"La République de Platon, l’Ethique de Spinoza", par Saverio Ansaldi

  • 2 mai 2004

Avec la publication des textes de Julia Annas (Introduction à la République de Platon) [1] et de Pierre Macherey (Introduction à l’Éthique de Spinoza. La cinquième partie) [2], les Presses Universitaires de France inaugurent une nouvelle collection (Les grandes livres de la philosophie) dont l’objectif est de fournir des outils de travail et de réflexion capables de nous permettre une approche critique et argumentée des classiques de la pensée philosophique (ce sont en préparation aussi les « Introductions » au Leviathan de Hobbes, à la Métaphysique d’Aristote, au Capital de Marx, aux Méditations cartésiennes de Husserl).

En effet, les livres de Annas et de Macherey ne sont pas des simples commentaires ou des guides de lecture à la République de Platon et à l’Éthique de Spinoza ; au contraire, ils se présentent comme des parcours de réflexion larges et approfondis, traversant les oeuvres en question dans tous les aspects et mettant en lumière leurs contenus les plus significatifs et importants pour l’histoire de la philosophie.

Le livre de Julia Annas est désormais considéré de plein droit comme un classique des études critiques platoniciennes [3] ; son principal mérite consiste à nous livrer une interprétation de la République de Platon qui se concentre tout d’abord sur les questions philosophiques majeures réellement en jeu dans le texte, en évitant, dans les limites du possible, toutes les querelles philologiques qui rendent si souvent difficile, pour le non-spécialiste, la lecture d’essais consacrés à la pensée ancienne. La démarche interprétative de J. Annas nous permet en effet de saisir, avec une clarté remarquable, tous les enjeux théoriques soulevés par Platon dans son oeuvre, qui vont de l’origine et des fondements de l’État à la définition des principes éthiques, des différentes formes de connaissance à l’éducation et à l’art.

En suivant fidèlement le développement du texte, J. Annas nous montre comment la pensée de Platon, dans la République, se déploie autour d’un concept bien précis : la justice (dikaiosynê). C’est à partir de la question posée par Glaucon à Socrate « qu’est-ce qu’une vie juste ? », que Platon entreprend l’examen du concept de justice, en commençant d’abord à analyser ce qu’est la justice dans la cité, pour passer après à la définition de la justice individuelle. Cette formulation du problème amène Platon à s’interroger directement sur l’origine de la cité et de la société ; or, selon J. Annas, pour Platon « le fondement d’une société est une association de personnes qui repose sur le besoin. Les gens ne peuvent se suffire à eux-mêmes, et ont des besoins variés. On a une société lorsqu’il se trouve un groupe de personnes dont l’intérêt personnel laisse suffisamment de place à la prévoyance pour qu’elles se spécialisent, et se partagent les tâches. Ainsi est introduit ce que j’appellerai le « Principe de Spécialisation », à savoir l’idée qu’à une seule personne, il faut une seule tâche » [4]. Les interprètes ont souvent considéré ce principe comme un des éléments les plus critiquables de la pensée de Platon ; or, J. Annas montre que « l’idée fondamentale de Platon, c’est que les différences naturelles des gens entre eux révèlent les rôles complémentaires et différents que ceux-ci jouent dans et pour la communauté considérée comme un tout... L’individu trouve selon Platon sa place naturelle dans une association coopérative : il lui paraît tout simplement évident que nul ne peut suffire à soi-même, et que chaque individu a donc besoin d’une place dans la société pour mener une vie qui réalise son potentiel » [5].

