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ISSN 0245-226 X BULLETIN DE L’ASSOCIATION DES AMIS DE SPINOZA N° 42 (septembre 2013) ----------------- Andrea SANGIACOMO Actions et qualités : Prolégomènes pour une lecture comparée de Boyle et Spinoza ----------------- ASSOCIATION DES AMIS DE SPINOZA Déclarée le 9 décembre 1977 sous le n° 77/1906 École Normale Supérieure de Lyon 15, parvis René Descartes, 69007 LYON 2 Andrea Sangiacomo (Università di Macerata – ENS de Lyon) Actions et qualités : prolégomènes pour une lecture comparée de Boyle et Spinoza1 Dans l'obscurité de ma prison roulante, j'ai retrouvé un à un, comme du fond de ma fatigue, tous les bruits familiers d'une ville que j'aimais et d'une certaine heure où il m'arrivait de me sentir content. A. Camus, L’étranger Abstract Scholars used to discuss the relationship between Spinoza and Robert Boyle by referring to the role of experience in scientific inquiries. Spinoza has mostly been viewed as the champion of the Cartesian rationalism, devoted to contrasting Boyle’s empirical and inductive attitude. In this paper, I would like to propose a different approach by shifting the focus from Spinoza’s early letters to the Ethics (1675). Firstly, I sketch out the main lines of Spinoza’s theory of individuality and I underline the role that causal efficacy plays in it. Secondly, I briefly reconstruct Boyle’s account of qualities as it appears in the Origin of Forms and Qualities (1666 – Latin translation, 1671). I particularly stress Boyle’s claim about the objective nature of qualities and his attempt to reduce into the same mechanistic framework both the primary and the sensible qualities. Thirdly, thus, I show in what way we can view Spinoza’s theory of conatus and activity as a reworking of Boyle’s account and why this parallel allows a better understanding of one of the most difficult problems of Spinoza’s own doctrine, that is, the relation between essence and existence. 1. L’étranger Si on regarde le débat critique qui a eu lieu au sujet de la philosophie spinoziste dans les dernières années, on peut y constater une étrange attitude. D’une part, Spinoza est devenu le philosophe de l’action, du dynamisme, de l’individualité toujours donnée dans et pour ses relations2. Désormais, il n’y a plus aucun interprète qui n’aperçoive l’exigence de consacrer au moins quelques lignes à souligner l’importance de la notion du conatus, ou la conception novatrice voire biologique 1 Cet article présente le résultat partiel d’une thèse soutenue en mars 2013 sous la direction de F. Mignini et de P.-F. Moreau, dont le sujet est l’essence du corps chez Spinoza et son milieu philosophique et scientifique. J’aimerais remercier vivement Vlad Alexandrescu, Fabrice Audié, Julie Henry, Pascal Sévérac, Francesco Toto et Lorenzo Vinciguerra pour avoir eu la patience de discuter certains des points qui vont suivre. À Julie Henry, en particulier, va aussi ma gratitude pour m’avoir proposé d’écrire ce texte et pour en avoir pris en charge la révision linguistique. 2 Cf. Matheron 1969, Deleuze 1968, 2007 ; plus récemment : Sévérac 2005, Morfino 2010. 3 de l’individualité telle qu’elle est développée dans l’Éthique. Si le devenir actif peut bien figurer comme l’une des tâches les plus innovantes que la philosophie de Spinoza s’efforce de penser, on peut considérer comme une idée partagée l’importance de ce genre de questions pour la compréhension de la pensée spinozienne. Toutefois, plus on souligne l’importance de ces éléments chez Spinoza, plus d’autres interprètes en tirent argument pour démontrer à quel point on doit rattacher Spinoza à la tradition philosophique du e XVI siècle et à la philosophie de la Renaissance, plutôt qu’à la prétendue « révolution scientifique ». Tout ce dynamisme et toute cette activité seront en effet considérés comme inconciliables avec le réductionnisme mécaniste de la science moderne3. Il y a un certain temps, Martial Gueroult a cru pouvoir expliquer la théorie spinozienne des individus comme une application, voire une traduction ontologique de la théorie des pendules élaborée par Christiaan Huygens. Mais après des études un peu plus approfondies, on s’est rendu compte qu’une telle lecture n’était pas tenable4. C’est alors intéressant de voir comment l’autre grand effort pour rattacher Spinoza aux démarches et aux enjeux scientifiques de son époque – à savoir celui de Wim Klever – s’est développé tout en défendant l’idée selon laquelle Spinoza a été physicien précisément dans la mesure où il a développé une physique de la pure passivité des corps, où toute opération des corps finis s’explique par les causes extérieures5. Le présupposé implicite de cet effort reste évidemment l’idée qu’une physique de l’activité est intrinsèquement inconciliable avec la nouvelle science de la nature, au point que, si l’on veut défendre l’idée d’un Spinoza scientifique, on doit démontrer non seulement qu’il n’a pas proposé cette vision active et dynamique de la nature, mais qu’il a proposé une vision totalement contraire. 3 Il y a eu un certain débat sur l’appartenance de Spinoza à l’enjeu de la révolution scientifique. Selon Maull 1986, p. 12, Spinoza a été « a Cartesian normal-scientist » et son rôle dans l’histoire de la science ne peut être surévalué, en dépit de l’originalité de certaines thèses. Spinoza serait resté aux marges, non seulement du développement expérimental de la science de son temps, mais aussi du programme épistémologique parallèle qui a impliqué beaucoup d’autres philosophes (Maull 1986, p. 11). De son coté, Savan 1986 a bien montré que le domaine dans lequel Spinoza a véritablement fait de la science n’est pas à proprement parler la physique. Au contraire, son originalité se trouverait dans l’effort qu’il a accompli pour étendre le modèle scientifique à l’herméneutique – notamment dans le Traité théologico-politique –, et à la politique – dans le Traité politique (Cf. Savan 1986). Pour le même genre de critiques, tirées pourtant de la correspondance avec Boyle, cf. aussi Yakira 1988. Parmi les contributions les plus importantes sur ce thème, cf. surtout Gabbey 1996, où on lit entre autres (p. 168) : « I admire what to me is possibly an ingenious neoCartesian reformulation of the traditional Galenic medical doctrine of humoral balance (good health) and imbalance (illness). Yet that intuition is vitiated by the ‘motion and rest’ riddle inherited from Descartes’ natural philosophy ». Sur le rapport entre science physique et science politique chez Spinoza, cf. Guillemeau 2008 et Walther 2008. Pour une discussion philologique plus approfondie sur l’appartenance de Spinoza au mécanicisme du XVIIe siècle, cf. Totaro 2008 et 2009, p. 65-79. 4 Cf. Gueroult 1974, p. 159 et p. 171-175 ; Appendice n° 5, p. 555-559. Daniel Parrochia a étudié dans les années 80 le rapport de Spinoza avec la mathématique, l’optique et la mécanique du célèbre physicien hollandais, en reconnaissant l’applicabilité du modèle pendulaire au discours spinozien. Cf. Parrochia 1984, 1984-1985, 1989. Sur le rapport de Spinoza aux mathématiques, cf. Audié 2007 et Barbaras 2007. 5 Cf. Klever 1988, 1993 et 2000. Contre cette interprétation, voir la critique de Moreau 1994, p. 283-287. 4 Cet effort de Klever a été beaucoup critiqué. Cependant, il est le témoignage significatif d’un certain paradoxe demeurant dans les études spinozistes. Richard Manning a bien remarqué dans son article sur la physique de Spinoza dans la Stanford Encyclopedia of Philosophy, que la philosophie de l’activité et la physique mécaniste sont deux aspects de la philosophie de Spinoza qu’on ne peut ni nier ni accorder entre eux6. D’ailleurs, Stephan Gaukroger, dans son monumental ouvrage sur la constitution de la culture scientifique à l’âge classique, s’est attaché à montrer que le dogmatisme cartésien de la physique spinozienne et sa conception d’une matière complètement inerte auraient empêché Spinoza d’être pris au sérieux parmi les philosophes et scientifiques des années 1680, bien que le dynamisme implicite dans sa notion de conatus ait été réévalué dans le pré-idéalisme allemand des années 17807. Or, la question n’est pas seulement de savoir si Spinoza s’est engagé ou non dans la révolution scientifique, mais de rendre raison de la cohérence de sa pensée en tant que telle. Voilà le vrai enjeu de ce qui pourrait apparaître au premier abord comme une discussion académique des plus stériles. Cependant, à notre avis, il y a au moins deux erreurs méthodologiques qui empêchent de résoudre ce problème. Le premier et plus important, c’est le concept même de « révolution scientifique ». Cette révolution n’a pas tant existé au XVIIe siècle que dans le récit que les historiens des sciences ont donné au milieu du XXe siècle à propos de certains développements scientifiques de l’âge classique8. Mais sans nous engager trop dans la polémique sur ce point, il suffit de noter deux choses. D’abord, les auteurs classiques parlent de « nouvelle philosophie de la nature » et non de « révolution ». En deuxième lieu, cette « philosophie de la nature » se considère comme nouvelle par rapport à la conception scolastico-aristotélicienne qui était encore très enracinée à l’époque dans les universités. Et si on se plonge dans les débats de l’époque, il est assez aisé de constater à quel point le véritable point commun de cette « nouvelle philosophie » était cet ennemi officiel, plus que les solutions et les développements effectivement proposés9. 6 Cf. Manning 2008. Cf. S. Gaukroger 2006. Il consacre une vingtaine de pages à Spinoza (p. 471-491), mais ses conclusions portent sur le fait que l’usage dogmatique des notions de clarté et de distinction, et l’assomption acritique de la physique de Descartes, auraient provoqué l’échec de sa philosophie : « no one with an active commitment to natural philosophy could have considered the Spinozian proposal seriously as an adequate account of the role of natural philosophy in knowledge more broadly. It was simply ignored by natural philosophers, and it lacked any natural-philosophical legitimacy ». 8 Cf. entre autres Osler 2000. 9 À ces adversaires, on pourrait ajouter aussi les néoplatoniciens et leur tendance à introduire toujours des interventions surnaturelles dans l’explication des phénomènes physiques, comme en témoigne la polémique entre Boyle et More. D’ailleurs, un autre point commun est le recours conjoint à l’expérience et au raisonnement mathématique, bien que l’équilibre entre ces deux domaines ne soit pas toujours établi en un même point selon les différents auteurs. Ce qui conduit à parler de plusieurs conceptions mécanistes de la nature, plutôt que d’un mécanisme (cf. Roux 2001 et 2009). 7 5 Deuxième erreur méthodologique : la croyance que Spinoza, en tant que cartésien, n’aurait dû s’intéresser qu’à la physique de Descartes ou au moins cartésienne – comme celle de Huygens. C’est là en effet un préjugé bien enraciné dans le débat critique, mais qui porte à méconnaître le véritable intérêt que Spinoza portait aux développements de la science de son époque – et notamment de la science anglaise. En ce sens, nous aimerions au contraire développer ce qu’Albert Rivaud annonçait déjà dans son article fondamental de 1924 sur la physique de Spinoza, dans lequel il écrivait que, « en matière de physique, l’autorité de Boyle, à la fin du e XVII siècle, contrebalance presque celle de Descartes. C’est à lui que Spinoza se réfère quand il paraît s’éloigner du cartésianisme »10. Comme les historiens n’ont travaillé que de façon très limitée sur ce rapprochement, notre but sera ici de suivre plus précisément le dialogue implicite que Spinoza entretient avec le savant anglais. Pour ce faire, au delà de sa correspondance sur le salpêtre des années 1661-1663, nous nous intéresserons au texte de l’Éthique (1675). La thèse que nous aimerions défendre, comme pouvant être à tout le moins prise en considération, est que les réflexions spinoziennes sur les concepts d’activité et d’individu peuvent être conçues comme des développements de la doctrine boylienne des qualités, que Spinoza était en mesure de bien connaitre11. Il ne s’agit pas d’aller chercher de simples « emprunts » que Spinoza aurait faits à la pensée scientifique de Boyle, mais d’évaluer de façon plus approfondie le véritable rapport entre les points qu’on s’accorde à reconnaître comme les plus innovants de sa philosophie d’une part, et le programme scientifique de cette « nouvelle philosophie de la nature » dans laquelle sa réflexion était plongée d’autre part. Pour en arriver à cette démonstration, nous suivrons le plan suivant. Après avoir rappelé (§ 2) les passages de