"Spinoza au-delà du théologico-politique", par Karl Inglamm

  • 2 mai 2004

Dans la partie I de l’Ethique, Spinoza multiplie les actes de subversion contre la théologie. Cette charge offensive et créatrice prend toute sa clarté à la proposition XVIII : " Dieu est de toutes choses cause immanente, et non transitive ". Une telle conception immanente de la causalité divine supprime sans aucun compromis toute idée de création du monde par un Dieu transcendant et personnel. Pour cette raison, elle apparaît comme profondément inédite au regard de la tradition théologique judéo-chrétienne et de ses prolongements en philosophie. C’est dire qu’il est périlleux de rabattre l’idée spinozienne de Dieu sur les positions qui forment système dans la théodicée (théisme, panthéisme, mysticisme etc., ou même athéisme). Idem pour d’autres concepts qui rappellent, dans leur expression, le lexique métaphysique et moral en théologie : substance, attributs, liberté divine, amour de Dieu etc.. La subversion s’opère ainsi quand l’Ethique retourne, détourne ou capte pour son compte propre certains concepts théologiques. Spinoza s’empare de la langue théologique mais en subvertit les usages, y dépose des significations nouvelles. Du même coup, sont invalidées toutes les tentatives (l’histoire de la réception de Spinoza en est pleine) pour réduire le sens singulier de ces concepts : aplatir ce sens dans des cadres balisés et préconstruits par la tradition théologique, c’est le figer ou le tordre, au mépris d’une lecture singulière.

Sans sous-évaluer ce niveau de tension dans les rapports entre Spinoza et la théologie traditionnelle, on veut rappeler ici que la subversion du théologique n’intervient pas simplement dans les prémices métaphysiques de l’Ethique, dans ses concepts directeurs ou dans sa critique des catégories morales. Elle traverse en effet l’ensemble de l’entreprise théorique spinozienne. S’amplifiant d’abord à mesure que le trajet de l’Ethique atteint son terme dans la partie V, elle change de forme et se déploie dans le Traité théologico-politique : un bloc " théologico-politique " se constitue où apparaît clairement le sens politique des religions instituées et des normes de ce que Spinoza considère comme la " vraie religion ". Nous insisterons tout particulièrement sur une dernière étape qui éclaire, sous un angle spinozien, des interrogations actuelles sur la gouvernementalité : le travail de subversion s’achève en effet dans le Traité politique où l’efficacité politique des règles de la vraie religion et des préceptes rationnels est mise en doute, au point d’effacer la référence au théologico-politique. Ce doute prépare le terrain à une nouvelle problématique du pouvoir et des règles de gouvernement [1].

La politisation du théologique

Quel est au juste le parcours de l’Ethique ? L’exposition de la réalité substantielle et des types de vie éthique qui s’y rattachent débouche sur un projet d’éthique optimale, à la fois totalement réussie et collective. La dernière partie de l’Ethique ne s’achève ni sur une béatitude strictement individuelle en rupture avec la vie de la collectivité, ni sur la description d’une communauté des sages réglée par l’exercice de la raison. La réduction au maximum des affections passives et des idées inadéquates n’est en effet concevable qu’à une condition : que ceux qui ont le plus de puissance, c’est-à-dire le plus d’idées adéquates, cherchent à ce que le plus grand nombre d’individus augmentent eux aussi leur puissance et leurs idées adéquates. Cette recherche illimitée, tournée vers le bien vivre de la multitude, est nécessaire pour celui qui a atteint, pour son compte et avec juste quelques autres, le genre de vie le plus puissant et le plus rationnel. L’Ethique s’achève donc en laissant entendre un souci pour la politique dont les conditions sont énoncées dès la proposition LXXIII de la partie IV : " L’homme qui est dirigé par la raison, est plus libre dans la cité où il vit selon le décret commun, que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même ".

Parce que la recherche de l’utilité commune coïncide avec celle de notre utile propre et l’amplifie, parce qu’on se développe en s’ajustant à la totalité de la Nature, et enfin parce qu’on comprend que notre puissance dépend de celle du reste de la Nature totale, on n’a jamais fini d’être lié à toutes les autres natures singulières. Le sage exemplaire de la fin de l’Ethique est donc confronté à la nécessité de régler toutes ses relations inter-individuelles, d’augmenter au maximum ses relations avec d’autres individus qui puissent lui convenir par similarité. Il ne peut éluder le souci de sa propre coexistence avec les autres. Il ne peut se désintéresser des progrès éthiques des autres puisque leurs progrès conditionnent les siens. D’où l’existence d’un projet, pris en charge par Spinoza lui-même dans les Traités, qui vaut pour quiconque agit par soi, se comprend, et comprend au maximum la totalité de la Nature dans laquelle et par laquelle il agit et se comprend lui-même. Un tel projet ouvre une recherche sur toutes les conditions concrètes, matérielles, politiques, qui rendent possibles l’amélioration collective de la vie éthique.

