EII - Proposition 40 - scolie 1

  • 26 avril 2004

J’ai expliqué par ce qui précède la cause des Notions appelées Communes et qui sont les principes de notre raisonnement. Mais il y a d’autres causes de certains axiomes ou de certaines notions communes qu’il importerait d’expliquer par cette méthode que nous suivons ; on établirait ainsi quelles notions sont utiles par-dessus les autres, et quelles ne sont presque d’aucun usage ; quelles, en outre, sont communes et quelles claires et distinctes pour ceux-là seulement qui sont libres de préjugés ; quelles, enfin, sont mal fondées. On établirait, de plus, d’où les notions appelées Secondes, et conséquemment les axiomes qui se fondent sur elles, tirent leur origine, ainsi que d’autres vérités ayant trait à ces choses, que la réflexion m’a jadis fait apercevoir. Comme, toutefois, j’ai réservé ces observations pour un autre Traité, et aussi pour ne pas causer d’ennui par une prolixité excessive sur ce sujet, j’ai résolu ici de surseoir à cette exposition. Afin néanmoins de ne rien omettre qu’il ne soit nécessaire de savoir, j’ajouterai quelques mots sur les causes d’où sont provenus les termes appelés Transcendantaux, tels que Être, Chose, Quelque chose. Ces termes naissent de ce que le Corps humain, étant limité, est capable seulement de former distinctement en lui-même un certain nombre d’images à la fois (j’ai expliqué ce qu’est l’image dans le Scolie de la Prop. 17) ; si ce nombre est dépassé, ces images commencent à se confondre ; et, si le nombre des images distinctes, que le Corps est capable de former à la fois en lui-même, est dépassé de beaucoup, toutes se confondront entièrement entre elles. Puisqu’il en est ainsi, il est évident, par le Corollaire de la Proposition 17 et par la Proposition 18, que l’Âme humaine pourra imaginer distinctement à la fois autant de corps qu’il y a d’images pouvant être formées à la fois dans son propre Corps. Mais sitôt que les images se confondent entièrement dans le Corps, l’Âme aussi imaginera tous les corps confusément, sans nulle distinction, et les comprendra en quelque sorte sous un même attribut, à savoir sous l’attribut de l’Être, de la Chose, etc. Cela peut aussi provenir de ce que les images ne sont pas toujours également vives, et d’autres causes semblables, qu’il n’est pas besoin d’expliquer ici, car, pour le but que nous nous proposons, il suffit d’en considérer une seule. Toutes en effet reviennent à ceci que ces termes signifient des idées au plus haut degré confuses. De causes semblables sont nées aussi ces notions que l’on nomme Générales, telles : Homme, Cheval, Chien, etc., à savoir, parce que tant d’images, disons par exemple d’hommes, sont formées à la fois dans le Corps humain, que sa puissance d’imaginer se trouve dépassée ; elle ne l’est pas complètement à la vérité, mais assez pour que l’Âme ne puisse imaginer ni les petites différences singulières (telles la couleur, la taille de chacun), ni le nombre déterminé des êtres singuliers, et imagine distinctement cela seul en quoi tous conviennent, en tant qu’ils affectent le Corps. C’est de la manière correspondante en effet que le Corps a été affecté le plus fortement, l’ayant été par chaque être singulier, c’est cela que l’Âme exprime par le nom d’homme, et qu’elle affirme d’une infinité d’êtres singuliers. Car, nous l’avons dit, elle ne peut imaginer le nombre déterminé des êtres singuliers. Mais on doit noter que ces notions ne sont pas formées par tous de la même manière ; elles varient en chacun corrélativement avec la chose par laquelle le Corps a été plus souvent affecté et que l’Âme imagine ou se rappelle le plus aisément. Ceux qui, par exemple, ont plus souvent considéré avec étonnement la stature des hommes, entendront sous le nom d’homme un animal de stature droite ; pour ceux qui ont accoutumé de considérer autre chose, ils formeront des hommes une autre image commune, savoir : l’homme est un animal doué du rire ; un animal à deux pieds sans plumes ; un animal raisonnable ; et ainsi pour les autres objets, chacun formera, suivant la disposition de son corps, des images générales des choses. Il n’est donc pas étonnant qu’entre les Philosophes qui ont voulu expliquer les choses naturelles par les seules images des choses, tant de controverses se soient élevées. [*]


