberté. Il est vrai que Spinoza n’a jamais estimé que la liberté puisse consister en l’arbitraire d’un choix. Pour autant n’y a-t-il pas dans cette conception spinoziste de la liberté (en tant qu’elle vaut pour Dieu) l’idée que la liberté procède d’elle-même et institue comme telle une nécessité à partir d’elle, nécessité qui ne la précède aucunement, mais qui procède d’elle et qu’elle déploie. Autrement dit, ce serait un contresens de considérer que la définition que Spinoza donne de la liberté suggère qu’une quelconque essence de Dieu en Dieu précèderait son existence et lui imposerait les modalités d’une création, dont Spinoza n’a cessé de dire qu’elle était un concept impropre qu’il rejetait comme impertinent et incompatible avec l’Éternité de Dieu, comme avec sa conception de l’Être. Bien sûr Spinoza n’est pas Fichte et il n’y a pas à proprement parler chez lui une conception de la liberté comme origine de la causalité, acte d’auto-position pratique sans lequel aucune pensée ne serait possible, ni quoique ce soit qui annonce les développements heideggeriens que l’on connaît sur l’« Abgrund » de ce « Grund ».Mais il me semble quand même que le concept de « Selbstbestimmung » (d’autant plus si on l’articule au concept de « Selbstständigkeit » que, chez Hegel, Bernard Bourgeois traduit par « subsistance par soi ») permet à Fichte d’éviter les contradictions théoriques et les déchirements existentiels induits par la notion kantienne d’autonomie, car c’est la raison en moi qui est législatrice, mais elle l’est contre moi ; dès lors chez Kant le sujet moral et le sujet empirique ne coïncident jamais. En revanche le concept d’auto-détermination va permettre à Fichte de penser d’une manière très originale et puissante que c’est le même sujet, qui en tant qu’indissociablement déterminant et déterminé se détermine . Cet « en tant que » est la manière dont, dans toute sa philosophie, Fichte conçoit sa fidélité à l’esprit de la philosophie transcendantale [9].

Enfin, pour le dire rapidement, pas plus chez Fichte que chez Spinoza « la Béatitude ne saurait être la récompense de la vertu », elle coïncide bien avec la vertu elle-même et rend possible « cet accord des hommes entre eux sous la conduite de la raison », qui, si la voie proposée par L’Éthique n’était pas difficile et rare (et comme telle peut-être réservée à quelques-uns) pourrait éventuellement être rapprochée de l’idée fichtéenne selon laquelle l’État doit avoir pour finalité sa propre extinction, disparition rendue possible par son inutilité dès lors qu’il aura accompli sa tâche d’éducateur de l’humanité et été le moyen du devenir-libre et du devenir-raisonnable des hommes qui d’ailleurs coïncident parfaitement. Bien sûr, je mélange ici sciemment les terminologies spinoziste et fichtéenne, mais je n ‘oublie pas, sans pouvoir le thématiser ici, le concept crucial de « destination », tel qu’il intervient de manière décisive et centrale dans la philosophie de Fichte. Ce concept, trop téléologique, paraît invalider la pertinence de mon rapprochement entre Fichte et Spinoza, mais j’entends montrer pourquoi ce n’est pas si simple [10].

Dans les deux cas, la liberté me semble inscrite dans l’horizon d’une dynamique -historique et individuelle chez Fichte - du devenir humain de l’homme. Donnée de nature (si l’on peut dire, car on sait que c’est avec raison que Fichte récusera toute qualification de l’homme en termes de nature ou même d’essence [11], tout en maintenant que l’homme est libre, en ce sens qu’il est liberté et qu’il est le seul être libre et voué en quelque sorte à sa liberté), la liberté humaine ne peut s’accomplir que dans l’élément de la culture [12].Si, dans le cas de Fichte, cet accomplissement de la liberté humaine se situe dans un au-delà de l’État, du moins l’abîme infranchissable qui sépare selon Kant la sphère de la culture de la sphère de la moralité [13] n’existe-t-il pas chez Fichte, ni a fortiori chez Spinoza ; ce qui rend le parallèle entre les démarches respectives de leurs philosophies politiques et de leurs conceptions de la liberté intéressant et, je l’espère, pertinent.