Il est donc clair que l’Ethique n’efface jamais le caractère premier, irréductible et donné des passions. Elles forment le réel, la trame de toute vie individuelle naissante et de toute vie politique : " il est rare que les hommes vivent sous la conduite de la raison " (E.IV, prop XXXV, sc). Sur cette base, la question d’une politique des sages se transforme en question politique concernant la multitude : comment diriger la multitude ? Comment faire passer les passions de la multitude à un mode d’organisation qui les rapprochent de l’exercice de la raison en communauté ? Comment augmenter la puissance de la multitude et créer les conditions politiques d’une communauté des sages ?

Le TTP nous apprend au moins deux choses : 1) il est possible que sans disposer de connaissances adéquates de leur être, de leurs affects et de la Nature, les individus existants soient mis dans des conditions institutionnelles et juridiques d’accès à la liberté (chapitres 16 à 20) ; 2) ce passage, cette transition éthique au sein de l’organisation politique des passions, ne relève pas de l’action directe et individuelle de la raison : l’histoire est le terrain de cette transition. En elle se portent l’action des mécanismes affectifs d’association découverts par l’Ethique, et l’action des normes de vie en commun parmi lesquelles on trouve les rituels et les normes spécifiques de la vraie religion (ch. 4, 5, 12, 13).

Optimisme devant la transition éthique des sages, réalisme devant l’irréductibilité des passions, historicisation et humanisation des modes de vie comme du sacré : il y a là trois éléments combinés à partir desquels Spinoza rencontre et déjà subvertit le théologico-politique.

On peut toujours penser que c’est au début du projet spinozien, quand l’idée de Dieu est posée dans l’Ethique, que la subversion du théologique apparaît la plus renversante et la plus efficace. C’est pourtant dans le TTP que Spinoza élargit son action subversive et donne au théologique son sens socio-politique. Le bloc " théologico-politique ", théologique " et " politique, est un ensemble de représentations, de pratiques et de normes religieuses. Sont ainsi visées à la fois des fictions imaginées au sujet de l’action divine, des affections de crainte et d’espoir liées au salut, des institutions, des récits et des rituels considérés comme sacrés, enfin des règles de vie associées à la piété véritable. Les concepts théologiques en particulier (création, miracle, grâce, etc.) ont déjà été écartés ou malmenés dans l’Ethique. Avec le TTP, c’est le statut de l’ensemble qui change : l’accent est mis sur la dimension et la finalité pratiques du religieux. Le projet éthique se poursuit, mais relié maintenant : 1) pour une part à des moments, des lieux, des récits, des langues et des gestes ; 2) pour une part aux normes de la piété véritable qui constituent la vraie religion.

A quelle exigence pratique répond la constitution d’une institution religieuse, d’un pouvoir effectif sur les corps et les idées, théologiquement fondé et référé à une origine transcendante ? Cette question posée par le TTP projette les légitimations religieuses du pouvoir sur un horizon historique sécularisé. Il n’y a pas d’origine sacrée, de transcendance du pouvoir, ni de législateur modèle. Il y a en revanche une réponse théologique à la nécessité d’organiser la coexistence sociale des passions et d’obtenir l’obéissance politique de ceux qui ne comprennent pas immédiatement l’utilité de la vie en commun.

Les religions prennent donc leur sens dans le déficit de raison qui caractérise le politique et pour combler ce déficit. Elles participent à la production permanente de la vie civile où se jouent, pour tous, la poursuite de l’utilité collective et l’usage de la raison. Comment s’opère cette participation ?