l’Éthique où Spinoza pose les bases de sa théorie de l’activité, nous pourrons 10 Rivaud 1924, p. 55. Le rapport entre Spinoza et Boyle (déjà relevé par De Boer 1916), a été repris par Daudin 1948, avec l’intention de montrer l’opposition entre la méthode rationaliste de Spinoza, au fond inutile pour résoudre la question de la nature du nitre, et celle, expérimentale, de Boyle. Cette opposition entre le rationalisme spinozien et l’expérimentalisme boylien restera assez constante, à partir de Hall et Boas 1964, tout au long des études suivantes : Yakira 1988, De La Camara 1999, Zaterka 2001, Duffy 2006. Moreau 1994, p. 269-282, présente toutefois de façon moins figée et plus complexe ce désaccord : « Spinoza présente une conception de l’expérimentation qui diffère sur certains points de celle de Boyle, mais s’inscrit comme elle à l’intérieur de l’éventail d’interprétations qui est celui de la science classique. [...] Sur quoi alors portent les divergences ? Au fond, plus sur des questions ontologiques que sur des problèmes épistémologiques. D’une part, Spinoza refuse le vide. D’autre part sa conception de la matière homogène lui interdit d’admettre qu’entre les données sensibles et le fond mathématique des choses (particules étendues et mouvement), il puisse exister un degré intermédiaire d’intelligibilité rendant compte de certaines constantes qualitatives » (p. 277). Cette approche a été développée par Macherey 1995, qui souligne le cadre commun au sein duquel Spinoza et Boyle peuvent s’engager dans un véritable dialogue (et où est rappelée la centralité du problème du vide, reprise encore dans Macherey 2005). Simonutti 2001 élargit au contraire le débat sur le rapport Spinoza-Boyle aux thèmes théologiques. Enfin, sur les affinités entre la new natural philosophy développée par Boyle et la philosophie spinozienne, cf. Guillemeau et Ramond 2009, et Buyse 2010. Sur la réception de Spinoza en Angleterre, cf. Simonutti 2000. 11 Pour l’instant, cette lecture du rapport entre Spinoza et Boyle semble assez inédite, et Boyle, qui est pourtant le « philosophe des qualités » au milieu XVIIe siècle, ne semble jouer qu’un rôle secondaire, y compris dans un très important ouvrage consacré à ce problème, comme celui de Ramond 2005. 6 reconstruire (§ 3) la doctrine boylienne des qualités, ce que nous ferons à partir de l’ouvrage le plus important que Spinoza pouvait avoir lu sur ce thème, à savoir l’Origin of forms and qualities (1666) ; cela nous permettra de voir, dans la conception spinozienne de l’individu, la réécriture de certaines thèses de Boyle. Ce parallèle, nous permettra enfin (§ 4) de revenir sur les autres aspects majeurs de la doctrine de l’activité développés dans l’Éthique, afin de voir à quel point et avec quelle orientation Spinoza peut avoir réélaboré le discours du savant anglais. 2. Choses et individus chez Spinoza Le concept d’activité constitue le cœur de l’ontologie développée dans l’Éthique ; c’est pourquoi ses articulations conceptuelles sont très fines et en donner une reconstruction exhaustive excèderait de beaucoup les limites de cet article. Pour simplifier le discours, nous nous bornerons donc à discuter l’activité au niveau de ses fondements et exclusivement dans le champ physique, étant donné que le discours concernant l’activité des esprits relève du même schéma. Il faut relever au moins deux points. D’abord, un argument chronologique : le concept d’activité et ses corrélats – notamment la définition de l’individu et la théorie du conatus – sont presque absents dans la pensée spinozienne avant l’Éthique. Nous disons presque : dans le Court Traité et en partie aussi dans les Pensées Métaphysiques, il y a des références à ce concept, mais il n’a ni la valeur ni le rôle théorique qu’il prendra dans l’Éthique. On a plutôt des matériaux préparatoires, des traces de la réflexion et de l’évolution de la pensée de Spinoza, mais la théorie de l’activité en tant que telle est absente. Cependant, reconstruire cette évolution n’est pas notre but ici, il nous suffit d’avoir rappelé cette question. En deuxième lieu, l’activité dont parle Spinoza n’implique pas la possibilité pour les choses d’agir en dehors de l’ordre et de la nécessité naturels : qu’un corps ou un esprit soient actifs ne veut pas dire qu’ils agissent indépendamment d’un réseau causal. Au contraire, le fondement de l’activité est l’autonomie, et c’est là le sens de la définition formelle qu’en donne Spinoza, en ouvrant la troisième partie de l’Éthique : J’appelle cause adéquate celle dont l’effet peut se percevoir clairement et distinctement par elle. Et j’appelle inadéquate, autrement dit partielle, celle dont l’effet ne peut se comprendre par elle seule. [E3D1] Je dis que nous agissons, quand il se fait en nous ou hors de nous quelque chose dont nous sommes cause adéquate, c’est-à-dire (par la Défin. précéd.) quand de notre nature il suit, en nous ou hors de nous, quelque chose qui peut se comprendre clairement et distinctement par elle seule. Et je 7 dis au contraire que nous pâtissons, quand il se fait en nous quelque chose, ou quand de notre nature suit quelque chose, dont nous ne sommes la cause que partielle. [E3D2]12 Bien évidemment, il n’existe pas, à tout le moins pour les choses finies, une activité absolue : il faudra discerner en quoi chaque chose peut être dite active et par rapport à quels effets. Parler d’activité pour les choses finies n’implique donc nullement de les déraciner du réseau de déterminations causales dans lequel elles existent et opèrent, mais bien plutôt de distinguer ce que ces choses doivent à ce réseau, et ce qu’elles doivent à leur essence ou nature même. Or, il nous semble que, au-delà de cette définition, il faut tenir compte de l’autre définition que Spinoza nous donne au début de E2 à propos de la chose singulière, définition qu’il faut lire en latin : Per res ringulares intelligo res, quae finitae sunt, et determinatam habent existentiam. Quod, si plura individua [of bezonderen Singularia] in una actione ita concurrant, ut omnia simul unius effectus sint causa, eadem omnia eatenus, ut unam rem singularem, considero. [E2D7]13 Nous pouvons distinguer deux parties dans cette définition. D’abord, dans la première phrase, Spinoza énonce ce qu’est une chose singulière : elle est finie et son existence est déterminée. Mais dans la deuxième phrase, Spinoza indique la condition ou le critère ontologique pour pouvoir définir un certain X comme chose singulière: il s’agit de la production d’un certain effet. Ce qui nous permet de dire que X est une chose, c’est le fait que nous pouvons imputer à X la production de l’effet Z. Il ne faut pas se tromper à propos de la présence d’un terme qui n’a pas encore été défini, c'est-à-dire celui d’individu. Au moins pour deux raisons : en premier lieu parce que, comme l’indique aussi la traduction néerlandaise du texte de l’Éthique, il n’est pas important ici qu’il s’agisse d’une pluralité d’individus ou bien d’une pluralité de choses, la condition étant la possibilité d’imputer à cette pluralité la production du même effet. En deuxième lieu – et c’est une raison plus strictement théorique –, l’accent de la définition ne porte pas sur la pluralité des composants, mais sur l’unité de l’effet, comme le dit très clairement le texte latin : « si in una actione ita concurrant […] ut unam rem singularem considero ». À l’arrière plan de cette dernière remarque, il y a le problème de la divisibilité de l’étendue. Bien qu’elle ne soit pas divisible en elle-même comme attribut de Dieu, l’étendue est toujours 12 Pour les citations de Spinoza, nous donnons toujours la référence abrégée dans le texte. La traduction est celle de Spinoza 1988. On utilise le système standard d’abréviation pour les œuvres de Spinoza, en particulier E = Éthique, P = proposition, S = Scolie, D = Définition, Ax = Axiome, L = Lemme, suivis du numéro correspondent. 13 Cf. trad. dans Spinoza 1954 : « par choses singulières, j’entends les choses qui sont finies, et ont une existence déterminée. Que si plusieurs Individus concourent à une même action en sorte qu’ils sont tous ensemble cause d’un même effet, je les considère tous, en cela, comme une même chose singulière ». 8 divisible dans ses modifications et elle est divisible à l’infini, dans la mesure où Spinoza n’admet pas l’existence des atomes. Cette conclusion implique que, quant à sa définition strictement géométrique, tout corps est toujours un agrégat – au moins potentiel – de parties. C’est pourquoi, dans une ontologie de l’infinité comme celle de Spinoza, où les corps finis ne sont pas des substances pouvant se concevoir indépendamment les unes des autres, la seule façon de parler d’un corps est d’indiquer les effets qu’on peut légitimement attribuer à ce corps et dont il serait la cause adéquate. Dans tout corps, on a toujours, au moins en principe, une multitude infinie de parties – et on peut donc avoir une multitude d’individua ou de res singulares – ; l’idée qui joue dans la définition spinozienne de chose est donc que l’unité de la chose n’est pas donnée par son indivisibilité ou par le nombre de ses composants, mais par l’unité des effets qu’on peut imputer à la même chose – et dont elle sera précisément cause adéquate. Cela dit, la définition spinozienne que nous venons de voir ne se prononce pas sur la structure interne de la chose : elle peut être simple aussi bien que composée, et ses parties peuvent éventuellement avoir des rapports bien établis entre eux ou non. Toutes ces distinctions ne font que différencier plusieurs typologies de choses singulières, mais elles présupposent donc une seule définition très générale, qui est justement celle que nous venons de citer. Or, nous savons à partir d’E2D2 qu’« appartient à l’essence d’une chose ce dont la présence pose nécessairement la chose, et dont la suppression supprime nécessairement la chose ». On a donc le droit de dire que la production de l’effet Z appartient à l’essence de la chose X. En d’autres termes, X est X aussi parce qu’il produit Z. Sans la production de Z, on n’aurait pas X comme une chose, et au contraire, on ne pourrait avoir Z sans sa cause adéquate, c'est-à-dire sans X. Autrement dit : étant donné Z, X est nécessairement posé ; et Z étant supprimé, X aussi est nécessairement supprimé – parce que, si l’effet est nécessaire, et il l’est, on ne peut pas le supprimer sans supprimer sa cause14. La clé de l’implication réside évidemment dans l’adverbe nécessairement que Spinoza répète dans la définition d’essence : c’est précisément cette nécessité qui lie la cause et ses effets d’une façon telle qu’on ne pourrait songer à les séparer – en admettant que la chose ne produise pas ses effets ou qu’elle puisse exister sans les produire –, au point que dans cette production, les effets deviennent une sorte de prolongement de la chose elle-même. Il faudra bien entendu comprendre plus en détail ce qui permet à X de produire Z, ou bien comment doit être constitué physiquement X pour pouvoir être cause adéquate de Z. D’ailleurs, étant donné que toute chose n’existe que plongée dans un certain milieu, il faudra comprendre de 14 Il faut remarquer que, s’il est vrai que les modes finis sont des effets des Dieu, ils ne constituent pas son essence parce qu’ils sont des effets de Dieu en tant que ce dernier s’exprime dans la chaîne causale infinie des modes finis, et non en tant qu’il est infini. 