His causam notionum quæ communes vocantur quæque ratiocinii nostri fundamenta sunt, explicui. Sed aliæ quorundam axiomatum sive notionum causæ dantur quas hac nostra methodo explicare e re foret ; ex iis namque constaret quænam notiones præ reliquis utiliores, quænam vero vix ullius usus essent. Deinde quænam communes et quænam iis tantum qui præjudiciis non laborant, claræ et distinctæ et quænam denique male fundatæ sint. Præterea constaret unde notiones illæ quas secundas vocant et consequenter axiomata quæ in iisdem fundantur suam duxerunt originem et alia quæ circa hæc aliquando meditatus sum. Sed quoniam hæc alii dicavi tractatui et etiam ne propter nimiam hujus rei prolixitatem fastidium crearem, hac re hic supersedere decrevi. Attamen ne quid horum omittam quod scitu necessarium sit, causas breviter addam ex quibus termini transcendentales dicti suam duxerunt originem ut Ens, Res, Aliquid. Hi termini ex hoc oriuntur quod scilicet humanum corpus quandoquidem limitatum est, tantum est capax certi imaginum numeri (quid imago sit explicui in scholio propositionis 17 hujus) in se distincte simul formandi, qui si excedatur, hæ imagines confundi incipient et si hic imaginum numerus quarum corpus est capax ut eas in se simul distincte formet, longe excedatur, omnes inter se plane confundentur. Cum hoc ita se habeat, patet ex corollario propositionis 17 et propositione 18 hujus quod mens humana tot corpora distincte simul imaginari poterit quot in ipsius corpore imagines possunt simul formari. At ubi imagines in corpore plane confunduntur, mens etiam omnia corpora confuse sine ulla distinctione imaginabitur et quasi sub uno attributo comprehendet nempe sub attributo entis, rei etc. Potest hoc etiam ex eo deduci quod imagines non semper æque vigeant et ex aliis causis his analogis quas hic explicare non est opus nam ad nostrum ad quem collimamus scopum, unam tantum sufficit considerare. Nam omnes huc redeunt quod hi termini ideas significent summo gradu confusas. Ex similibus deinde causis ortæ sunt notiones illæ quas universales vocant ut Homo, Equus, Canis etc. videlicet quia in corpore humano tot imagines exempli gratia hominum formantur simul ut vim imaginandi, non quidem penitus sed eo usque tamen superent ut singulorum parvas differentias (videlicet uniuscujusque colorem, magnitudinem etc.) eorumque determinatum numerum mens imaginari nequeat et id tantum in quo omnes quatenus corpus ab iisdem afficitur, conveniunt, distincte imaginetur nam ab eo corpus maxime scilicet ab unoquoque singulari affectum fuit atque hoc nomine hominis exprimit hocque de infinitis singularibus prædicat. Nam singularium determinatum numerum ut diximus imaginari nequit. Sed notandum has notiones non ab omnibus eodem modo formari sed apud unumquemque variare pro ratione rei a qua corpus affectum sæpius fuit quamque facilius mens imaginatur vel recordatur. Exempli gratia qui sæpius cum admiratione hominum staturam contemplati sunt, sub nomine hominis intelligent animal erectæ staturæ ; qui vero aliud assueti sunt contemplari, aliam hominum communem imaginem formabunt nempe hominem esse animal risibile, animal bipes sine plumis, animal rationale et sic de reliquis unusquisque pro dispositione sui corporis rerum universales imagines formabit. Quare non mirum est quod inter philosophos qui res naturales per solas rerum imagines explicare voluerunt, tot sint ortæ controversiæ.