Concrètement, les rituels ont des fonctions d’identification au collectif, et les normes religieuses les plus universelles sont un substitut moral à la poursuite raisonnable de l’utilité commune. Il s’agit de forger une identité collective et un système de convenances entre les individus. On ne sollicite pas, pour ce faire, l’usage de la raison (rappelons qu’" il est rare que les hommes vivent sous la conduite de la raison "), mais on organise la diffusion d’images communes, de gestes et d’affects rassembleurs. Les comportements corporels réglés qui s’ensuivent facilitent ainsi l’action des normes de la vraie religion :

 Ces normes ou règles de vie religieuses, Spinoza les réduit (autre subversion) à une forme minimale de culte ou de piété. Par culte ou piété, on doit entendre la pratique des règles de justice et de charité, c’est-à-dire l’action droite et l’amour du prochain  : " Quant à la piété, l’essentiel est celle qui s’exerce en vue de la paix et de la tranquillité de la République " (TTP, chap. XX).

 Ecrites accidentellement dans les livres considérés comme sacrés (encore une subversion), ces normes de la vraie religion permettent l’organisation des moeurs. Elles ont clairement une fonction civique pour garantir le respect du droit d’autrui, et une fonction politique pour obtenir l’obéissance au droit civil.

 Il appartient à l’imagination prophétique et aux religions instituées d’avoir historiquement fait prendre conscience de ces normes et de les avoir utilisées, associées à d’autres instruments, pour forger politiquement une identité collective.

L’effacement du théologico-politique

Au §5 du chapitre1 du TP, Spinoza réaménage ce dispositif qui retient essentiellement la portée civique et politique des normes religieuses de justice/charité. Il n’omet pas de se référer à ces normes, mais immédiatement les aligne sur les normes de la raison et progressivement pose la spécificité de normes politiques de gouvernementalité. Cette modification débute au moment où est abordée la question du pouvoir des " préceptes de la raison " sur les affections humaines et sur les conflits qu’elles engendrent. L’accent n’est mis en réalité sur les préceptes de la raison proprement dit qu’après un premier argument. Il est d’abord en effet question dans ce paragraphe des " enseignements de la religion " et de leur capacité relative, réduite en vérité à certains cas particuliers, à s’appliquer pratiquement et donc à maîtriser le développement des affections dans la vie collective. Ce n’est qu’ensuite, c’est-à-dire " en outre ", que Spinoza s’interroge sur le pouvoir des préceptes de la raison comme tels et se porte au delà la seule délimitation du pouvoir effectif des enseignements de la religion.

La nature de ce " en outre " est à interroger sérieusement pour comprendre de quoi Spinoza parle exactement, s’il évoque deux types d’enseignements/préceptes singuliers et hétérogènes, ou si au contraire ces enseignements/préceptes sont rabattables les uns sur les autres. La question est ainsi de savoir si, parce qu’on est dans un même dispositif de pouvoir sur les affections, on est par là même devant un type unique de normes, à la fois religieuses et rationnelles, qu’un " en outre " suffit à relier grammaticalement. La réponse de Spinoza formulée ici tend à nous montrer que non seulement enseignements religieux et préceptes rationnels posent la même question de notre pouvoir sur les affections, mais qu’en plus les solutions qu’on est en droit d’attendre d’eux sont à la fois très proches et toutes deux aussi impuissantes à atteindre leur but.

Spinoza passe directement de l’évocation des enseignements religieux réduits ici aux préceptes d’amour - " aimer son prochain comme soi même " - à celle des " préceptes de la raison " dont il ne donne pas ici de définition précise. L’enchaînement très souple du registre religieux au registre rationnel tient à un argument sous-entendu : les effets des préceptes d’amour sur la vie en commun sont similaires aux effets des préceptes de la raison dans le même contexte. " Aimer son prochain comme soi-même " conduit en effet à " défendre comme le sien propre le droit d’autrui ". Le contenu et les effets de la vraie religion exposés dans le TTP sont ainsi réactualisés. Parce que l’injonction à aimer autrui ne vise pas seulement des modifications du coeur mais aussi une conduite dans la vie collective visée également par la raison, Spinoza relie la question du pouvoir de la vraie religion à la question du pouvoir de la raison. Religion et raison recherchent en définitive une action identique sur les affections qu’on retrouve dans la vie collective, et c’est parce qu’elles s’accordent sur ce point précis qu’enseignements de la religion et préceptes de la raison sont placés dans la continuité d’un seul type de pouvoir. Spinoza passe d’un plan à l’autre parce qu’il s’agit à chaque fois du même objectif - " contenir et gouverner les affections " - et que toujours la même incapacité semble évidente et indépassable.