9 quelle façon on peut penser la composition du pouvoir causal adéquat qui ressort de l’essence ellemême, et de la causalité inadéquate et passive qui s’impose sur la chose de l’extérieur. Cependant, nous pouvons pour l’instant nous concentrer sur la conclusion suivante, qui sera le point de départ pour répondre à toute autre question : l’essence d’une chose est ce qui lui permet d’être la cause adéquate de ses effets. C’est précisément là le sens de l’action, dont on a lu la définition au début d’E3 et dont on a retrouvé le nom dans la définition de la chose : l’effet que la chose produit ne vient que de sa propre essence, parce que produire cet effet consiste en l’essence de la chose ellemême. Mais la question qui se pose est alors la suivante : quel est le rapport entre le concept de chose et celui d’individu ? Plus particulièrement : est-ce que toute chose est un individu, ou bien y a-t-il des choses qui ne sont pas des individus ? Tout d’abord, la définition – désormais devenue très célèbre – que Spinoza nous donne de l’individu est la suivante : Cum corpora aliquot ejusdem, aut diversae magnitudinis a reliquis ita coercentur, ut invicem incumbant, vel si eodem, aut diversis celeritatis gradibus moventur, ut motus suos invicem certa quadam ratione communicent, illa corpora invicem unita dicemus, et omnia simul unum corpus, sive Individuum componere, quod a reliquis per hanc corporum unionem distinguitur. [E2P13SD]15 La structure de la définition, d’ailleurs, n’est pas très claire et elle peut être lue de plusieurs façons. Cependant, l’interprétation la plus vraisemblable nous semble être la suivante : l’individu n’étant rien d’autre qu’un corps composé, le problème est de saisir à quelle condition on peut dire que certains corps – corpora aliquot – sont unis entre eux – illa corpora invicem unita dicemus. Cette union est réalisée à deux conditions : la contrainte par d’autres corps – a reliquis ita coercentur ut invicem incumbat – ou bien (vel), la communication du mouvement des corps composants selon une certaine proportion ou rapport – motus suos invicem certa quadam ratione communicent. Il nous semble important de remarquer que cette dualité est bien fondée sur l’axiome 1 sur lequel s’ouvre l’abrégé de physique : « tout les corps sont soit [vel] en mouvement, soit [vel] en 15 Cf. trad. dans Spinoza 1954 : « quand un certain nombre de corps, de même grandeur ou de grandeur différente, sont pressés par les autres de telle sorte qu’ils s’appuient les uns sur les autres ou bien, s’ils sont en mouvement, à la même vitesse ou à des vitesses différentes, qu’ils se communiquent les uns aux autres leurs mouvements selon un certain rapport précis, ces corps, nous les dirons unis entre eux, et nous dirons qu’ils composent tous ensemble un seul corps ou Individu, qui se distingue de tous les autres par cette union de corps ». On tire du contexte que l’individu n’est rien d’autre qu’un corps composé (cf. les expressions : individuis, vel corporis compositi (Ax3) ; corpora, sive individui quod ex pluribus corporibus componitur (L4) ; id quod formam individui constitui in corporum unione consistit (Dem)). Cependant, cette composition ne contredit pas l’unité de l’individu ; elle en donne au contraire la raison. En ce sens, il y a un rapport complexe de dépendance et d’éloignement en regard du même problème posé chez Descartes. Ne pouvant pas nous prononcer ici sur cet aspect de la question, nous nous bornerons à rappeler l’étude désormais classique de Rodis-Lewis 1950, et plus récemment celle d’Alexandrescu 2009. 10 repos » (E2P13SAx1). Or, dans le cas des corps en repos, ces corps ne peuvent pas s’unir spontanément : étant en repos, il faut que ce soient d’autres corps – reliquis – qui les rassemblent. Au contraire, si les corps sont en mouvement, leur unité requiert qu’ils se communiquent leur mouvement selon un certain rapport déterminé16. Pour ces raisons, les deux conditions que nous avons indiquées n’impliquent pas une subordination logique, d’après laquelle on devrait satisfaire à la première condition, puis à la seconde, mais une vraie coordination qui vise à indiquer la condition nécessaire pour chacun des états cinétiques qu’un corps peut avoir – en toute cohérence avec l’usage du vel, qui indique justement une semblable coordination sans pour autant en venir à une vraie conjonction17. On aura donc un individu quand, parmi certains corps considérés – les corpora aliquot –, les corps qui peuvent être en repos sont contraints par d’autres – reliquis18 – à rester appliqués les uns aux autres, ou bien quand les corps qui peuvent être en mouvement parviennent à se communiquer leur mouvement selon un certain rapport – certa quadam ratione. Cette définition envisage donc au maximum trois possibilités19. D’abord le cas où les corpora aliquot sont tous en repos : on aurait alors des corps inertes et dispersés que des causes externes rassemblent entre eux, et qui, une fois rassemblés, restent statiquement ensemble. S’insère ici l’axiome 3 qui suit la définition de l’individu et dans lequel Spinoza explique ce qu’il entend par corps dur, mou ou fluide20. À ce niveau, l’individu peut déjà changer de figure dans une certaine limite : sa dureté implique sa résistance au changement de figure, là où la fluidité représente l’extrême opposé. En effet, à moins que n’intervienne une autre raison de cohésion pour garantir la 16 Sur la façon d’interpréter la certa quadam ratione en un sens non strictement mathématique, mais plutôt comme structure générale produisant les rapports qualitatifs entre les parties de l’individu, cf. l’article très intéressant d’Adler 1996. Il faut remarquer d’ailleurs que le mouvement et le repos dont il est ici question sont des états cinétiques généraux, et il va de soi que le même corps peut être en repos en un certain temps et en mouvement en un autre. 17 Gueroult 1974, p. 165-169, soutient au contraire que la condition de la communication du mouvement est la seule condition qui donne raison de l’essence de l’individu, et il interprète la dualité de la formulation spinozienne comme faisant référence à l’état solide ou fluide des corps composants. Cependant, il nous semble que la référence est plutôt à l’être en repos ou bien en mouvement des corps – chose qui n’est pas identique, stricto sensu, à la distinction entre corps durs et corps fluides –, et que la formulation grammaticale de Spinoza avec le vel (et non avec un sive ou un et) n’admet pas d’ambigüité à cet égard. 18 On a du mal à exclure la possibilité selon laquelle, parfois au moins, ces autres corps – les reliquis – puissent être aussi les mêmes corps déjà en mouvement et déjà présents parmi certains corps – les corpora aliquot –, lesquels vont contraindre les corps en repos parmi eux à s’appliquer les uns aux autres. Cette possibilité amènerait à concevoir une formation autonome, pour un individu au moins d’un certain degré de complexité. 19 Au moins en ce qui concerne les individus du premier degré. 20 Cf. E2P13SAx3 : « suivant que les parties d’un individu – autrement dit d’un corps composé – sont appliquées les unes contre les autres selon des surfaces plus ou moins grandes, elles peuvent plus ou moins facilement être contraintes à changer leur position, et par conséquent, plus ou moins facilement, cet individu peut revêtir une autre figure. Aussi, les corps dont les parties sont appliquées les unes contre les autres par de grandes surfaces, je les appellerai durs ; mous, ceux dont les parties le sont par de petites surfaces ; fluides, enfin, ceux dont les parties se meuvent les unes dans les autres ». 11 consistance de l’individu, si on parvient à mouvoir ses parties de façon à les séparer, on détruit l’individu lui-même21. Par ailleurs, on peut tout d’abord avoir, parmi les corpora aliquot, à la fois certains corps en repos et d’autres en mouvement, c'est-à-dire que certains corps se communiqueraient leur mouvement et d’autres se limiteraient à conserver leur position. C’est le cas, par exemple, décrit par Spinoza juste avant la définition de l’individu, dans l’axiome 2, où il présente la loi de la réflexion : « quand un corps en mouvement en frappe un autre qui est en repos sans pouvoir l’écarter, il est réfléchi » [E2P13SAx2]. Enfin, on peut avoir des individus fluides, c'est-à-dire dans lesquels tous les corpora aliquot sont en mouvement, et pour lesquels la raison de la consistance de l’individu réside dans la communication réciproque du mouvement. Mais revenons d’abord au problème que nous avons posé plus haut : est-ce que toute chose est un individu ? Si on se borne strictement au texte de Spinoza, il y a au moins une catégorie de choses qui ne sont pas des individus : il s’agit des corps très simples – corpora simplicissima22. Juste avant de présenter sa définition de l’individu, Spinoza écrit : « voilà pour les corps les plus simples, ceux qui ne se distinguent entre eux que par le mouvement et le repos, la rapidité et la lenteur : élevons-nous maintenant aux corps composés » (E2P13SAx2). Et dans le scolie du Lemme 7 qui précède les postulats sur la nature du corps humain, il écrit : « par là donc nous voyons de quelle façon un Individu composé peut être affecté de bien des manières tout en conservant néanmoins sa nature. Et jusqu’ici nous avons conçu un Individu composé seulement de corps qui ne se distinguent entre eux que par le mouvement et le repos, la vitesse et la lenteur, c’est-à-dire qui est composé des corps les plus simples » (E2P13SL7S). Entre ces deux citations, Spinoza a en effet démontré qu’un individu peut rester inchangé bien qu’il puisse remplacer certains éléments par d’autres (lemme 4), devenir plus grand ou plus petit (lemme 5), changer la direction du mouvement 21 D’après Descartes, la dureté des corps n’est rien d’autre que le repos relatif entre leur parties (Principes de la Philosophie, II, § 44 ; cf. PPC2, P37S), et la pression de l’atmosphère n’est pas considérée comme une raison valable pour expliquer les phénomènes de cohésion (cf. Descartes à Mersenne, 15 Novembre 1638, AT II, 440). Au contraire, Boyle, en discutant ce point dans ses Certain Physiological Essays (cf. W2 : 150-166 – toutes les citations des œuvres de Boyle sont tirées de Boyle 1999-2000, qu’on indiquera avec W, suivi du numéro de volume et de celui des pages), reconnaît que la définition cartésienne n’est pas suffisante pour expliquer la cohésion. Pour cette raison, Boyle discute dans les mêmes pages la contribution de la pression des ambiants au phénomène de cohésion, avant de reconnaître que la raison principale de cette dernière porte plutôt sur la structure mécanique des corps et sur la liaison entre leurs parties. En référence à ce débat, on s’aperçoit bien que Spinoza prend ses distances avec la définition cartésienne de la dureté de façon tout à fait semblable à celle de Boyle, c'est-à-dire en en faisant une condition possible mais non suffisante. 22 Nous ne croyons pas que les corps les plus simples aient uniquement un statut épistémologique dans la physique de Spinoza, comme plusieurs interprètes l’ont soutenu (cf. par exemple Rivaud 1924, Filippi 1985), ni qu’ils doivent être considérés comme des individus du degré minimum (cf. Matheron 1969). Au contraire, sur ce point nous sommes d’accord avec Gueroult 1974 : il nous semble qu’ils ont une consistance ontologique, bien que limitée. Sur le rapprochement avec les globules cartésiens cf. Messeri 1990. Sur le rapport avec les éléments aristotéliciens voir Adler 1996. 12 de certaines parties (lemme 6), et se mouvoir lui-même dans une certaine direction ou bien rester en repos (lemme 7). On peut en conclure que les individus du premier degré – c'est-à-dire ceux composés des corps les plus simples – sont des individus qui ont une certaine stabilité : ils peuvent subir et produire plusieurs altérations sans pour autant que leur nature ne soit détruite. Mais cela veut dire aussi – et c’est le point le plus important – qu’un individu, en regard d’un corps très simple, peut produire beaucoup plus d’effets. Comme le dit Spinoza dans le scolie que nous venons de citer, « un Individu composé peut être affecté de bien des manières » : ce qui aurait détruit la nature d’un corps très simple, peut être produit par un individu du premier degré au moins sans le détruire. Et l’idée est évidemment que plus on augmente la complexité des individus, plus on aura de choses singulières capables de produire plusieurs effets : « si maintenant nous en concevons un autre [individu], composé de plusieurs Individus de nature différente, nous trouverons qu’il peut être affecté de plusieurs autres manières, tout en conservant néanmoins sa nature » (E2P13SL7S). Ce que l’individu a de surcroît par rapport à la chose singulière, est donc un rapport constitutif entre ses parties, rapport qui est responsable des effets que l’individu peut produire. Là où la simple chose n’implique aucune relation particulière et constitutive entre ses parties, au point qu’on peut diviser la chose sans la détruire, l’individu est au contraire un type de chose qui se fonde sur et qui implique un tel rapport. On pourrait dire que l’individu a donc une intériorité – voir une structure interne définie, ou bien « organique »23 – qui n’est pas nécessaire à la chose simple. C’est en effet cette structure qui définit l’unité de l’individu et qui lui permet de produire les effets propres à sa nature24. Cela veut dire que les corps très simples ne sont pas indivisibles, mais qu’aucune structure interne n’appartient à leur nature : si, par exemple, nous définissons la nature d’un corps très simple par sa vitesse, si on arrive à diviser ce corps tout en faisant que les parties résultantes gardent encore la même vitesse, on aura, à la rigueur, deux parties du même corps, mais on n’aura pas produit deux corps. 