La pensée politique de Platon se fonde sur l’idée qu’il faut toujours sauvegarder l’unité et l’harmonie de la cité - seule garantie de justice -, et cela à partir du « principe de spécialisation », selon lequel chacun ne doit pas suivre d’une manière égoïste ses inclinations personnelles mais exercer plutôt l’activité sociale pour laquelle il est le mieux adapté. C’est sur ces présupposés que Platon esquisse sa théorie de l’État idéal : « Une véritable cité forme une unité indivise. Une cité est un groupe où règne une unité d’intérêts : c’est pourquoi seul l’État est une cité, parce que c’est le seul endroit où les citoyens sont unis comme un seul homme en trouvant l’harmonie entre les intérêts de la cité considérée comme un tout, et leurs intérêts propres, en tant qu’ils sont membres d’un groupe particulier » [6]. L’idée de l’unité politique de la cité conduit Platon à formuler ses thèses célèbres sur la collectivité de la propriété et sur la suppression des familles nucléaires, qui, comme le montre J. Annas, relèvent du projet radical à la base de La République, dans le sens où Platon n’entend pas fournir dans son oeuvre des conseils pratiques pour administrer la cité, mais définir plutôt un modèle idéal à partir duquel penser une transformation profonde de la société civile. La tentative de Platon s’inscrit dans une démarche philosophique plutôt que dans une démarche strictement politique : ce qu’il faut avant tout changer sont les concepts avec lesquels on pense la politique, et ce changement doit être le plus radical possible.

Cela n’empêche toutefois pas de poser la question de savoir si l’État idéal, tel qu’il décrit dans la République, peut être enfin réalisé ; or, selon J. Annas, « Platon veut que nous lisions la République, non comme une fiction divertissante, mais comme quelque chose qui doit affecter notre manière de vivre ; à cette fin, il lui faut montrer que la cité juste, la société des hommes bons, n’est pas impossible en principe ; en réalité, il juge cette éventualité peu probable à courte échéance, puisque l’homme vraiment juste et intelligent est celui qui sera le plus probablement corrompu par la société. Tout ce que peut montrer Platon, c’est qu’il est en principe possible, quoique peu probable dans la pratique, de rompre le cercle. L’État juste demeure plus efficace comme idéal destiné à inciter les individus à la vertu, que comme modèle d’une société réelle » [7]. Et c’est en effet sur ce double registre, à la fois philosophique et politique, qui est construite toute la République, dans laquelle la démarche idéale de la pensée (théorie de la connaissance, formes de la vertu) sert toujours à définir un cadre de réflexion ayant comme objet principal la constitution de l’État juste. Cela devient tout à fait évident dans les livres centraux de la République (VI-VII), dans lesquels Platon illustre les principes les plus importants et les plus connus de sa pensée, c’est-à-dire la « théorie des Formes », la notion du « Bien », le mythe de la « Caverne » et la « dialectique ». C’est à travers ces concepts que Platon fonde et justifie la méthode philosophique en tant que connaissance absolue de toutes les formes idéales de l’être, dont la première par hiérarchie ontologique est représentée par le Bien. En utilisant le mythe de la caverne, Platon nous montre comment la connaissance philosophique est un processus progressif de libération vers de formes de compréhension de plus en plus éclairées ; l’homme qui, grâce à la dialectique, parvient à se libérer des contraintes de l’expérience ordinaire, atteint, au terme de son chemin (la sortie de la caverne), une condition existentielle fondée sur une connaissance impersonnelle et contemplative du Bien suprême. Or, J. Annas nous fait justement remarquer comment cela représente une contradiction au sein du système platonicien de la République ; en effet, l’objectif de l’ouvrage est de définir, dans un cadre bien précis - l’État -, ce qu’est l’homme juste, tandis que, dans les livres VI-VI, Platon nous indique une démarche contemplative et idéale de connaissance, qui sert à son tour à fonder la compréhension de l’homme juste. Nous avons ainsi affaire à deux conceptions de la justice : celle qui relève d’une pratique à l’intérieur d’une cité juste, et celle qui relève d’une connaissance juste des formes idéales de l’être. De l’avis de J. Annas, cette contradiction ne remet pas en cause la suite de l’argumentation (livres VIII, IX) concernant le sens et la valeur de la justice dans la cité, car elle témoigne plutôt d’un glissement dans le procédé théorique de Platon, dû en particulier à sa prédilection pour des formes de connaissance et d’éducation abstraites et contemplatives (les mathématiques et la dialectique).