Spinoza est très clair sur le pouvoir qu’exerce sur les affections notre certitude de la justesse et de l’importance des préceptes d’amour enseignés par la vraie religion : il est faible, cette certitude est " de peu de pouvoir ". Le constat est similaire quand il s’agit pour finir de la seule raison : celle-ci peut en droit contenir et gouverner les affections mais la voie qu’enseigne la raison pour cette fin est très difficile. La limite du pouvoir de la religion et la limite du pouvoir de la raison sont donc posées en même temps et empiriquement : c’est au nom d’une difficulté pratique, attestée par l’expérience, que ce pouvoir doit en définitive être mesuré et évalué négativement.

On doit ainsi comprendre que l’inefficacité des enseignements de la religion et des préceptes rationnels relève du contexte dans lequel se déploient les affections humaines plus que sur la nature des affections en général ou de quelques affections en particulier : ce n’est pas parce que toute affection ou quelques affections sont ingouvernables par des enseignements/préceptes que Spinoza conclut à l’impuissance politique de la religion et de la raison. La fiction du pouvoir sur les affections dépend du terrain explicitement social sur lequel est envisagé le paradigme affections/religion/raison. Il y a des cas où les enseignements/préceptes sont applicables : Spinoza précise en effet que " dans les temples " ou quand la maladie l’emporte sur la vie, le pouvoir sur les affections est effectif. On peut imaginer que Spinoza conditionne ce pouvoir en général à un mode de vie en tout point exceptionnel : qu’il s’agisse de la maladie (déclinement de la vie, retrait de la vie sociale pour des seuls motifs biologiques), de la vie religieuse (retrait dans une vie où la poursuite des " intérêts " est suspendue pour appliquer strictement les enseignements religieux) ou de la vie du sage. Dans ce dernier cas, la raison s’exerce sans qu’il soit question de retrait contraint ou volontaire de la vie en commun, mais on sait par expérience que c’est une voie particulièrement difficile : " Nous avons montré en outre que la raison peut bien contenir et gouverner les affections, mais nous avons vu en même temps que la voie qu’enseigne la raison est très difficile ".

Les exemples donnés par Spinoza sur l’inefficacité des enseignements de la religion touchent bien à l’expérience de la vie collective : dans les " tribunaux ", " à la Cour ", les enseignements religieux sont " sans efficacité " alors que leur usage y est " nécessaire ". Cette inefficacité constatée empiriquement et généralisée conduit Spinoza beaucoup plus loin, bien au delà des seuls enseignements de la religion. Il va jusqu’à conclure à l’inaffectivité des préceptes rationnels : " ceux qui par suite se persuadent qu’il est possible d’amener la multitude ou les hommes occupés des affaires publiques à vivre selon les préceptes de la raison, rêvent de l’âge d’or des poètes, c’est-à-dire se complaisent dans la fiction ". C’est dire qu’ici encore, Spinoza est conscient de la convergence entre normes religieuses de la vraie religion et normes de la raison.

A ce niveau collectif et politique, Spinoza ne renvoie pourtant qu’en apparence dos à dos enseignements de la religion et préceptes de la raison. Il est clair que la maîtrise religieuse des affections n’est effective que " dans les temples " : on va voir que cette limitation du pouvoir est beaucoup moins clair en ce qui concerne la raison, même si Spinoza semble conclure définitivement à l’ineffectivité des préceptes rationnels. Comment Spinoza peut-il à la fois rendre ineffectifs ces préceptes et maintenir une référence à la raison, et quelle est exactement cette référence ? On constate que la perspective théologico-politique s’estompe à un moment particulier de tension : ce n’est plus l’association théologique-politique qui pose problème, mais le pouvoir effectif de la raison elle-même.