23 Rivaud 1924, p. 54-55, voit dans la distinction boylienne entre corps inorganiques et corps organiques (cf. CPE, § 3435, W2 : p. 108-109) la source de la tripartition spinozienne entre corpora simplicissima, individus de premier degré et individus complexes. Cependant, ce que Boyle présente en peu de lignes dans le CPE devient partie intégrante de sa théorie de la matière dans l’OFQ, et il nous semble donc préférable de nous en remettre à cet ouvrage pour le rapprochement avec Spinoza. Il ne fait toutefois aucun doute que les CPE fournissent déjà les éléments les plus importants de la conception boylienne de la matière. 24 Cette remarque nous amène à considérer que la première condition pour l’existence de l’individu – la contrainte des parties par d’autres corps –, implique précisément une forme de rapport entre ces parties – la cohésion et l’adhésion des surfaces – que le simple concept d’agrégat n’aurait pas impliqué. C’est donc cette condition qui nous permet d’exclure qu’il y ait par nature de véritables agrégats extrinsèques : si plusieurs corps demeurent ensemble, c’est ou par l’action d’autres corps ou par leur communication interne du mouvement. Dans les deux cas, l’union de l’individu qui en résulte ne peut jamais être conçue comme accidentelle. 13 En ce point, il devient désormais intéressant de présenter la conception développée par Robert Boyle dans son ouvrage le plus important sur le plan théorique : The Origin of Forms and Qualities (OFQ). Il s’agit d’un développement des Certains Physiological Essays (CPE) que Spinoza avait commenté dans ses échanges épistolaires avec Henry Oldenburg entre 1661 et 1663. Toutefois, on peut tirer de cette nouvelle formulation un cadre théorique encore plus net que celui déjà présent dans les CPE, cadre qui fixe vraiment les éléments fondamentaux de la philosophie corpusculaire dont Boyle se réclame. Par ailleurs, Oldenburg a lui-même informé Spinoza de la parution en anglais de ce livre en 1666, livre qui sera publié en traduction latine en 1669 à Oxford et de nouveau publié en 1671 à Amsterdam. En regardant le contenu de l’OFQ, on constate qu’il y a plusieurs éléments qui ont dû attirer l’attention de Spinoza. 3. L’essence des corps selon Boyle L’œuvre de Boyle est immense et l’ampleur de ses intérêts considérable. On passe souvent, sans transition, de la chimie à la médecine, de la philosophie naturelle à la théologie25. Mais notre but étant ici beaucoup plus limité que celui de donner un regard complet sur sa production, on se bornera à esquisser la doctrine générale qui sous-tend sa philosophie : l’hypothèse corpusculaire. Bien qu’il y ait eu récemment, principalement en Angleterre, une attention croissante portée à l’étude des enjeux majeurs de sa philosophie, il y a peut-être encore beaucoup à faire au sujet de l’influence que des philosophes comme Gassendi, Descartes et plus tard Malebranche ont exercée sur sa formation et sur sa réflexion. Nous essaierons ici de faire un travail inverse, mais en quelque sorte préparatoire : voir comment ses idées ont contribué au développement du post-cartésianisme – notamment chez Spinoza –, et y ont trouvé des échos. Se concentrer sur l’OFQ révèle alors tout son intérêt : c’est là que Boyle nous donne la formulation systématique de son hypothèse et le cadre programmatique de sa nouvelle philosophie de la nature. Nous nous bornerons cependant à considérer la partie théorique de cet ouvrage, en mettant de côté les applications expressément dédiées à réfuter la conception scolastique des qualités, ainsi que les expérimentations que Boyle propose pour confirmer ses arguments. Si on voulait résumer l’argument boylien, on aurait au moins quatre thèses imbriquées les unes dans les autres : une théorie générale de la matière, dont ressort une théorie des qualités, qui 25 Pour une introduction générale cf. Hunter 2009. Sur le thème plus spécifique des qualités, il nous semble d’autant plus intéressant par rapport à notre sujet de consulter Anstey 2000 et Lupoli 2006. 14 s’explique en soulignant l’objectivité de toute qualité, et qui nous mène enfin à une théorie de la dénomination des corps et des substances chimiques. Procédons pas à pas. Après avoir rappelé l’importance scientifique et philosophique du problème des qualités au tout début de l’OFQ26, Boyle propose huit points auxquels il articule son hypothèse corpusculaire27. Le premier est le suivant : « I agree with the generality of Philosophers so far, as to allow, that there is one Catholick or Universal Matter common to all Bodies, by which I mean a Substance extended, divisible and impenetrable »28. Or, la première thèse – celle que nous avons indiquée comme théorie de la matière de Boyle – implique qu’il n’y ait dans l’univers qu’une seule matière universelle, égale partout et la même pour tous les corps, identifiée par trois propriétés, à savoir l’étendue, la divisibilité et l’impénétrabilité. C’est Dieu qui, au moment de la création du monde, a introduit le mouvement dans la matière en produisant sa division en parties. Etant donné qu’on peut concevoir la matière indifféremment comme en mouvement ou en repos, on doit admettre que le mouvement n’appartient pas à sa définition et donc qu’il a été introduit de l’extérieur : « to discriminate the Catholick Matter into variety of Natural Bodies, it must have Motion in some or all its designable Parts »29. D’après Boyle – et on en vient ainsi à la deuxième thèse –, c’est précisément en faisant usage de ce type de discours qu’on arrive à concevoir ce que, dans le débat philosophique et scientifique issu du Il Saggiatore de Galilée, on a pu appeler qualités primaires : These two grand and most Catholick Principles of Bodies, Matter, and Motion, being thus establish’d, it will follow both, that Matter must be actually divided into Parts, that being the genuine Effect of variously determin’d Motion, and that each of the primitive Fragments, or other distinct and entire Masses of Matter must have two Attributes, its own Magnitude, or rather Size, and its own Figure or Shape. […] For being a finite Body, its Dimensions must be terminated and measurable: and though it may change its Figure, yet for the same reason it must necessarily have some Figure or other. So that now we have found out, and must admit three Essential Properties of each entire or 26 OFQ, The Preface, W5: 298 : « The Origin and Nature of the Qualities of Bodies, is a Subject, that I have long lookt upon, as one of the most Important and Usefull that the Naturalist can pitch upon for his Contemplation. For the Knowledge we have of the Bodies without Us, being for the Most part fetched from the Informations the Mind receives by the Senses, we scarce know any thing else in Bodies, upon whose account the can worke upon our Senses save their Qualities ». 27 Il convient de noter que, en présentant son discours comme une hypothèse, Boyle ne prétend nullement qu’une description mécanique de la nature nous donne un accès direct à la vraie nature des choses. Au contraire, notre entendement ne peut pas nous donner un tel accès (Cf. Sangiacomo 2012). C’est pourquoi, il ne faut pas se tromper quand on parle du caractère objectif des qualités selon Boyle. Il ne s’agit pas d’indiquer ce qui pourrait nous révéler comment les choses sont vraiment en elles-mêmes et indépendamment de toute observation ; au contraire, il s’agit plutôt d’affirmer que, à l’intérieur de l’hypothèse corpusculaire, il devient aisé de considérer toute qualité comme l’effet de la structure mécanique de la chose, non dans le but d’utiliser ces qualités pour connaître cette structure-là, mais au contraire pour n’exclure aucune de ces qualités de l’ordre des expériences éligibles pour étudier la nature des phénomènes, dans la mesure du possible. 28 OFQ, The Theoricall Part, W5: 305. 29 OFQ, The Theoricall Part, W5: 306. 15 undivided though insensible part of Matter, namely, Magnitude, (by which I mean not quantity in general, but a determin’d quantity, which we in English oftentimes call the Size of a bodie,) Shape, and either Motion or Rest, (for betwixt them two there is no mean).30 Cependant, le mouvement, le repos, la figure et la grandeur sont les seules qualités qu’on peut attribuer aux corps quand on les considère isolément31. En utilisant un argument tout à fait semblable à celui mobilisé par Hobbes dans le chapitre VII de son De Corpore et emprunté à la tradition atomiste32, Boyle nous explique en effet que : If we should conceive, that all the rest of the Universe were annihilated, except any of these entire and undivided Corpuscles […], it is hard to say what could be attributed to it, besides Matter, Motion (or Rest,) Bulk, and Shape […]. But now there being actually in the Universe great Multitudes of Corpuscles mingled among themselves, there arise in any distinct portion of Matter, which a number of them make up, two new Accidents or Events: the one doth more relate to each particular Corpuscle in reference to the (really or supposedly) stable Bodies about it, namely its Posture; […] and, when two or more of such Bodies are plac’d one by another, the manner of their being so plac’d, as one besides another, or one behind another, may be call’d their Order. […] And when many Corpuscles do so convene together as to compose any distinct Body, as a Stone, or a Mettal, then from their other Accidents (or Modes,) and from these two last mention’d, there doth emerge a certain Disposition or Contrivance of Parts in the whole, which we may call the Texture of it.33 La texture est un terme issu du De Rerum Natura de Lucrèce, et Boyle l’emploie souvent pour indiquer la structure des corps, tout en présupposant donc déjà une certaine complexité de ces corps34. En effet, un corpuscule élémentaire ne peut pas avoir de texture considéré en soi-même, mais seulement en rapport aux autres corps avec lesquels il forme quelque agrégat. 30 OFQ, The Theoricall Part, W5: 307. On peut remarquer au moins en passant que Boyle suit ici Descartes, tout en admettant la positivité du repos – qui résulte comme force de résistance au mouvement –, et en réduisant uniquement à la notion d’étendue unie aux notions de mouvement et repos les outils nécessaires pour donner raison des fondements du monde physique. D’ailleurs, Boyle avait proposé dans son appendice aux CPE (Of Absolute rest in bodies, W6: 189-212; trad. latine publiée à Amsterdam en 1671) que le repos ne soit jamais quelque chose d’absolu, mais ce dont on peut donner raison en le considérant comme une solidité très accentuée, qui n’empêche pas, cependant, que certaines des parties les plus intimes des corps solides soient douées d’un mouvement minimal. À ce sujet, on peut reconnaître, contre l’avis de Rivaud 1924, un certain accord avec Spinoza. Ce dernier considère en effet le repos à la manière de Boyle, dès le KV, comme quelque chose de positif mais de toujours donné en rapport avec le mouvement, donc aussi comme quelque chose d’intrinsèquement relatif. De plus, on peut également rendre raison selon lui de toute la nature physique en faisant référence uniquement au concept d’étendue et à ceux de mouvement et de repos. Cependant, Spinoza, contrairement à Boyle et à Descartes, considère le rapport entre mouvement et repos comme immanent à l’étendue et comme modification infinie immédiate de Dieu. En outre, bien qu’il utilise dans l’Éthique le concept de rapport entre mouvement et repos pour donner raison de la consistance physique des corps et surtout des individus, il n’en vient jamais à considérer la nature relative du repos lui-même en termes de structures solides, comme le faisait inversement Boyle. 32 Cf. Paganini 2006. 33 OFQ, The Theoricall Part, W5: 315-316. 34 Contrairement à Boyle, Spinoza n’utilise qu’une seule fois ce terme. Il s’agit de CM2, 6, où il écrit à propos de la vie que « ostendimus in materia nihil præter mechanicas texturas, & operationes dari ». 