Traité politique, II, §10

  • 3 décembre 2004


Celui-là tient un autre en son pouvoir, qui le tient enchaîné, ou à qui il a pris toutes ses armes, tout moyen de se défendre et d’échapper, ou à qui il a su inspirer de la crainte, ou qu’il s’est attaché par des bienfaits [1], de telle sorte que cet autre veuille lui complaire plus qu’à soi-même, et vivre selon le désir de son maître plutôt que suivant son propre désir. Mais le premier et le deuxième moyen de tenir un homme en son pouvoir ne concernent que le corps et non l’âme, tandis que par le troisième moyen, ou le quatrième, on s’empare et du corps et de l’âme, mais on ne les tient qu’aussi longtemps que durent la crainte et l’espérance ; si ces sentiments viennent à disparaître, celui dont on était le maître redevient son propre maître [2].


Traduction Saisset :

Je dis qu’un homme en a un autre sous son pouvoir, quand il le tient enchaîné, ou quand il lui a ôté ses armes et les moyens de se défendre ou de s’évader, ou encore quand il le maîtrise par la crainte, ou enfin quand il se l’est tellement attaché par ses bienfaits que celui-ci veut obéir aux volontés de son bienfaiteur de préférence aux siennes propres et vivre à son gré plutôt qu’au sien. Dans le premier cas et dans le second, on tient le corps, mais point l’âme ; dans les deux autres, au contraire, on tient l’âme aussi bien que le corps, mais seulement tant que dure la crainte ou l’espérance ; car, ces sentiments disparus, l’esclave redevient son maître .


Is alterum sub potestate habet, quem ligatum tenet, vel cui arma et media sese defendendi aut evadendi ademit, vel cui metum iniecit, vel quem sibi beneficio ita devinxit, ut ei potius, quam sibi morem gerere et potius ex ipsius, quam ex sui animi sententia vivere velit. Qui primo vel secundo modo alterum in potestate habet, eius tantum corpus, non mentem tenet ; tertio autem vel quarto, tam ipsius mentem, quam corpus sui iuris fecit ; sed non nisi durante metu vel spe ; hac vero aut illo adempto manet alter sui iuris.


[2Voyez la TTP - Pref. - §§1-6 : Nul moyen de gouverner la multitude n’est plus efficace que la superstition. du Traité théologico-politique : le préjugé et la superstition sont aussi les moyens par lesquels on peut "tenir l’âme" des hommes en les trompant. Voyez aussi Pierre-François Moreau, "Langage et pouvoir", dans Problèmes du spinozisme, PUF, 2006, pp.70-77.

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