En effet, dans les derniers livres de la République, Platon reprend le développement du thème de la justice dans le cadre de la discussion sur l’État juste, afin de montrer que « la raison d’être d’un État est d’intégrer ses membres à une unité politique et culturelle qui fasse ressortir le meilleur de chacun, parce que chacun sera assuré d’avoir la place qui convient le mieux à ses talents » [8]. De cette manière, la justice se révèle comme « un agencement de l’âme qui voit le jour quand toutes les parties de l’âme d’une personne font ce qui est approprié dans des conditions convenables » [9]. L’homme juste est celui dont l’action obéit à certains principes d’harmonie et de raison entre ses différentes parties de l’âme, principes qui ont comme conséquence d’engendrer en lui le plaisir et le bonheur. Et en même temps, l’État juste est le contexte qui permet le déploiement complet des facultés rationnelles de l’homme, de manière que « Platon finit par dire qu’il importe peu que l’État idéal juste ne soit qu’un modèle "dressé dans le ciel" ; ce qui compte, c’est le rôle qu’il joue pour faire advenir la justice dans l’individu » [10].

Pour J. Annas, la réflexion philosophico-politique de Platon nous entraîne vers une conception radicale de la justice et de l’éthique, dans laquelle il est question non pas d’une adhésion aveugle et irréfléchie à des règles et à des normes morales abstraites et vides, mais, bien plus profondément, d’une forme de pratique enracinée dans le réel et capable d’agir directement sur l’individu. La justice nous fait comprendre qu’il vaut mieux agir en suivant les lois de la raison et de l’intelligence (la meilleure partie de nous-mêmes), en évitant tous les actes qui peuvent nuire ou dérégler notre individualité ; comme le dit J. Annas, l’objectif de Platon dans la République « est de montrer que la justice est une exigence intelligible faite à la nature humaine, qu’elle est conforme aux potentialités dont nous disposons pour mener une vie créative et épanouissante, au lieu de celle que nous aurions probablement si nous consacrions nos potentialités à suivre un ensemble arbitraire d’exigences extérieures. La justice m’apportera une vie satisfaisante - si je fonctionne bien comme le devrait faire tout être humain » [11].

L’interprétation de J. Annas nous permet de comprendre comment la République de Platon, si souvent considéré comme un texte purement philosophique et très éloigné des problématiques réelles de son temps, est en réalité un véritable dispositif conceptuel placé au cœur de la vie politique et culturelle de la cité d’Athènes, dans lequel Platon s’interroge sur des questions qui mettent directement en jeu l’individu et son rapport à la communauté : le sens et la valeur des décisions collectives vis-à-vis des pratiques singulières, l’apport de chacun à la constitution d’un bien commun, la relation entre les formes des savoirs partagées (l’éducation) et les formes de connaissance spécialisées (les mathématiques, la philosophie). L’ouvrage de Platon peut donc être considéré non seulement comme un système théorique qui fonde et justifie une démarche particulière de connaissance (la philosophie), mais aussi comme un « dialogue » ouvert aux contributions et aux problématiques les plus riches et les plus fécondes de l’Athènes du lVème siècle.