[1Cf ce qu’il écrit à Markus Herz le 7 avril 1786 : « Die Jacobische Grille ist keine ernstliche, sondern nur eine affectirte Genieschwärmerei um sich einen Namen zu machen » ; de même au début de « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? », il laissera clairement entendre qu’on ne saurait être dupe du procédé assez hypocrite par lequel Jacobi, feignant de rendre hommage à l’incomparable rigueur rationnelle du système, veut tirer argument de son échec pour établir une alternative sous la forme d’un ou bien ... ou bien entre la foi et la raison qui deviennent pour lui deux positions exclusives l’une de l’autre, alors que Kant avait dans l’esprit de distinguer leurs domaines pour assurer leur légitime complémentarité.

[2Il pointe à plusieurs reprises la mauvaise foi avérée avec laquelle Jacobi oppose, à peu de frais, ses objections imaginaires à un spinozisme tout entier reconstruit et caricaturé pour prêter le flanc à ses attaques ; par exemple quand Jacobi reproche à Spinoza de faire de la pensée et de tout le domaine de l’affectivité l’effet, à ce titre second et dépourvu de réalité, d’un mécanisme causal corporel.. Cf Über die Lehre des Spinoza, ed. Meiner p 27 « Diese
aber, Empfindung und Gedanke, sind nur Begriffe für Ausdehnung, Bewegung, graden des Geschwindigkeit,u.s.w. » et le commentaire qu’en fait Schleiermacher dans Über Jacobi und Spinoza : « Hier ist nun der eigentliche Punkt, wo ich glaube, dass Jacobi den Spinoza nicht mag verstanden haben, und da dies gerade der Punkt ist, von welchem seine Widerlegung ausgeht, so scheint es, als wenn Spinoza auch gegen Jacobi Recht haben wollte. (...)
Allein ich getraue mich aus den spinozistischen Sätzen, welche Jacobi selbst in den Paragraphen aufgestellt hat,das Gegenteil zu beweisen. Das unendliche Ding bringt die endlichen Dinge und was zu ihnen gehört nicht auf eine vorübergehende Weise hervor, nicht sofort eins durch das andere zerstört wird,sondern nur insofern sie alle zum ewigen unwandelbaren Dasein gehören » , p. 301-302 de mon édition.

[3C’est au demeurant ce qu’a bien repéré Schleiermacher dans le passage déjà cité en parlant, pour expliquer la manière dont, selon Spinoza, les choses finies procèdent de l’Être absolument infini, du « Dasein » de Dieu, en tant qu’elles lui appartiennent et y sont contenues.

[4Et d’ailleurs Spinoza (dont il n’y a pas lieu de soupçonner qu’il avance masqué puisque cette hypocrisie présumée ne l’a pas sous trait à la haine qu’on lui a vouée de son vivant même) se réfère explicitement à la conception paulinienne dans la lettre 73 à Oldenburg : « Tout est en Dieu et se meut en Dieu. Je le déclare avec Paul et sans doute avec tous les autres philosophes, bien que ce soit d’une autre manière ; j’ose même dire que ça été le sentiment de tous les anciens Hébreux, ainsi qu’on le peut conjecturer de certaines traditions, si défigurées soient-elles. »

[5On pourrait multiplier les références pour prouver que le nécessitarisme bien compris est toujours au minimum un anti-fatalisme, quoique la question reste ouverte pour savoir si un tel nécessitarisme est une doctrine susceptible de déployer une véritable théorie de la liberté. Et d’aucuns, comme Alain dans Idées, ont pu soutenir qu’une authentique liberté ne saurait conçue comme le simple agencement à son profit des déterminismes (naturels) compris et connus, conception qu’il assimile à la doctrine spinoziste, comme telle insuffisante et erronée, de la liberté. La question du statut véritable de la liberté chez Spinoza doit être examinée avec soin.

[6Et même si Leibniz s’en défend avec quelques arguments, qui sont à prendre en considération et qui lui permettent peut-être en effet de sauver la dimension morale de la liberté comme responsabilité . Cf l’exemple célèbre de Sextus Tarquin.