31 16 Ce sont là les qualités primaires dont on parle communément à propos du débat du e XVII siècle. Il faut noter cependant que Boyle est toujours méfiant à l’égard d’une classification rigide des qualités, et il n’emploie que très rarement l’expression de qualités secondaires. Au-delà des raisons terminologiques, il y a en fait une forte raison théorique. Boyle vise à défendre l’objectivité de toute qualité, en rejetant l’idée – très répandue parmi les auteurs de l’âge classique, de Galilée à Locke en passant par Descartes – suivant laquelle les qualités secondaires nous indiquent seulement ce que sont les choses pour nous, et donc que nous ne pouvons nous fier à elles pour accéder à une connaissance adéquate de la nature. C’est ici un point qui fait l’originalité comme la radicalité du discours boylien : il ne s’agit pas de sortir de ce grand chemin que la nouvelle science de la nature aurait ouvert à la philosophie naturelle, mais de pousser jusqu’aux ultimes conséquences ses assomptions. En effet, si la véritable nature de tout corps se réduit au fond à sa texture, et aux autres qualités primaires, toutes les autres qualités qu’on peut imputer aux corps sont des conséquences de celles-ci. Boyle fait de cette constatation un argument pour soutenir que toute qualité a alors un fondement objectif, et donc qu’elle indique au moins en principe la veritable nature mécanique du corps : Whereas we explicate Colours, Odours, and the like sensible Qualities by a relation to our Senses, it seems evident, that they have an absolute Being irrelative to Us; for, Snow (for instance) would be white, and a glowing Coal would be hot, though there were no Man or any other Animal in the World35. Le fait d’admettre que tout corps n’est rien d’autre qu’une certaine structure mécanique, voire une modification de la même matière catholique (ou universelle), permet de réduire tout effet qu’on peut imputer aux corps à un effet de leur structure constitutive. C’est pourquoi les qualités des corps ne sont rien d’autre que des dispositions structurelles à modifier d’une certaine façon les autres corps, dispositions intrinsèques à la nature physique du corps et donc telles qu’on peut les considérer indépendamment du rapport avec nos sens, voire absolument : A body in that case may differ from those Bodies, which now are quite devoid of Quality, in its having such a disposition of its Constituent Corpuscles, that in case it were duely apply’d to the Sensory of an Animal, it would produce such a sensible Quality, which a Body of another texture would not. […] So if there were no Sensitive Beings, those Bodies that are now the Objects of our Senses, would be but dispositively, if I may so speak, endow’d with Colours, Tasts, and the like; and actually but only with those more Catholick Affections of Bodies, Figure, Motion, Texture, etc.36 35 36 OFQ, The Theoricall Part, W5: 317. OFQ, The Theoricall Part, W5: 319. 17 Toutes les qualités qui ne se réduisent pas aux qualités strictement primaires ne sont donc pas de simples traces que les choses ont laissées sur nos sens : elles indiquent au fond des dispositions que les choses ont en vertu de leur structure mécanique et nous donnent ainsi des informations plus sur cette structure que sur notre perception37. À grands traits, ce que Boyle est en train de faire revient à réduire l’importance qu’on a toujours attribuée à la faiblesse des sens et à la possibilité d’être trompé par eux. Si on reconnaît que les couleurs, par exemple, dépendent strictement de la structure des superficies des corps qu’on perçoit avec telle ou telle autre couleur, on peut mettre entre parenthèses la façon avec laquelle chacun perçoit la couleur en elle-même et considérer seulement la disposition de la chose à produire mécaniquement cette sensation. Il s’agit d’un point très important. En effet, la structure mécanique de la matière, surtout pour les corps microscopiques, n’est jamais perçue directement, mais seulement par le biais de ses effets sur nous. Mais si on considère les qualités dites secondaires ou sensibles comme n’étant que des relations, et donc comme étant incapables de nous informer sur la structure intime de la matière, alors cette structure sera condamnée à rester inconnue. En outre, on devra s’interdire d’utiliser les variations des qualités sensibles pour faire des conjectures sur cette structure intime : si les qualités sensibles ne sont que des relations, leur variation n’indiquera pas nécessairement une variation dans la chose mais pourrait être imputée à une variation dans nos organes de sens. Or, si on suit ce chemin, la mécanisation de la nature reviendra à expliquer tous les phénomènes de la même façon, sans que l’on soit pour autant capable d’expliquer véritablement leur variété : si tout se réduit à une simple variation de l’arrangement et de la quantité du mouvement des corpuscules composant les corps, tous les phénomènes ne sont finalement que des variations du même et unique phénomène mécanique. C’est ici la critique que fait Boyle à la physique cartésienne : sa capacité explicative étant trop puissante, elle en vient à ne rien expliquer véritablement. Et c’est ici la raison pour laquelle Boyle s’en remet à des expériences chimiques : il s’agit là en effet d’un type de phénomènes qu’on a du mal à décrire et à expérimenter sans 37 L’objectivité des qualités que nous discutons ici est bien sûr différente du problème épistémologique consistant à trouver le moyen adéquat pour connaitre les qualités d’un corps. Notre interprétation du caractère objectif des qualités permet de percevoir à quel point Boyle est en train d’éviter l’éliminativisme cartésien : en effet, d’après Descartes, les qualités sensibles ne sont pas utiles dans l’étude des phénomènes précisément parce qu’elles dépendent essentiellement de nos sens. C’est ici l’un des enjeux majeurs auxquels Boyle doit répondre. Nous n’acceptons donc pas l’interprétation de Kaufman 2006, selon laquelle Boyle soutiendrait une théorie strictement relationnelle des qualités, c’est-à-dire dans laquelle le fait qu’une qualité appartienne ou non à un corps dépend intrinsèquement et uniquement de ses relations aux autres corps. Il nous semble que cette lecture confond le plan ontologique – sur lequel on peut revendiquer que toute qualité a un fondement in re dans la structure mécanique des corps –, et le plan épistémologique – où pour savoir quelles sont les qualités d’un corps, il faut expérimenter de quelles façons il va interagir avec d’autres corps. 18 considérer les qualités sensibles comme étant aussi de véritables sources d’information sur ce qui se passe aux niveaux plus intimes de la matière38. À ce niveau, la question ne porte pas sur le fait d’admettre quelque principe étranger à l’ordre mécanique du monde : la polémique continuelle de Boyle, non seulement contre les formes substantielles des scolastiques, mais aussi contre le vitalisme d’Henry More et des platoniciens de Cambridge, est le signe que son hypothèse corpusculaire ne permet pas de réintroduire subrepticement, dans la description ordinaire39 de la nature, des principes non-mécaniques. Au contraire, il s’agit de pousser la mécanisation de la nature au point de reconnaître qu’il y a également, au soubassement des qualités secondaires et sensibles, un enracinement dans la structure mécanique des corps qui nous permet de les utiliser comme des sources valides pour l’étude des phénomènes sensibles. En outre, dans la mesure où on ne fait jamais l’expérience de la structure intime des corps – surtout au niveau microscopique –, seules ces qualités nous permettent d’apercevoir les modifications et les variations mises en place par les différentes opérations naturelles40. C’est ce réalisme des qualités qui permet à Boyle de généraliser sa théorie en énonçant – et telle est la quatrième thèse à laquelle on faisait référence précédemment – son critère pour définir ce qu’est un corps : I shall for brevities sake retain the word Forme, yet I would be understood to mean by it, not a Real Substance distinct from Matter, but only the Matter it self of a Natural Body, consider’d with its peculiar manner of Existence, which I think may not inconveniently be call’d either its Specifical or its Denominating State, or its Essential Modification, or, if you would have me express it in one word, its Stamp: for such a Convention of accidents is sufficient to perform the Offices that are necessarily requir’d in what Men call a forme, since it makes the Body such as it is, making it appertain to this or that Determinate Species of Bodies, and discriminating it from all other Species of Bodies whatsoever.41 38 Cf. Joly 2009 et 2011. En ce sens, nous sommes d’accord avec Lupoli 2006 : l’importance de la tradition des alchimistes pour Boyle ne peut pas impliquer chez lui un refus du mécanisme au sens large, mais doit au contraire amener à fournir une description de ce genre de phénomènes qui soit cohérente avec la nouvelle science mécanique. 40 Cf. OFQ, The Historical Part, Advertisements about the ensuing II section, W5: 392-393: « and as for the kind of Experiments, here made choice of, I have the less scrupled to pitch upon Chymical Experiments, rather then Others on this occasion; not only because of those Advantages which I have ascrib’d to such Experiments in the latter part of the Preface to my Specimens [= CPE, W2 : 85-91], but because I have been Encouraged by the success of the Attempt made in those Discourses. For as new a sit was when I made it four or five years ago, and as unusual a Thing as it could seem to divers Atomists and Cartesians, That I should take upon me to Confirm and Illustrate the Notions of the Particularian Philosophy (if I may so call it) by the help of an Art, which many were pleas’d to think cultivated but by Illiterate Operatos, or Whymsical Phanaticks in Philosophy, […] yet these Endeavours of ours met with much lesse opposition, then new Attempts are most commonly fain to struggle with ». 41 OFQ, The Theoricall Part, W5: 324. 39 19 Depuis le Novum Organum (II, §§1-10) de Francis Bacon, les philosophes qui se réclament de la nouvelle science anti-scolastique, ont toujours proclamé vouloir concevoir autrement la notion de forme, sans pour autant l’éliminer expressément du vocabulaire scientifique. En général cette réécriture a toujours mené à la fois à ne plus la concevoir comme une entité séparée du corps auquel on se réfère – comme c’était le cas pour les formes substantielles –, et à la définir de façon plus ou moins liée au mécanisme naturel des corps. En ce sens, Boyle s’inscrit parfaitement dans cette lignée de pensée, sauf qu’il y ajoute la thèse selon laquelle les qualités d’un corps sont celles qui définissent sa véritable forme ou essence. Comme il le dit de façon très claire à propos de la génération de choses : If in a parcel of Matter there happen to be produc’d (it imports not much how) a Concurrence of all those Accidents […] that Men by tacite agreement have thought necessary and sufficient to constitute any one Determinate Species of things corporeal, then we say, That a Body belonging to that Species, as suppose a Stone, or a Mettal, is Generated, or produc’d de novo. Not that there is really any thing of Substantial produc’d, but that those parts of Matter, that did indeed before praeexist, but were either scatter’d and shar’d among other Bodies, or at least otherwise dispos’d of, are now brought together, and dispos’d of after the manner requisite, to entitle the Body that results from them to a new Denomination, and make it appertain to such a Determinate Species.42 Et l’identification entre essence, forme et qualités d’un corps devient encore plus explicite quand il s’agit de définir en quoi consiste la destruction d’un corps : As a Body is said to be generated, when it first appears clothed with all those Qualities, upon whose Account Men have been pleas’d to call some Bodies Stones; others, Mettals; others, Salts, etc. So when a Body comes to loose all or any of those Accidents that are Essential, and necessary to the constituting of such a Body, it is then said to be corrupted or destry’d, and is no more a Body of that Kind, but looses its Title to its former Denomination.43 Si on lit ces affirmations en rapport avec ce qui précède, nous avons les moyens de concevoir le sens exact de l’objectivité que Boyle accorde aux qualités. D’après Galilée, on pouvait concevoir la distinction entre qualités primaires et qualités secondaires en termes de ce qu’on peut enlever d’une chose sans la détruire : revient aux qualités primaires tout ce qu’on ne peut pas nier de la chose sans la détruire, tandis que revient aux qualités secondaires tout ce qu’on peut nier de la chose sans la détruire. En liant sa conception des qualités à celle de la dénomination, Boyle affirme que toute qualité, en tant que disposition mécanique de la chose elle-même à produire certains effets, ne peut pas être niée sans détruire la chose. Cela implique que, d’un point de vue strictement mécanique, 42 43 OFQ, The Theoricall Part, W5: 328. OFQ, The Theoricall Part, W5: 329. 