En poursuivant sa réflexion consacrée à l’étude de la philosophie de Spinoza (Spinoza contra Hegel, Avec Spinoza), Pierre Macherey, avec son dernier texte, donne le coup d’envoi pour une relecture complète des cinq parties de l’Éthique, en commençant par la cinquième partie (De Libertate), dans laquelle Spinoza achève formellement le système, en ouvrant, en même temps, la démarche spéculative en direction d’une ontologie de la praxis et de la libération de notre puissance d’agir. Le De libertate se présente donc comme un système dans un système, puisque Spinoza y reprend tous les thèmes développés dans les parties précédentes, mais en le considérant dans une perspective radicalement pratique, fondée sur la notion de puissance, c’est-à-dire de la capacité dont dispose l’homme pour s’affranchir des limites imposées par la force des affects. « Toutes les analyses de la cinquième partie de l’Éthique, écrit P. Macherey, sont donc rattachées aux implications de la notion cruciale de puissance (potentia) qui est inscrite au point crucial de son intitulé : il s’agit avant tout de savoir ce que peut l’homme, en tant qu’il est naturellement porteur d’une certaine puissance de connaître et de comprendre, et, en le sachant, d’identifier les conditions dans lesquelles il est en mesure de faire tout ce qu’il « peut » en vue de sa libération, et rien au-delà » [12].

Le déploiement de la puissance se réalise toujours à partir de conditions bien déterminées, les affects ; ce qui signifie que le fondement de De libertate est constitué par le De Servitute (IVème partie) et que la définition de la liberté en tant que puissance ne peut jamais faire abstraction de l’expérience réelle dans laquelle l’homme vit et agit. C’est pour cette raison que Spinoza, dans la préface de la Vème partie, adresse un certain nombre de critiques aux philosophies morales des stoïciens et de Descartes, car elles représentent un des exemples parmi les plus célèbres d’une éthique fondée sur la volonté et sur la tentative d’assujettir les affects à une force externe et indépendante. Ce qu’entend par contre montrer Spinoza est la possibilité de définir une éthique qui soit « la réalisation naturelle d’une puissance qui se libère en libérant tout ce qu’il est en elle de faire, en tant que cause déterminée à produire des effets qui soient naturellement ses propres effets » [13].

L’éthique, telle que Spinoza la conçoit, comme expression de la puissance, n’est pas le résultat d’une négation ou d’un contrôle des affects à travers la volonté, mais elle est plutôt la compréhension et l’affirmation des causes réelles qui nous font agir. La liberté est la réalisation pratique d’une « dynamique tendancielle » ayant comme sujet la puissance : cela veut dire que la liberté éthique se construit par degrés, à travers le jeu complexe des affects et la stratégie différenciée des passions. La liberté définie par la puissance n’est pas un état entièrement nouveau, un saut par rapport à la servitude décrite dans la quatrième partie, mais elle est une construction graduelle et patiente d’une attitude dans laquelle s’intègrent les composantes les plus diverses. La réalisation complète de la puissance - la vertu -, est le résultat d’une composition pratique dans laquelle les élans positifs de l’âme sont constamment modérées par les limites et les obstacles des passions.

La lecture de P. Macherey traverse point par point toute la cinquième partie, en considérant toutes les articulations et tous les passages décisifs qui, de la condition de servitude de la quatrième partie, nous amènent jusqu’au déploiement maximal de la puissance comme béatitude et exercice de la vertu. En analysant d’une manière détaillée toutes les propositions, P. Macherey nous montre comment, au fur et au mesure qu’il avance, le procédé systématique de Spinoza crée un réseau conceptuel capable de donner un sens et une direction rationnelle à l’expérience affective, en permettant ainsi la libération de la puissance pratique sous les formes éthiques de la vertu et de la béatitude.

Dans les premières vingt propositions de la cinquième partie, Spinoza illustre le processus qui conduit l’âme à maîtriser l’affectivité à travers une méthode rationnelle capable de produire des affects nouveaux, plus puissants que les précédents, et grâce auxquels il est possible d’augmenter notre puissance d’agir. « En ramenant le projet libératoire sur le terrain du possible, Spinoza fait du même coup comprendre que l’affectivité, qui est une dimension parfaitement naturelle, et même plus naturelle de toutes, de notre fonctionnement psychique, n’a rien en soi qui doive nous inquiéter sur le fond : elle n’est nocive que par ses excès incontrôlés ; et c’est là précisément qu’intervient la connaissance rationnelle » [14].