L’ordre politique des choses

Ce thème de la fiction du pouvoir de la raison nous renvoie aux §§2 et 3 du même chapitre où Spinoza évoque et oppose deux pratiques du pouvoir, deux " procédés de gouvernement " : " tendre des pièges " et " diriger au mieux ". Ceux qui tendent des pièges (les " Politiques ") se fondent sur leur expérience des affections et des vices pour diriger la multitude. A l’inverse des " poètes " ou des " philosophes " qui s’illusionnent sur le pouvoir de la raison, ils reconnaissent la positivité des affections : ils ne se trompent pas sur la multitude mais la trompent. Spinoza oppose à ce " procédé de gouvernement " la direction " au mieux ". De quel " procédé " s’agit-il alors puisque l’expression " diriger au mieux ", évoquée par Spinoza presque en passant, n’est pas définie en tant que telle au §2 ? Il est certain que cette direction ne relève ni d’un idéalisme politique récusé au §1, ni d’une forme de gouvernementalité fondée sur les pièges. On peut penser qu’elle est le fait de dirigeants qui ne sont pas " mus par une affection " (c’est une affection de crainte, d’espoir ou autre qui pousse à piéger) mais " guidés par la raison " (§6). Un problème d’ajustement se pose du coup entre cette forme de gouvernementalité et les réticences exprimées au §5 au sujet du pouvoir des préceptes de la raison sur les affections. Que peut-être au juste ce pouvoir où les politiques sont guidés par la raison, si les préceptes de la raison sont trop difficiles à appliquer et prennent place en politique au seul " pays d’Utopie " ?

Une telle difficulté se dénoue quand on prend conscience de l’étendue de la problématique du pouvoir mise en place dès le §6 et développée dans la suite du TP : situé très vite dans des " procédés de gouvernement " apparemment subjectifs, le pouvoir est regardé sous l’angle de l’Etat et de la vie collective. La question de l’usage de la raison des dirigeants prend son sens sous cet angle.

Le §6 opère un premier élargissement de la notion de " procédé de gouvernement " en radicalisant la question du pouvoir au-delà de ses doubles conditions de détention. L’inflexion produite ici ne consiste pas à compléter la structure du pouvoir en regardant ce qui se passe en dehors ou dans les effets sur la vie collective de l’appropriation du pouvoir : elle opère un changement qualitatif qui ouvre le registre de " l’Etat " et dissout la problématique de l’appropriation ou de la propriété du pouvoir. En utilisant les notions d’" Etat ", de " sécurité " et de " stabilité " rapportées à l’Etat, Spinoza n’interroge plus le pouvoir comme précédemment, c’est-à-dire du point de vue de ceux qui " mènent les affaires ". Le pouvoir se donne en effet comme mise en ordre des choses (" il faudra ordonner les choses de telle sorte que..."), avec une fin déterminée (" subsister "), de sorte qu’il importe peu que ceux qui administrent soient " guidés par la raison " ou " mus par une affection ". A travers cette injonction à " ordonner les choses ", c’est la question des affections et de la raison, c’est-à-dire des " manières d’être " des gouvernants (§4) qui est disqualifiée puis remplacée par celle de la stabilité de l’Etat. La question de la direction " au mieux ", comme en général celle des procédés de gouvernement, n’est plus " qui dirige ? " mais " dans quel ordre des choses ? ". On va voir que cette nouvelle question en recouvre immédiatement une autre pour Spinoza : non plus " qui dirige ? " mais " pour qui diriger ? ".

Dans ce contexte nouveau de l’ordre des choses, qui utilise à la fois une catégorie éthique (" salut " de l’Etat) et une catégorie du temps (" stabilité " de l’Etat), le gouvernement directif est en effet rabattu sur le gouvernement par les pièges sans être pour autant confondu avec lui. Quand la question de l’Etat rentre en jeu, la notion de pouvoir ne concerne plus un des deux modes de gouvernementalité considérée au § 2, mais se concentre sur un état stable des choses. La gouvernementalité elle-même perd du coup son acception technologique et ne renvoie plus directement aux modes d’action et aux profils psychologiques des subjectivités du pouvoir : on doit dire qu’il y a un état des choses qui fait que les affaires sont gouvernées non de telle ou telle manière, par des techniques de piège ou de direction guidée par la raison, à partir des affects ou de la raison, mais pour l’intérêt général ou pour d’autres intérêts.

C’est donc un raisonnement à trois temps que Spinoza achève au §6. 1) La gouvernementalité a été définie liminairement au §3 : les " procédés de gouvernement " sont les " moyens par lesquels il faut diriger la multitude, c’est-à-dire la contenir dans certaines limites ". 2) Une fois qu’il est clairement établi que la multitude ne peut être dirigée de manière stable par des pièges ou par la raison des dirigeants, Spinoza en vient 3) à formuler un état des choses qui rend la multitude gouvernable " au mieux ". Cet état est immédiatement qualifié par Spinoza : c’est celui qui permet la direction des affaires " en vue de l’intérêt général ".