[7Pour reprendre les formules bien connues de Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

[8Cf. sur ce point Die Bestimmung des Menschen, S.W. II, p .193 et suivantes et trad. Fr. de JC Goddard, GF, p.75,76,77 : « Que je veuille être libre de la manière que je j’ai indiquée, cela signifie la chose suivante : je veux me faire moi-même ce que je serai. (il me faudrait en conséquence être déjà d’un certain point de vue ce que je dois devenir, avant même de l’être avant de pouvoir me faire être ce que je serai ; il me faudrait avoir un double mode d’être et que le premier contienne la raison de la détermination du second. (...) Il est donc vrai que dans le seul acte de penser ma fin, je suis par avance ce que, par la suite et conformément à cet acte de penser, je serai effectivement par le vouloir et par l’agir. Je suis par avance, comme être pensant, ce que, en vertu de l’acte de penser, je serai plus tard comme être agissant. Je me fais moi-même : mon être par mon penser, mon penser absolument par le penser. (...) la pensée n’est plus seulement spectatrice, mais c’est d’elle-même que procède l’efficace. »

Or Spinoza se confronte exactement à ce problème et n’affirme rien de très différent de ce qui est dit ici dans le prologue au Traité de la Réforme de l’Entendement.

[9Cf Le Système de l’Éthique  : « Ma tendance comme être naturel et ma tendance comme pur esprit, sont-ce là deux tendances différentes ? Non : du point de vue transcendantal, toutes deux sont une seule tendance originaire qui constitue mon être. Elle est seulement considérée de deux points de vue différents. En effet, je suis sujet-objet et c’est dans l’identité et l’inséparabilité des deux que consiste mon être véritable (...) » p 125 de la trad.

[10Car j’entends montrer qu’il y a bien un décalage entre deux acceptions du mot raison dans l’Éthique de Spinoza, tantôt le mot est utilisé pour désigner la raison théorique qui peut et doit, sans rire ni pleurer, se proposer de comprendre à cause de quoi les hommes ne sont, dans leurs comportements, ni rationnels, ni raisonnables, sans pour autant contrevenir à l’ordre total de la nature entière, tantôt le mot désigne spécifiquement cette haute capacité en l’homme de coïncider avec son essence, c’est à dire d’être « sage ».Sans être « un empire dans un empire », c’est à dire sans déroger aux lois qui régissent l’ordre total de la nature, Spinoza reconnaît donc bien que l’homme fait exception en quelque manière dans cette nature, en ce que doué de raison, donc de conscience ( ! ) il a à devenir ce qu’il n’est pas d’emblée, mais à quoi il est pourtant par sa « nature propre » originellement destiné, sans y être contraint, ni à proprement parler déterminé, puisque sans l’intelligence de l’expérience de sa conscience et sans sa décision de commencer à essayer de penser, il ne pourra jamais devenir ni libre, ni raisonnable. Cf. le prologue du Traité de la Réforme de l’Entendement.

[11Cf Grundlage der Gesamte WL, 1794, S.W.I, p.116/117, puis evt. p.120/121 ; trad. FR. O.C.C.P., Vrin,p. 34/35 : « Mais l’homme, dans la mesure où le prédicat de libre peut lui être appliqué,c’est-à-dire dans la mesure où il est un sujet absolu, ni représenté, ni représentable, n’a rien de commun avec les êtres de la nature et ne peut par conséquent leur être opposé.(...) l’idée d’un Moi, dont la conscience ne serait déterminée par rien d’extérieur, mais qui plutôt déterminerait par sa conscience tout ce qui lui serait extérieur : une telle idée n’est pas pensable car pour nous elle contient une contradiction. Et pourtant elle se propose comme une fin pratique suprême. L’homme doit toujours s’approcher à l’infini de la liberté qui en elle-même ne peut être atteinte. De même le jugement de goût... »

[12L’État, entre autres, dont on sait que la fin est la liberté, selon la formule du ch. XX du Traité théologico-politique.

[13cf. sur ce point le § 83 de la Critique de la faculté de juger.

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