[*(Saisset :) Je viens d’expliquer la cause de ces notions qu’on nomme communes, et qui sont les bases du raisonnement. Mais il y a d’autres causes de certains axiomes ou notions qu’il serait dans notre sujet d’expliquer ici par la méthode que nous suivons ; car on verrait par là quelles sont parmi toutes ces notions celles qui ont vraiment une utilité supérieure, et celles qui ne sont presque d’aucun usage. On verrait aussi quelles sont celles qui sont communes à tous, et celles qui ne sont claires et distinctes que pour les esprits dégagés de la maladie des préjugés, celles enfin qui sont mal fondées. En outre, on apercevrait l’origine de ces notions qu’on nomme secondes, et par suite les axiomes, qui reposent sur elles, et plusieurs autres choses qui me sont venues en la pensée par la méditation de celles-ci. - Mais ayant destiné à un autre traité, tout cet ordre de considérations et craignant d’ailleurs de tomber dans une prolixité excessive, j’ai pris le parti de m’abstenir ici de toucher à cette matière.

Toutefois, comme je ne voudrais rien omettre en ce livre qu’il fût nécessaire de savoir, je dirai en peu de mots quelle est l’origine de ces termes qu’on appelle transcendantaux, comme être, chose, quelque chose. Ces termes viennent de ce que le corps humain, à cause de sa nature limitée, n’est capable de former à la fois, d’une manière distincte, qu’un nombre déterminé d’images (j’ai expliqué ce que c’est qu’une image dans le Scol. de la Propos. 17). De telle façon que si ce nombre est dépassé, les images commencent de se confondre ; et s’il est dépassé plus encore, ces images se mêlent les unes avec les autres dans une confusion universelle. Or, on sait parfaitement (par le Corollaire de la Propos. 17 et la Propos. 18) que l’âme humaine est capable d’imaginer à la fois d’une manière distincte un nombre de corps d’autant plus grand qu’il se peut former dans le corps humain plus d’images. Ainsi, dès que les images sont livrées dans le corps à une entière confusion, l’âme n’imagine plus les corps que d’une manière confuse et sans aucune distinction, et les comprend toutes comme dans un seul attribut, l’attribut être ou chose, etc. Ces notions, du reste, peuvent être aussi expliquées par les divers degrés de force que reçoivent les images, et encore par d’autres causes analogues qu’il n’est pas besoin d’expliquer ici, puisqu’il suffit pour le but que nous poursuivons d’en considérer une seule, et que toutes reviennent à ceci, savoir, que les termes dont nous parlons ne désignent rien autre chose que les idées à leur plus haut degré de confusion.

C’est par des causes semblables que se sont formées les notions qu’on nomme universelles ; par exemple, l’homme, le cheval, le chien, etc. Ainsi, il se produit à la fois dans le corps humain tant d’images d’hommes, que notre force imaginative, sans être épuisée entièrement, est pourtant affaiblie à ce point que l’âme humaine ne peut plus imaginer le nombre précis de ces images, ni les petites différences, de couleur, de grandeur, etc., qui distinguent chacune d’elles. Cela seul est distinctement imaginé qui est commun à toutes les images, en tant que le corps humain est affecté par elles ; et il en est ainsi, parce que ce dont le corps humain a été le plus affecté, c’est précisément ce qui est commun à toutes les images ; et c’est cela qu’on exprime par le mot homme, et qu’on affirme de tous les individus humains en nombre infini, le nombre déterminé des images échappant à l’imagination, comme nous l’avons déjà expliqué.- Maintenant, il faut remarquer que ces notions ne sont pas formées de la même façon par tout le monde ; elles varient pour chacun, suivant ce qui dans les images a le plus souvent affecté son corps, et suivant ce que l’âme imagine ou rappelle avec plus de facilité. Par exemple, ceux qui ont souvent contemplé avec admiration la stature de l’homme entendent sous le nom d’homme un animal à stature droite ; ceux qui ont été frappés d’un autre caractère se forment de l’homme en général une autre image ; c’est un animal capable de rire, un animal bipède sans plumes, un animal raisonnable, et chacun se forme ainsi, suivant la disposition de son corps, des images générales des choses. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que tant de controverses se soient élevées entre les philosophes qui ont voulu expliquer les choses naturelles par les seules images que nous nous en formons.

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