20 toute qualité est une qualité primaire, et que les « qualités secondaires » sont les mêmes effets que les qualités primaires, mais considérés par rapport à nos sens et non en soi. L’objectivité des qualités ne réside pas seulement dans leur description mécanique mais aussi, au fond, dans le fait même qu’un corps n’est rien d’autre qu’un certain mécanisme voué à produire certains effets, et dont on ne peut ôter aucune qualité – c’est-à-dire aucune disposition à produire certains effets – sans en changer la nature. En ce sens, l’objectivité des qualités n’est rien d’autre que leur caractère constitutif par rapport à la nature mécanique du corps.44 Voilà donc les quatre thèses qui structurent l’hypothèse de Boyle. Pour le rapprochement avec la philosophie spinozienne, cependant, il peut être utile de présenter brièvement la classification des particules que Boyle propose en discutant le problème de la formation des corps composés. On peut trouver une analogie assez frappante avec la hiérarchie spinozienne qui se déploie entre les corps les plus simples et les individus complexes45. En particulier, la scansion entre corps les plus simples, individus de premier degré – c'est-à-dire composés seulement des corpora simplicissima – et individus de degré supérieur, semble tout à fait analogue à ce que Boyle écrit à propos des minima naturalia, des clusters et des corps composés. L’expression minima naturalia est un patrimoine commun du débat scientifique et chimique e du XVII siècle46, et Boyle en donne la définition suivante : There are in the World great store of Particles of Matter, each of which is too small to be, whilst single, Sensible; and being Entire, or Undivided, must needs both have its Determinate Shape, and be very Solid. Insomuch, that though it be mentally, and by Divine Omnipotence divisible, yet by reason of its Smalness and Solidity, Nature doth scarce ever actually divide it; and these may in this sense be call’d Minima or Prima Naturalia.47 Il suit des thèses générales que nous venons de présenter que les minima naturalia sont des particules dotées aussi de mouvement, ce qui signifie qu’elles peuvent être en mouvement ou en repos. Par distinction avec la description spinozienne, Boyle souligne plutôt les aspects statiques : 44 L’ensemble des qualités qui définissent un corps est pour Boyle le fruit d’une convention parmi les hommes. Ce que nous venons de remarquer n’implique pas que n’importe quelle qualité puisse constituer la nature d’un corps, mais que, étant donné le catalogue des qualités essentielles, aucune qualité de ce catalogue ne peut être ôtée au corps sans le détruire ; et cette assomption admet qu’on range aussi, dans ce catalogue, des qualités qu’on aurait généralement considérées comme secondaires, telles la couleur ou la fluidité. Dans un texte très intéressant, publié en 1675 mais probablement écrit au début des années 60, voire précédemment encore (Some Physico-Theological consideration about the possibility of the Resurrection, dans W8: 292-313), Boyle est tout à fait explicite quant à l’affirmation selon laquelle ce sont les qualités d’un corps qui en constituent le véritable principe d’individuation (cf. W8: 301) ; et c’est la seule manière dont on peut sauvegarder l’identité du corps humain, s’il est constamment soumis au plus grand changement, comme le bateau de Thésée (cf. en particulier W8: 304: “I consider, that a Human Body is not as a Statue of Brass or Marble, that may continue; as to sense, whole ages in a permanent state; but is in a perpetual flux or changing condition, since it grows in all its Parts, and all its Dimensions” etc. ; cf. aussi W8: 310-311 sur le même concept). 45 L’idée des clusters a déjà été développée par Boyle tout au long de son Sceptical Chymist de 1661. 46 Sur ses racines aristotéliciennes et sur l’histoire de son usage dans le milieu scientifique, cf. Murdoch 2001. 47 OFQ, The Theoricall Part, W5: 325-326. 21 la dimension, la figure, la solidité. Il y a en fait une raison à cette différence : là où, pour Spinoza, le mouvement doit être inhérent à la matière – en tant que modification infinie immédiate de l’attribut de l’étendue –, Boyle suit plutôt Descartes, en admettant que c’est Dieu qui doit ajouter le mouvement à la matière de l’extérieur, dans la mesure où le concept de mouvement ne semble pas essentiel à celui d’étendue48. Mais une fois qu’on considère la matière en mouvement, c'est-à-dire qu’on se place dans la physique ordinaire des corps finis, Boyle et Spinoza sont d’accord pour admettre que les éléments ultimes et les plus simples de la nature ne sont autres que des corps qui se distinguent entre eux uniquement en vertu des affections plus générales et plus simples – parce qu’ils ne présupposent aucun rapport avec d’autre corps – que toute partie d’étendue peut recevoir. Cependant, ce ne sont pas ces corps élémentaires qui sont le véritable objet ni de l’enquête de Boyle ni de celle de Spinoza : s’il y a une nécessité physique à en admettre l’existence, il y a aussi un intérêt scientifique et philosophique à les dépasser vers des corps plus composés. Ce n’est donc pas un hasard si l’on peut voir dans les corpora simplicissima dont parle Spinoza l’analogue des minima naturalia dont parle Boyle. Cependant, le concept que le savant anglais introduit alors est plus intéressant encore: There are also Multitudes of Corpuscles, which are made up of the Coalition of several of the former Minima Naturalia; and whose Bulk is so small, and their Adhaesion so close and strict, that each of these little Primitive Concretions of Clusters (if I may so call them) of Particles is singly below the discernment of Sense, and though not absolutely indivisible by Nature into the Prima Naturalia that compos’d it, or perhaps into other little Fragments, yet, for the reasons freshly intimated, they very rarely happen to be actually dissolv’d or broken, but remain entire in great variety of sensible Bodies, and under various forms or disguises.49 Les clusters résultent de l’agrégat de plusieurs minima et tirent leur stabilité de leur texture. Le discours de Boyle, d’ailleurs, n’entend pas être une déduction en sens strict ; il se fonde plutôt sur certains résultats expérimentaux qui démontrent de facto l’existence de substances chimiques inanalysables. Comme la plupart des qualités dépend de la texture de corps, admettre qu’il y a des textures stables revient à confirmer l’idée qu’on peut légitimement utiliser aussi les qualités non strictement primaires pour distinguer entre différentes typologies des corps, tout en se passant du niveau ultime des minima naturalia – c'est-à-dire sans parvenir à une déduction intégrale de la variété des phénomènes à partir des affections immédiates de l’étendue50. Mais la stabilité qu’on 48 Cependant, dans les CPE, Boyle avait admis le fait que le mouvement était inhérent aux atomes, en suivant la position épicurienne (cf. ce qu’il fait dire à Spinoza via Oldenburg dans Ep11). 49 OFQ, The Theoricall Part, W5: 326. 50 L’impossibilité d’en arriver à cette déduction avait fait l’objet des critiques adressées par Spinoza à Boyle dans son commentaire des CPE en Ep6. 22 retrouve dans sa forme la plus simple dans le cluster se retrouve aussi au niveau supérieur de composition, de même que, souvent, en vertu de la composition du mouvement des parties : As well each of the Minima Naturalia, as each of the Primary Clusters above mention’d, having its own Determinate Bulk and Shape, when these come to adhere to one another, it must alwaies happen, that the Size, and often, that the Figure of the Corpuscle compos’d by their Juxtaposition and Cohaesion, will be chang’d: and not seldome too, the Motion either of the one, or the other, or both, will receive a new Tendency, or be alter’d as to its Velocity, or otherwise.51 Le rôle du mouvement et de sa communication entre les parties des corps composés devient encore plus clair quand Boyle présente les agrégats de taille moyenne que nous rencontrons d’habitude dans la vie quotidienne et dans les expérimentations : When many of these insensible Corpuscles come to be associated into one visible Body, if many or most of them be put into Motion, from what cause soever the Motion proceeds, That it self may produce great Changes, and new Qualities in the Body they compose; for not only Motion may perform much, even when it makes not any visible Alteration in it, […] but this Motion oftentimes makes visible Alterations in the Texture of the Body into which it is receiv’d, for alwaies the Moved parts strive to communicate their Motion, or somewhat of the degree of it, to some parts that were before either at Rest, or otherwise mov’d, and oftentimes the same Mov’d parts do thereby either disjoin, or break some of the Corpuscles they hit against, and thereby change their Bulk, or Shape, or both, and either drive some of them quite out of the Body, and perhaps lodge themselves in their places, or else associate them anew with others. Whence it usually follows, that the Texture, is for a while at least, and unless it be very stable and permanent, for good and all, very much alter’d.52 Le sens de la comparaison entre Spinoza et Boyle ne consiste pas en la démonstration d’un prétendu « emprunt » que le premier aurait fait au second. Cependant, il faut d’abord souligner que la prétendue originalité de la conception spinozienne de l’individu revient plutôt à présenter une transcription ou une reformulation d’une façon de concevoir les corps composés qui était objet de débats dans les années 1660-1670, précisément dans le milieu scientifique. L’affinité entre ces éléments de l’abrégé de physique d’E2 et une conception comme celle de Boyle, démontre donc que Spinoza regardait les résultats de la science de son époque comme de véritables points de départs pour développer sa propre philosophie. En outre, la référence ponctuelle à un texte comme celui de l’OFQ permet de préciser cette remarque trop générale, tout en indiquant une source déterminée, bien que très peu explorée, de la pensée spinozienne. D’ailleurs, il est aussi intéressant de souligner qu’il y a au moins une différence entre le discours de Boyle et celui de Spinoza à propos des corps composés : Spinoza explicite de façon plus nette et systématique l’implication entre stabilité ontologique et possibilité du changement. Comme 51 52 OFQ, The Theoricall Part, W5: 326. OFQ, The Theoricall Part, W5: 326-327. 23 nous venons de le voir, ce qui rend les individus du premier degré plus résistants que les corps les plus simples, c’est leur capacité à changer de plusieurs façons sans pour autant être détruits. Cette capacité augmente en proportion de la complexité des individus eux-mêmes, au point que, à la limite, on peut considérer que l’individu constitué par la nature entière est effectivement éternel. Boyle ne semble pas chercher à expliquer ce point avec la même insistance. C’est probablement l’intérêt de Spinoza pour l’éthique qui l’a poussé à exploiter de toutes les ressources théoriques que les résultats scientifiques de son temps lui fournissaient. Et c’est maintenant à ce point que nous allons nous attacher. 