Le constat formulé au début du §6 ne laisse aucun doute : l’Etat qui repose seulement sur l’usage de la raison de ses dirigeants est instable. On peut croire alors que soucieux exclusivement de la " sécurité " de l’Etat, Spinoza présente une face non seulement anonyme mais aussi sécuritaire et illimitée du pouvoir. Pourvu qu’il dure et soit en sécurité, l’Etat pourrait au mieux être administré par des gens raisonnables, au pire par un tyran expérimenté, craintif, cupide et piégeur. La mise en ordre des choses aurait une signification platement factuelle plus qu’ontologique : elle serait la légitimation de n’importe quel fait politique sous prétexte du maintien de la sécurité de l’Etat.

Le problème se formule en fait ici dans l’autre sens et exige une réponse à la question suivante : qu’est-ce qu’il faut à un Etat pour durer, c’est-à-dire non pas quelles techniques de gouvernement, mais quel ordre des choses ? Spinoza a déjà répondu en montrant qu’il fallait faire intervenir un principe directif spécifique de gouvernementalité sans préciser ce qu’il fallait comprendre par " diriger au mieux ". Une réponse est justement donnée ici qui explique comment doit s’entendre le " au mieux " : la direction la meilleure se confond avec l’administration des affaires publiques " selon l’intérêt général ". L’évaluation de la direction politique ne repose pas sur des critères techniques (de quelle manière diriger ?) mais intervient quand on demande dans l’intérêt de qui les affaires sont dirigées. C’est ainsi seulement qu’on accède aux vrais " moyens de diriger la multitude ".

Alors qu’il semblait assimiler direction au mieux et usage de la raison, Spinoza paraît affirmer ici le contraire. Il explique que l’usage de la raison chez les dirigeants, soutenu par la loyauté de leur volonté, n’est qu’une norme subjective de gouvernementalité qui ne garantit pas la direction au mieux. Spinoza n’identifie pas le pouvoir politique de durer à la rationalité et à la bonne-volonté des dirigeants, mais cherche une garantie de direction au-delà de ces principes subjectifs : il n’y a de salut pour l’Etat que si le pouvoir des dirigeants est limité de façon qu’ils " ne puissent agir d’une façon déloyale ou contraire à l’intérêt général ". La sécurité de l’Etat coïncide du même coup non simplement avec l’usage de la raison, non avec l’extension du pouvoir des dirigeants, mais avec une gouvernementalité strictement conforme à l’intérêt général. Dans le discours spinoziste, c’est désormais une finalité bien comprise qui norme le pouvoir politique, non les agents politiques et leurs procédés gouvernementaux.

Gouvernementalité et raison du politique

Spinoza semble séparer direction politique et usage de la raison : ce qui importe au §6, après les réticences du §5, c’est de faire voir une forme de gouvernementalité qui coïncide avec des normes collectives, c’est-à-dire la stabilité de l’Etat et l’intérêt général. En réalité le passage du §5 au §6 n’est qu’apparemment une substitution de l’intérêt général à la raison. C’est en fait une acception nouvelle de l’usage de la raison qui est peut-être en voie de formulation. La figure spécifique de la raison qui s’esquisse ici ne serait simplement plus envisagée du point de vue des individus, et a fortiori de ceux qui gouvernent, mais du point de vue de l’intérêt de la multitude : elle s’accorderait avec les maximes de l’utile collectif et donc de l’utile propre de l’Etat. Une question est ouverte : celle de la compatibilité entre usage de la raison des gouvernants et exercice d’une raison politique dont les effets sont la sécurité et la stabilité de l’Etat.

La figure politique de la raison qu’on veut voir ici est-elle dans la continuité des usages individuels de la raison, s’identifie-t-elle à ces usages ? N’est-ce pas justement contradictoire avec ce qui est dit au §5 et au début du §6 du faible pouvoir de la raison dans la vie politique ? Spinoza n’y affirme pas que l’usage individuel de la raison déstabilise l’Etat et contredit les maximes de l’utilité collective : il nous dit que l’exercice individuel de la raison n’est pas en lui-même capable assurer la stabilité de l’Etat et que seules les conditions politiques dans lesquelles s’exerce la raison ont les moyens d’assurer cette stabilité. Spinoza pense à un ordre des choses politiques qui conditionnerait les acteurs du pouvoir et tout un chacun à ne pas agir en contradiction avec l’usage de la raison, même si les motifs intérieurs des actes ne sont pas ceux de la raison. La raison politique s’identifierait ainsi à un ordre objectif qui contient tous les effets conformes à la raison, synonyme d’utilité collective, sans que ces effets soient " guidés par la raison ". Si elle est un effet de la pratique politique, la rationalité politique ne peut donc dériver de l’addition des volontés loyales et des conduites individuelles rationnelles. Elle contient beaucoup plus que les seuls comportements rationnels : en elle se retrouvent toutes les affections et les actions raisonnables qui n’entravent pas la stabilité de l’Etat.