Et c’est justement dans ce rapport entre affectivité et rationalité que la fonction de l’imagination se révèle essentielle. En effet, Spinoza nous montre comment le processus de régulation de la vie affective ne peut pas se réaliser qu’en s’appuyant sur le fonctionnement constructif et positif de l’imagination. Contrôler les affects ne signifie pas, pour Spinoza, les limiter ou les réprimer, mais se servir de l’imagination afin d’augmenter notre puissance mentale ; « Il s’agit non pas d’imaginer moins, écrit P. Macherey, mais au contraire d’insuffler à cette activité une plus grande énergie, c’est-à-dire d’y appliquer davantage notre puissance mentale, en la pratiquant de manière moins distraite et inattentive, c’est-à-dire moins mécanique » [15]. Il s’agit en effet de faire en sorte que l’imagination cesse de se représenter les choses comme libres, donc en tant que sources de doute, et les considère par contre comme nécessaires, autrement dit comme parties du réseau conceptuel construit par l’âme dans son effort de connaissance. Or, « par cette stratégie concertée, l’âme est mise sur la voie d’une complète réorganisation de son fonctionnement, allant dans le sens d’un renforcement de son activité, puisque sont progressivement écartés les obstacles qui freinent son activité. Sont ainsi installées les procédures d’une libération mentale conduisant l’âme vers des formes d’expression maximale de sa puissance propre, qui est la puissance de penser » [16].

Cela ne veut pas pour autant dire que le processus de « libération » concerne seulement les idées de l’âme : même le corps doit être compris dans la stratégie progressive de rationalisation de la puissance d’agir. C’est pour cette raison que Spinoza affirme qu’il est nécessaire de donner au corps des règles de vie capables de seconder et de soutenir les activités de l’âme. La fin de cette « éducation » consiste à parvenir à une conduite active de l’âme et du corps, fondée sur la joie qui découle de la connaissance rationnelle de nos affects. En d’autres termes, il faut, selon Spinoza, que nos actions et nos activités prennent le dessus sur nos expériences négatives du passé, toujours dans le perspective d’un élargissement maximal de notre capacité d’agir. Le résultat est que l’âme, « au terme de ce processus dynamique, considère à la fois un maximum de choses, en associant entre elles toutes les images de choses possibles : alors elle est en mesure de rapporter tout ce qui lui arrive, en tant qu’elle est idée d’un corps, à l’idée de Dieu, c’est-à-dire à l’idée de tout ce qui existe par la seule nécessité de sa nature » [17].

Spinoza n’entend pas démontrer, avec son argumentation, l’existence de Dieu, mais plutôt illustrer le processus qui conduit l’âme et le corps à une compréhension de la nécessité de la substance, et cela à travers une connaissance de plus en plus rationnelle et approfondie de la vie affective. C’est pour cela que Spinoza affirme, dans la proposition XV, que ce mouvement conjoint de l’âme et du corps nous conduit à un amour envers Dieu, parce que Dieu n’est pas représenté à partir d’une démarche abstraite et idéale, mais « atteint aux prix d’une procédure extensive, d’allure non pas déductive mais inductive, qui, sans quitter le terrain de l’imagination et de l’expérience, finit par intégrer la représentation de toutes les cause extérieures dans celle d’une cause unique, vers laquelle l’âme oriente progressivement toutes ses préoccupations affectives, dans une perspective qui, jusqu’au bout, reste celle de l’amour envers une chose » [18].

Cette première partie du De Libertate (Prop. XX.) s’achève avec la définition d’une ontologie collective, c’est-à-dire d’une ontologie dans laquelle la pratique individuelle est associée à la pratique générale des autres individus, dans l’effort commun de comprendre rationnellement les affects. Cela veut dire que, en joignant l’exercice de l’affectivité à l’amour de Dieu, il possible de construire une expérience large et partagée, dans laquelle le perfectionnement individuel de la puissance d’agir se lie d’une manière intense et profonde au perfectionnement collectif et commun, afin de créer un contexte interindividuel fondé sur l’affirmation singulière de la liberté et de la joie.