4. Ce que peut un corps Nous sommes désormais en mesure de vérifier à quel point et dans quelle mesure Spinoza retravaille la notion boylienne de qualité, en la posant à la base de sa propre conception de l’activité et de l’identité des corps. Nous venons de voir que, d’après Boyle, les qualités d’un corps ne sont que les effets mécaniques de sa structure : avoir une certaine qualité ne signifie rien d’autre que pouvoir modifier les autres corps d’une certaine façon – modification qui, pour un être doté de sensibilité, est perçue comme une sensation. L’objectivité des qualités réside donc dans leur enracinement dans la structure mécanique des corps dont elles suivent : non dans la perception en tant que telle – c'est-àdire la relation entre le corps et nos sens –, mais dans la capacité du corps d’agir par soi sur les autres corps d’une certaine manière. Boyle parle à ce propos d’une certaine « disposition » ou d’un certain « pouvoir » (power) de la texture du corps, qui l’amène à produire ces modifications. Le point central à relever et sur lequel nous allons nous appuyer est le suivant : cette structure qui détermine la production de toute qualité essentielle à un corps, est intrinsèque au corps lui même et permet d’en concevoir l’autonomie causale – voir l’activité. Chaque corps produit les effets que sa structure l’amène à produire indépendamment des déterminations qu’il reçoit de l’extérieur : ces déterminations peuvent bien sûr influencer la production des effets, mais cette production elle-même ne dépend pas d’autre chose que de la structure intrinsèque du corps, dont elle définit la véritable essence. Or, chez Spinoza, on retrouve un développement très proche, bien que nuancé à travers des usages terminologiques un peu différents. Pour arriver à bien comprendre le concept d’activité, il 24 faut d’abord rappeler au moins deux autres concepts fondamentaux de la philosophie spinozienne, tout en en mettant en lumière les différences : le concept d’affectio et celui d’aptitudo. Les affections – qui ne sont pas encore forcément des affects – indiquent une relation. C’est ainsi que Spinoza, dans E1 parle souvent de modes ou affections de la substance (E1Def5) : les modes finis ne sont que des affections, c'est-à-dire qu’ils peuvent se concevoir uniquement per alio, dans ce cas par le biais de la substance et de ses attributs. D’après Spinoza, l’affection – active ou passive – implique donc une relation entre le corps qui affecte et celui qui est affecté, relation telle que c’est la nature des deux corps qui est impliquée : si le corps A affecte le corps B, pour comprendre cette affection, il faut considérer ensemble la nature de A et celle de B. En ce sens, le phénomène de la perception se ramène par exemple au genre de l’affection : il y a un corps externe A qui affecte notre corps propre B, et c’est pourquoi il faut considérer, pour concevoir la nature de cette affection, tant la nature de A que celle de B. Si on appelle ce type d’affection une perception sensible, on pourra dire que toute perception sensible implique à la fois notre nature et celle des corps extérieurs ; et cependant, la perception sensible des corps extérieurs ne nous informe pas sur la nature en soi de ces corps, mais sur le rapport qu’ils ont avec nous53. On pense reconnaître ici un argument traditionnel pour revendiquer le caractère subjectif des qualités sensibles. Cependant, il faut noter que, en parlant ainsi, Spinoza assume l’existence d’une nature des corps qui s’affectent mutuellement, de même que l’existence d’une certaine aptitude à agir. Qu’est cette nature ? Comment se définit-elle ? Qu’est-ce que cela signifie, pour un corps, de pouvoir être plus ou moins apte à agir ou à pâtir ? Pour tenter de répondre, il faut d’abord rappeler le scolie de la proposition 13 d’Éthique 2, qui introduit l’abrégé de physique, scolie dans lequel Spinoza écrit : Plus un corps l’emporte sur les autres par son aptitude à agir et pâtir (agendum vel patiendum) de plus de manières à la fois, plus son Esprit l’emporte sur les autres par son aptitude à percevoir plus de choses à la fois ; et plus les actions d’un corps dépendent de lui seul, et moins il y a de corps qui concourent avec lui pour agir, plus son esprit est apte à comprendre de manière distincte (E2P13S). L’aptitudo n’indique pas une potentialité au sens aristotélicien, mais plutôt une capacité intrinsèque du corps lui-même, qui dépend de sa structure mécanique – sa forme – et explique l’activité du corps en rapport à son interaction avec les causes externes. Spinoza utilise toujours un langage comparatif, en raisonnant par degrés ; et dans le cas des aptitudes, il y a deux éléments qui 53 C’est de ce point de vue que Spinoza n’acceptait pas l’usage que Boyle faisait des qualités dans ces CPE, cf. Ep6. 25 doivent être pris en compte, l’un fixe et l’autre variable. Le premier, c’est la nature propre d’un corps le rendant plus ou moins apte à agir ou à pâtir par rapport aux autres. Mais ces aptitudes ellesmêmes se réalisent plus ou moins en rapport avec les circonstances externes et le milieu dans lequel le corps – et donc sa nature – est plongé. On peut en conclure que l’aptitude du corps à agir ou pâtir est un certain type d’affection : il s’agit de la relation entre la nature du corps et les déterminations causales qu’il reçoit de son milieu – relation dont il advient une capacité plus ou moins grande pour le corps lui-même à agir ou à pâtir. Cependant, s’il semble que la possibilité de pâtir soit bien utile sur le plan épistémologique, ce n’est pas elle qui nous amène à concevoir le corps per se. Toutefois, l’aptitude à pâtir – qui n’est pas simple passivité et causalité inadéquate – nous dit également quelque chose de la nature du corps : un certain corps peut pâtir de certaines affections parce que sa structure mécanique lui permet de résister à ces changements sans se détruire, et il peut résister plus ou moins, selon le degré permis par sa nature. L’aptitude à pâtir ou à être affecté nous informe donc quand même sur la nature du corps : il ne se détruit pas en dépit des déterminations externes qu’il reçoit. Il s’agit là d’un point très intéressant que nous allons maintenant développer, sans perdre de vue les aspects plus généraux du concept d’aptitude. Du principe général que nous venons de citer, Spinoza déduira la grande partie d’E2, c'est-àdire sa gnoséologie. Par exemple, le fait qu’un corps puisse être modifié de plusieurs façons à la fois – sous-entendu : sans être détruit par ces modifications – permet à son esprit de concevoir plusieurs idées à la fois ; et c’est là une condition fondamentale pour concevoir les notions communes entre ces choses, c'est-à-dire pour développer la connaissance adéquate du deuxième genre. Par ailleurs, plus un corps est capable d’agir par lui-même, plus il sera cause adéquate de plusieurs effets, et plus son esprit aura une idée distincte de la nature des autres corps – parce que cet esprit aura d’autant moins besoin de recourir à l’idée d’autres corps pour concevoir ce que son corps propre est en train de produire. Cette thèse amène Spinoza en E4 à définir le bon et le mauvais, l’utile et le nuisible, en termes de ce qui favorise ou empêche les aptitudes du corps : Ce qui dispose le corps humain à pouvoir être affecté de plusieurs manières, ou ce qui le rend apte à affecter les corps extérieurs de plusieurs manières, est utile à l’homme ; et d’autant plus utile qu’il rend le Corps plus apte à être affecté, et à affecter les corps extérieurs, de plus de manières ; et est nuisible, au contraire, ce qui y rend le Corps moins apte (E4P38). 26 La dispositio dont Spinoza parle ici54 – de même que la constitutio dont il parle ailleurs55 – indique, dans la plupart des cas, l’état actuel du corps, c'est-à-dire le résultat de l’interaction entre la nature propre du corps et son milieu. S’agissant de déterminer la condition à laquelle un corps externe peut devenir utile ou nuisible pour notre corps propre, la réponse se réduit à la capacité de ce corps externe à être un auxilium de notre corps propre, lui permettant de modifier – affecter – plusieurs autres corps à la fois. La même idée trouve une application un peu plus loin, dans la reprise de l’idée hippocratique du régime salutaire : Le Corps humain se compose d’un très grand nombre de parties de nature différente, qui ont continuellement besoin d’une alimentation nouvelle et variée pour que le Corps tout entier soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature (E4P45C2S). Les aptitudes à agir comme l’aptitude à pâtir suivent bien entendu de la même nature du corps. Spinoza considère en effet qu’il y a une positivité aussi dans l’état passif – de la même manière qu’il y a un fond positif dans les idées fausses56 – : l’aptitude à subir des affections externes se ramène en effet à ce qu’on pourrait appeler une force structurelle de résistance aux changements de forme. Bref, non seulement action et passion ne sont pas des états réciproquement exclusifs, mais il y a aussi, dans la passion, toujours quelque chose qui témoigne de la nature positive du corps. La résistance aux changements est d’ailleurs une conséquence directe de la complexité des corps, c'est-à-dire de leur structure physique. L’aptitude à pâtir implique donc, dans le même temps, une capacité positive pour le corps à être modifié de plusieurs façons par des corps externes sans être détruit. Avec ces remarques à l’esprit, nous pouvons revenir sur la célèbre doctrine du conatus qui ouvre E3 : Prop. 6 : Chaque chose, autant qu’il est en elle [quantum in se est], s’efforce de persévérer dans son être. Dém : en effet, les choses singulières sont des manières [modi], par lesquels s’expriment les attributs de Dieu de manière précise et déterminée […] ; c'est-à-dire […] des choses qui expriment de manière précise et déterminée la puissance de Dieu, par laquelle Dieu est et agit ; et nulle chose n’a en soi rien qui la puisse détruire, autrement dit, qui supprime son existence […] ; mais, au contraire, elle s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence […] ; et par suite, autant qu’elle peut, et qu’il est en elle [quantum potest, et in se est], elle s’efforce de persévérer dans son être (in suo esse). 54 Cf. E2P14. Cf. E1Ap ; E2P16C2 ; E2P18S ; E3P18Dem ; E3P56Dem ; E3P59S ; E3Aff. Déf. Expl. ; E4P1S; E4P9Dem ; E5P34Dem. 56 Cf. E2P38. 55 27 Prop. 7 : l’effort (conatus) par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien à part l’essence actuelle de cette chose. Dém : étant donnée l’essence d’une chose quelconque [ex data cujuscunque rei essentia], il en suit nécessairement certaines [quaedam] choses (selon la Prop. 36, p. 1) ; et les choses ne peuvent rien d’autre que ce qui suit nécessairement de leur nature déterminée ; […] et donc la puissance d’une chose quelconque, autrement dit l’effort par lequel, seule ou avec d’autres, elle fait ou s’efforce de faire quelque chose, c'est-à-dire […] la puissance ou [sive] l’effort par lequel elle s’efforce de persévérer dans son être, n’est rien en dehors de l’essence donnée, autrement dit [sive] actuelle, de cette chose. L’essence actuelle ou essence donnée de la chose indique l’essence de la chose considérée en tant qu’existante. Cette nuance terminologique est nécessaire parce que la chose en tant que telle57, et donc aussi son essence (disons formelle), pourraient être conçues uniquement en soimême, c'est-à-dire en faisant abstraction de toutes ses relations et du réseau causal dans lequel elle est plongée dès qu’elle existe – autre façon de dire que la chose n’existe pas nécessairement et donc qu’on peut aussi bien la concevoir comme n’existant pas en acte. Au contraire, l’essence actuelle indique l’essence de la chose en tant qu’elle existe actuellement, et donc en tant qu’elle se rapporte au milieu des autre choses existantes qui la déterminent de plusieurs façons. Bref, l’essence actuelle est l’essence de la chose en tant qu’on la considère comme affectée et affectant les autres choses existantes. L’effort de la chose consistant à persévérer dans son être implique donc deux aspects : elle produit tout ce qui suit da sa nature et elle s’oppose à tout ce qui peut la détruire. En ce qui concerne la production, il s’agit bien évidement du caractère actif de la chose : en tant qu’expression de la même activité divine – comme nous le dit la démonstration –, la chose est en tant que telle productrice des effets qui suivent de sa nature. En ce qui concerne la résistance, c’est précisément ce que nous venons de voir à propos de l’aptitude à pâtir : ce qui porte la chose à s’opposer « à tout ce qui peut supprimer son existence » n’est rien d’autre que sa conformation et sa structure physique – à tout le moins si on regarde les choses en tant que corps58. La proposition 7 affirme à son tour l’identité entre l’essence actuelle et le conatus : la chose en tant qu’existant en acte n’est rien d’autre que la production de certains effets, dont une partie se range parmi ses actions propres – c'est-à-dire les effets que la chose produit en vertu de sa nature, comme ses actions au sens fort –, et dont l’autre partie consiste en son aptitude à pâtir, c'est-à-dire en son pouvoir de résister aux changements et aux déterminations qu’elle peut recevoir de son environnement. La référence – que l’on trouve dans la démonstration – à « l’effort par lequel, seule ou avec d’autres, elle fait ou s’efforce de faire quelque chose » va bien dans ce sens : d’une part, on 57 Cf. à ce propos Sévérac 2005. Bien évidemment, cela n’empêche pas une résistance active – comme dans le cas de la production adéquate d’un effet de résistance –, et une production passive – comme dans le cas des effets qui suivent d’une cause inadéquate. 