Du côté des gouvernants enfin, la position de pouvoir est avant tout une position directive normée par l’intérêt général et accessoirement une position directement guidée par la raison : " Et peu importe à la sécurité de l’Etat quel motif intérieur ont les hommes de bien administrer les affaires, pourvu qu’en fait ils les administrent bien ". Il serait absurde de croire que Spinoza veut dire par là qu’une administration " guidée par la raison " fragilise la stabilité collective : on doit seulement comprendre que l’Etat serait fragilisé si jamais la bonne administration, c’est-à-dire la direction au mieux, était seulement tributaire de la raison des gouvernants.

On peut ainsi restituer complètement l’argumentation des §§5 et 6 : 1) La voie qu’enseigne la raison est très difficile pour la multitude comme pour les acteurs du pouvoir (§5) ; 2). On ne peut donc espérer que l’usage de la raison chez quelques-uns suffise à assurer la stabilité de l’Etat (début du §6) ; 3) La stabilité de l’Etat étant conforme à la raison, on ne doit pas attendre des raisons individuelles qu’elles produisent les effets de la raison, mais on doit " ordonner les choses " de façon que les actions des gouvernants produisent des effets conformes à la raison, c’est-à-dire assurent la stabilité politique. Si raison politique il y a, son identité ne peut du coup qu’intriguer : comme décalée d’elle-même, elle n’est pas véritablement raison mais plutôt conformité à la raison. Elle a la forme élargie d’un ordre qui relève plus de la stabilité que de la rationalité, ou plutôt qui relève de ce par quoi la rationalité est seulement stabilité collective augmentée.

Aux normes subjectives du pouvoir, à la " vertu privée ", Spinoza oppose donc très vite dans le TP un ordre qui n’est pas sécuritaire mais qui garantit la poursuite de la direction " au mieux ". Citons de nouveau la phrase-clef du §6 : " il faudra ordonner les choses de telle sorte que ceux qui administrent l’Etat, qu’ils soient guidés par la raison ou mus par une affection, ne puissent être amenés à agir d’une façon déloyale ou contraire à l’intérêt général ". Le pouvoir est ici délié de l’intériorité rationnelle et loyale des gouvernants puis projeté dans leurs seuls actes de direction. Il ne se confond pas avec une position mais s’identifie à la direction au mieux dans un ordre des choses. Parce qu’elle est normée par " l’intérêt général ", cette notion de " diriger " indique déjà une exigence qu’elle ne permet pas à elle seule de penser : celle d’un sujet politique dans l’intérêt de qui les affaires publiques sont dirigées au mieux. Cette version du pouvoir chez Spinoza n’est donc pas définitive, et pour cause, puisqu’elle se dessine au tout début du TP. A travers cette version provisoire et préparatoire, on peut dire que Spinoza subvertit le discours sur les arts de gouverner (parmi lesquels on peut compter le gouvernement par les enseignements religieux, par les préceptes rationnels et par les pièges) : le politique atteint une dimension nouvelle, avec son ordre des choses et ses normes de gouvernementalité d’intérêt général. Il lui manque au moins pourtant quelque chose de central : un discours qui explicite le sujet ou la structure de cet intérêt. Ce discours, Spinoza le fait porter sur la multitude, posée mais non expliquée au début du TP.


[1Nous renvoyons à l’édition Pautrat, Seuil, pour l’Ethique, et à l’édition Appuhn, GF, pour le TTP et le TP. On peut également se reporter au texte latin du TP de l’édition R. Bouveresse et P-F Moreau, Editions Réplique.

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"Spinoza présent" (Préface à l’Anomalie sauvage, de Negri), par Pierre Macherey

« Un je ne sais quoi de disproportionné et de surhumain » : c’est ainsi qu’A. Negri caractérise l’aventure théorique dans laquelle Spinoza s’est (...)

Préface à l’Anomalie sauvage de Negri, par Gilles Deleuze

Le livre de Negri sur Spinoza, écrit en prison, est un grand livre, qui renouvelle à beaucoup d’égards la compréhension du spinozisme. Je (...)