Dans la deuxième partie du De Libertate, Spinoza laisse apparemment de côté la tractation de la vie affective pour se concentrer directement sur la puissance de l’âme. Et cette considération de la puissance de l’âme se dépolie autour de deux notions fondamentales : l’éternité et la connaissance de troisième genre [19]. Comme le montre clairement P. Macherey, ces deux notions correspondent à l’extension maximale de la puissance cognitive de l’âme, sans pour autant compromettre sa dimension affective. En analysant les propositions 21-23, dans lesquelles il est question de la vie éternelle de l’âme, P. Macherey affirme que « il y a une véritable expérience de l’éternité, et celle-ci est quelque chose de l’âme elle-même, qui touche à son essence... L’éternité à laquelle l’âme accède par cette expérience est une éternité présente, éprouvée, non sous la forme d’une réminiscence ou d’une espérance, au passé ou au futur, mais directement, à travers la saisie adéquate de son objet » [20]. L’éternité dont parle ici Spinoza n’est pas une notion temporelle, elle est plutôt l’appréhension parfaite et adéquate d’une nécessité (Dieu), l’identification avec un objet qui n’est ni possible ni contingent.

Cette appréhension est justement le troisième genre de connaissance, lequel, selon P. Macherey, se présente comme une pratique cognitive qui nous permet de comprendre que Dieu et les choses singulières sont une seule et même chose ; « comprendre Dieu, ce n’est précisément rien d’autre que cela : c’est pousser notre effort de compréhension des choses singulières jusqu’au point où cette compréhension s’identifie complètement à celle de la nature divine dont toutes ces choses dépendent et dont elles sont les expressions nécessaires » [21]. La connaissance de troisième genre est la réalisation complète de la puissance de l’âme, elle correspond pleinement à la dynamique progressive et tendancielle du conatus ; elle appartient donc à la nature même des choses, et elle n’est pas une d’expérience mystique, située au-delà de nos capacités et de nos possibilités. Le troisième genre de connaissance permet ainsi à l’âme de parvenir à l’amour intellectuel de Dieu, grâce auquel elle participe directement à l’éternité et à l’infinité de Dieu, « c’est-à-dire qu’elle se comprend et s’affirme comme la figure concrète, limitée et déterminée, de cette infinité. Ainsi est réalisée une synthèse complète du fini et de l’infini » [22].

L’extension maximale de la puissance de connaître conduit l’âme à une unité profonde avec la puissance infinie de Dieu : en connaissant les choses singulières dans leur nécessité, nous aimons en même temps Dieu, parce que nous comprenons qu’il est la cause effective de tout ce qui se produit dans notre vie ; notre puissance singulière est désormais une partie active de la puissance infinie de Dieu. C’est dans la perspective progressive d’une augmentation de sa propre puissance d’agir que l’âme atteint sa libération, autrement dit sa béatitude, laquelle se réalise en concordance avec l’action du corps, réintroduit par Spinoza juste à la fin de l’Éthique. Au moment de son plus haut déploiement, la puissance de l’âme retrouve la puissance du corps, et c’est ici que les deux puissances deviennent une seule et même chose : la béatitude comme vertu.

Comme le dit Spinoza lui-même dans la proposition XLII, « la béatitude n’est pas le prix de la vertu, mais la vertu elle-même », c’est-à-dire, écrit P. Macherey, que « la béatitude et la vertu sont deux noms différents pour une seule et même chose : la béatitude se confond avec l’exercice effectif de la vertu, qui libère progressivement l’âme de toutes les entraves empêchant le plein épanouissement de sa puissance immanente » [23].