58 28 sait, depuis la définition même de la chose, que plusieurs choses peuvent être considérées comme une seule chose singulière dans la mesure où elles produisent un même effet ; d’autre part, que la chose agisse toute seule ou qu’elle soit considérée comme cause partielle d’une certaine action collective, elle ne produira jamais rien d’autre qu’une affirmation directe – en produisant les effets qui s’ensuivent –, ou indirecte – en opposant la résistance de sa forme à tout changement destructeur – de son essence. Or, qu’est donc la nature d’un corps ? Rien d’autre que sa structure, sa conformation, sa forme mécanique. L’abrégé de physique nous indique que les corps peuvent être ou des corps très simples, ou des individus, et que les individus peuvent être d’une complexité proportionnelle à la variété des corps et des individus dont ils sont composés. Il existe une relation de proportionnalité entre la complexité de l’individu et sa capacité à affecter et à être affecté par les autres corps, c’està-dire son aptitude à l’interaction. Etant donné que le corps humain est un individu très composé et très complexe, il aura une très grande aptitude à l’interaction, et tout ce qui favorise cette aptitude peut être considéré, au niveau éthique, comme utile ou bon. On peut donc en conclure que la nature ou essence d’une chose se réduit entièrement à sa structure ou forme, dont suivent à la fois les actions qu’elle peut produire et la résistance aux changements qu’elle peut subir sans être détruite, c'est-à-dire ses aptitudes à agir et pâtir. Tout cela nous amène à éclaircir un point très important de la conception spinozienne de l’activité, qui a souvent beaucoup troublé les lecteurs : ce qui change dans la chose, n’est pas son essence au sens strict (disons son essence formelle), mais le résultat de l’interaction entre cette essence et le milieu externe dans lequel elle est plongée dès qu’elle existe. L’essence de la chose ne change pas en tant que telle : elle n’est rien d’autre – pour les corps en tout cas – qu’une certaine structure mécanique donnée, dont suivent à la fois certaines possibilités d’affecter activement les autres corps, en produisant des modifications sur eux, et en même temps un certain degré de résistance aux changements imposés par les corps externes, c'est-à-dire une certaine aptitude à être affectée sans pour autant être détruite par ces affections. La chose peut bien entendu modifier l’environnement à fur et à mesure que sa structure le lui permet, aussi bien que les corps externes peuvent affecter les choses qui sont en mesure d’augmenter ou de réduire leur propre capacité à agir et à affecter les autres corps. Il s’ensuit que la puissance de la chose se définit comme le résultat de l’interaction entre la structure fixée des choses elle-même – sa nature donnée –, et les affections qu’elle produit sur son milieu ou encore qu’elle en reçoit59. 59 Sur ce point cf. aussi Matheron 1969, pp. 37-61. 29 On peut songer à la règle du parallélogramme permettant de schématiser la composition des forces, afin de représenter cette interaction : Puissance (conatus) résultant Essence formelle Effets des causes externes L’essence formelle est fixe et (en principe au moins) éternelle, contrairement aux effets des causes externes qui peuvent changer et être plus ou moins utiles ou nuisibles à l’existence actuelle de la chose. Dès que cette essence existe, ses effets intrinsèques se composent avec les causes externes en produisant une certaine puissance d’exister, le conatus – qui ne se produit pas dans un deuxième moment, mais indique de façon immanente l’existence de la chose. Pour la chose, exister est produire les effets qui suivent nécessairement de sa nature propre, mais aucun de ces effets ne peut entraver ou détruire la chose ; donc tout ce que la chose réalise en vertu de sa propre essence – à savoir toutes ses actions – revient à soutenir sa propre existence. Tout en agissant sur son milieu, la chose peut donc changer également le résultat des effets des causes externes sur sa propre existence. Bref, l’action de la chose peut modifier le milieu externe au fur et à mesure que la puissance de son conatus le lui permet. Il suit de là que les effets des causes externes sur les choses vont changer dans le temps, tout en changeant aussi à leur tour et à nouveau la puissance du conatus. Ces variations se poursuivront indéfiniment de façon récursive – jusqu’à la destruction de la chose. Par exemple, dans le cas le plus simple à représenter, si on suppose inchangés les effets des causes externes, ils ne s’opposeront pas à la croissance de la puissance du conatus, ce qu’on pourrait représenter de la manière suivante : Puissance (conatus) résultant 1 Essence formelle Effets des causes externes 30 Puissance (conatus) résultant 2 De cette manière, on peut concevoir à la fois l’invariance de l’essence en tant que telle et la variation de l’essence actuelle – c'est-à-dire de l’essence considérée dans ses relations avec les autres choses existantes – : c’est précisément parce que l’essence n’est rien d’autre qu’une structure mécanique capable de modifier activement l’environnement et d’en être modifiée à son tour dans une certaine limite, qu’elle peut à la fois rester la même et varier dans sa puissance ou aptitude à agir et à pâtir. En ce point, on peut percevoir l’importance que le modèle boylien joue à l’arrière plan de cette conception, de même que le travail de réélaboration qui amène Spinoza vers un développement tout à fait original, tout en étant cohérent avec cette source60. Concevoir l’individu, d’après Boyle, comme une structure ou forme mécanique composée de plusieurs corps, permet à Spinoza de rendre compte à la fois de la possibilité pour chaque corps d’affecter les autres et d’en être affecté sans en être détruit, tout en instituant un rapport au moins de proportionnalité entre la complexité de l’individu et sa résistance au milieu externe. D’ailleurs, la conception objective des qualités élaborées par Boyle, fournit au philosophe hollandais les outils conceptuels pour penser le rapport entre la structure mécanique du corps et sa capacité à agir et à pâtir : l’essence même des choses peut être réduite à leur forme mécanique, dont suivent les effets qu’elles peuvent activement produire sur l’environnement, et les affections qu’elles peuvent subir sans être détruites. De tout cela, il suit aussi que la chose peut interagir avec son milieu de façon active et passive, au point que sa puissance d’agir peut augmenter ou diminuer et être plus ou moins favorisée selon les circonstances61. Bref, l’objectivité que Boyle avait réclamée pour les qualités en tant que dispositions mécaniques constitutives de la nature des corps, devient chez Spinoza le caractère intrinsèque à chaque corps de toute action comme de toute aptitude à pâtir, au point que pour Spinoza également, l’essence d’un corps n’est rien d’autre que la forme ou la structure mécanique qui rend possible ses effets. Les variations du conatus ne sont donc pas des variations de l’essence en tant que telle – c'est-à-dire de la structure fixe des choses, concevable en soi sub specie aeternitatis –, mais des 60 Garber 1994 et Ablondi e Barbone 1994, ont souligné de façon différente l’importance de la forme et de la structure des corps dans la compréhension du conatus comme puissance de persistance, tout en montrant aussi la distance entre ce discours et le modèle cartésien. En rapprochant Spinoza de Boyle, nous ne voulons d’ailleurs pas nier la présence d’autres influences – et en premier lieu de celle de Hobbes –, qui cependant n’entrent pas dans notre objet ici. 61 Boyle s’intéresse aussi au rapport entre la structure de la chose et la qualité qui en suit, de même qu’à son interaction avec le milieu ou, plus particulièrement, avec le système du monde dans lequel la chose existe. Il s’agit du concept de cosmical qualities que Boyle développe en 1670 dans ses Traités (Tracts written by the Honourable Robert Boyle dans lesquels on trouve Of the Systematical or Cosmical Qualities of Things et les Cosmical Suspicions) : cf. W6: pp. 259320. Il faut noter d’ailleurs que l’on a deux traductions latines de cet ouvrage (bien que non autorisées par Boyle lui même) parues presque immédiatement sur le continent, à Hambourg (chez Gottfried Schultz) et à Amsterdam (chez Johannem Hanssonium a Waesberge), en 1671. 31 variations de son essence actuelle, c'est-à-dire du rapport entre cette forme ou structure donnée et le milieu dans lequel se manifeste son existence concrète. Ces variations sont une fonction déterminée des capacités intrinsèques à la structure mécanique de la chose et de son interaction avec les causes externes : au fur et à mesure que la chose est capable de modifier l’environnement à son gré pour faciliter son existence, sa puissance augmente ; et au contraire, au fur et à mesure que l’environnement l’empêche de réaliser ses activités ou d’arriver à modifier sa structure au point de la détruire, la puissance de la chose diminue et, à partir d’un moment, elle cesse d’exister. En tout cela, il n’y a rien d’occulte, bien au contraire : c’est une stricte application des principes entièrement mécaniques de la matière et de la nature en général. C’est pourquoi cette conception constitue le fondement idéal pour une éthique naturalisée, qui tentera, comme le réclame Spinoza, de considérer « les actions et appétits humains comme s’il était question de lignes, de plans ou de corps » (E3 Préf). Voilà donc la façon dont Spinoza peut avoir réélaboré la conception boylienne des qualités. Il ne s’agit pas, évidemment, d’une simple transcription : le but de Spinoza n’est pas, au sens strict, de proposer une nouvelle théorie de la matière ou de poursuivre des recherches en chimie, mais plutôt de bâtir une nouvelle épistémologie et une nouvelle éthique sur le fondement d’une nouvelle conception de la nature. Reste encore ouvert le problème de savoir quels sont les enjeux et les différences métaphysiques, théologiques et ontologiques qui jouent de façon sous-jacente dans les nouvelles philosophies de la nature proposées par Boyle et Spinoza62. Un point commun aux deux savants est sans aucun doute la discussion constante des thèses avancées par Descartes, et l’effort, poursuivi toutefois de façon différente, de combler certaines lacunes qu’on pourrait lui imputer. Dans cette optique, tout ce que nous avons présenté jusqu’ici, en nous bornant principalement au plan strictement physique, ne fournit rien plus que des prolégomènes toujours incomplets au rapprochement bien plus approfondi qui pourrait être fait entre les deux auteurs. Cependant, ces divergences n’empêchent pas de constater d’ores-et-déjà que, quand il s’agit de descendre dans les détails du monde physique, tant la conception spinozienne de l’individu que les concepts centraux d’aptitude et d’activité trouvent leur parallèle dans la conception du savant anglais. En regard du débat duquel nous sommes partis, nous pouvons donc constater que Spinoza n’est pas du tout étranger au débat scientifique de son époque, et que sa contribution la plus évidente consiste dans le fait d’avoir utilisé certains éléments de ce débat pour fonder une éthique scientifique. Pourtant, la science vers laquelle regarde souvent Spinoza n’est pas strictement ou 62 Nous avons un peu exploré ce point dans Sangiacomo 2012. 32 uniquement la science cartésienne, mais, à tout le moins en ce qui concerne la doctrine de l’individu et de l’activité, également l’hypothèse de Boyle. Cette hypothèse a toujours été présentée par Boyle lui-même comme « catholique », c'est-àdire capable d’intégrer les résultats les plus importants de la manière cartésienne de concevoir la nature, et ceux de la manière des sectes opposées, notamment l’épicurisme de Gassendi. Ce n’est pas un hasard alors, si Spinoza a pu se consacrer à cette hypothèse : sans nier les acquisitions durables de la physique cartésienne – l’uniformité de la nature et l’explication mécanique des phénomènes –, elle lui permettait d’en dépasser certaines limites – comme, par exemple, une conception problématique de l’individualité et de la consistance ontologique des corps. Il y avait en effet, dans la conception boylienne des qualités, les moyens conceptuels pour concevoir l’identité des corps à partir des effets que leur structure physico-mécanique leur permettait de produire. Et cette idée de faire résider l’identification d’un corps non dans ses déterminations statiques mais dans sa forme mécanique – voire sa structure, ou texture comme le disait Boyle, ou encore dans sa fabrica comme le répète Spinoza à propos du corps humain63 –, devient enfin la clé de la conception spinozienne de l’activité. 63 Cf. E1Ap; E3P2S; E4P59S. 33 34 Références bibliographiques ABLONDI F. e BARBONE S. 1994, “Individual Identity in Descartes and Spinoza”, Studia Spinozana, 10, p. 69-91. ADLER J. 1996, “Spinoza's physical philosophy”, Archiv für Geschichte der Philosophie, 78 (3), p. 253-276. ALEXANDRESCU V. 2009, “The double question of the individuation of Physical Bodies in Descartes”, in V. ALEXANDRESCU (éd.), Branching Off. The Early Moderns in quest for the unity of knowledge, Zeta Books, Bucharest, p. 69-94. ANSTEY P. R. 2000, The Philosophy of Robert Boyle, Routledge, London and New York. AUDIÉ F. 2007, Spinoza et les mathématiques, Préface de P. Fr. Moreau, PUPS, 20072. 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