Or, la puissance immanente est celle du sage, qui n’est pas, pour Spinoza, celui qui suit des règles morales abstraites, mais celui qui vit activement dans le monde et qui établit avec les autres individus des rapports de plus en plus riches et différenciés. La liberté du sage consiste en une affirmation pratique de la puissance d’agir et de connaître, qui se réalise et s’exprime directement dans le domaine multiforme de l’expérience. Sa vertu est un « mouvement expansif » qui découle de la connaissance adéquate des lois nécessaires de la nature, grâce à laquelle le sage peut constamment dépasser les limites imposées à son action par les effets d’une connaissance inadéquate.

Au terme de son ouvrage, P. Macherey met clairement en lumière le caractère essentiellement pratique de la vertu, qui permet ainsi de fonder un rapport étroit entre l’éthique et la politique, entre l’activité rationnelle de l’individu et les formes associatives interindividuelles. Ce qu’entend démontrer P. Macherey dans son interprétation est justement la centralité, dans l’Éthique, de l’idée de puissance comme conatus et activité, comme capacité de créer et de produire constamment des nouveaux rapports et des nouveaux liens, afin d’atteindre la liberté et la béatitude ; « autrement dit, il revient à chacun de développer autant que possible la puissance d’être et d’agir qui est en lui, mentalement et corporellement, et ceci de manière à parvenir à la forme concrète de perfection pour laquelle il est fait » [24].

L’ensemble des notions clé de l’Éthique (nécessité, perfection, éternité, liberté) peut donc être reconduit à l’idée plus générale de conatus, qui est aussi l’idée, selon P. Macherey, au centre de la cinquième partie, souvent considérée par les interprètes excessivement abstraite par rapport à la troisième et à la quatrième partie. L’objectif de P. Macherey est justement d’indiquer un parcours interprétatif dans lequel l’idée de conatus résulte comme l’horizon ontologique de toute forme de pratique et de connaissance. Dans la cinquième partie, Spinoza n’a pas oublié les contenus d’expériences considérées dans les parties précédentes (les affects, l’imagination, la société, la politique), il en a simplement donné une nouvelle définition, en les situant sur un niveau différent : la puissance de l’âme. C’est elle qui détermine un élargissement et un accroissement de toutes nos pratiques, cognitives, affectives, politiques et sociales.

Celle-ci est la raison pour laquelle la cinquième partie de l’Éthique provoque une véritable ouverture du système, dans laquelle l’ontologie devient l’affirmation même de l’immanence, la production puissante de pratiques positives de libération, grâce auxquelles la singularité se constitue et se définit dans la perspective libre et libérée de la communauté interindividuelle.


[1J. Annas, Introduction à la République de Platon, PUF, 1994

[2P. Macherey, Introduction à l’Ethique de Spinoza. La cinquième partie, PUF, 1994

[3. La première édition de ce texte date de 1981 : An introduction to Plato’s « Republic », New-York - Oxford, Oxford University Press.

[4J. Annas, Introduction à la " République " de Platon, Paris, PUF, 1995, p. 95.

[5Ib., p. 97.

[6Ib., p. 133.

[7J. Annas, op. cit., pp. 238-239.

[8J. Annas, op. cit., p. 380.

[9Ib., p. 397.

[10Ib., p. 403.

[11Ib., pp. 415-417.

[12P. Macherey, Introduction à !’Éthique de Spinoza. La cinquième partie, Paris, PUF, 1994, p. 31.

[13Ib., p. 36.

[14Ib., p. 65.

[15Ib., p. 71.

[16Ib., p. 77.

[17Ib., pp. 87-88.

[18Ib., pp. 90-91.

[19Pour ce qui concerne la notion d’éternité chez Spinoza et son rapport à la puissance d’agir et l’expérience, cf. P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, Paris, PUF, 1994.

[20P. Macherey, op. cit., pp. 131-132.

[21Ib., p. 135.

[22Ib., p. 167.

[23Ib., p. 203.

[24Ib., p. 188.

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