"Lire l’Ethique de Spinoza", par Pierre Macherey

  • 21 avril 2004

C’est un fait incontournable que, dans l’ensemble de la littérature philosophique, l’Éthique de Spinoza constitue un cas isolé sans antécédents ni conséquents, un véritable hapax, en raison de son mode d’exposition très particulier qui appelle des procédures de lecture inhabituelles, spécialement adaptées à la forme « géométrique » de son discours. Il se trouve que cette forme, dont le choix a été à maintes reprises contesté sur le fond, a aussi été le plus souvent interprétée comme une sorte d’habillage, voire même de déguisement superfétatoire, susceptible au mieux d’être pris comme un signal exprimant la volonté de rigueur conforme à un certain idéal rationnel dont, de fait, il révélerait surtout la rigidité et l’étroitesse : bref, quelque chose d’intermédiaire entre une lubie et un tic obsessionnel étrangers à la vraie pensée philosophique et à la vie qui anime celle-ci en profondeur. De là la tendance de la plupart des commentateurs, pratiquement universelle jusqu’à Gueroult et Matheron, à ignorer systématiquement cette forme d’exposition, en refusant tout simplement d’entrer dans la logique de discours qui lui est propre : et, dans les conditions fixées par ce refus, le travail du commentaire consisterait simplement à décoder le texte écrit par Spinoza, en en retraduisant les thèmes principaux dans le langage ordinaire des philosophes, comme si les philosophes avaient jamais parlé un même langage qui fût le langage commun de la philosophie, et comme si l’orientation propre à leur démarche intellectuelle ne s’était pas à chaque fois distinguée en instaurant une forme d’écart par rapport à l’usage réputé normal du discours, c’est-à-dire tout simplement en pratiquant, au sens propre du mot « style », un style de pensée à chaque fois approprié à leurs prises de positions théoriques : l’inimitable marque de fabrique qui fait immédiatement reconnaître une page écrite par Descartes, par Bergson ou par Sartre, pour s’en tenir à des auteurs d’expression française.

Il est devenu aujourd’hui évident, et c’est probablement l’un des principaux apports de ces quarante dernières années à l’histoire du spinozisme, que cette attitude n’est plus praticable. On prête de plus en plus attention, et non seulement dans le cas particulier de Spinoza, au fait que les philosophes ont chacun leur mode d’expression dont la maîtrise est indispensable pour avoir accès au contenu de leur pensée, et que, en conséquence, en vue de les comprendre il est d’abord nécessaire d’apprendre leur langue, d’en contrôler les règles d’usage, et en premier lieu la terminologie et la syntaxe, de manière à reparcourir le ou les plans de discours sur lesquels leur intervention philosophique se déploie dans toute son envergure complexe. Pour le dire dans d’autres termes, on prend progressivement distance par rapport à l’interprétation autrefois dominante des philosophies en tant que « visions du monde » qui les ramène au niveau de grands systèmes d’idées, on serait presque tenté de parler d’idéologies, dont les conceptions, on serait presque tenté de dire les opinions, flottent librement dans un espace abstrait délivré des conditions de la discursivité. Bref, on revient aux textes, et c’est à même leurs modes de textualité ou de textualisation qu’on entreprend d’en déchiffrer les significations théoriques, ainsi rematérialisées par la médiation de l’écriture, ce qui permet du même coup de s’interroger objectivement sur les relations que ces significations entretiennent avec les traditions historiques et culturelles étudiées par ailleurs par l’histoire des idées, dont l’apport est indispensable pour reconstituer le contexte dans lequel prennent place les interventions de la philosophie et où elles produisent pratiquement, toujours en situation, leurs effets.

Les précédentes considérations ne concernent pas que l’Éthique, mais elles s’appliquent à elle particulièrement. Il n’est plus permis en effet de considérer que les idées de Spinoza seraient susceptibles d’être appréhendées pour elles-mêmes, hors texte, indépendamment des figures discursives que Spinoza a spécialement élaborées en retravaillant des modèles empruntés à la géométrie, en vue de faire opérer ces modèles selon l’ordre de nécessité qui définit leur vérité dans ce que celle-ci a de propre : leur vérité, et non pas une vérité idéale pouvant être déterminée dans l’absolu, en fonction d’autres critères de validation que ceux dont elle est directement porteuse sur le plan même de son expression. Verum index sui : cette formule doit valoir aussi pour le type de vérité que la philosophie de Spinoza est en mesure de communiquer à partir des modes d’expression qui la signifient spécifiquement en la distinguant.

Mais c’est ici qu’intervient une difficulté particulière, liée à la singularité absolue du mode d’exposition mis en oeuvre par Spinoza, mode d’exposition à propos duquel il faut bien comprendre qu’il est inséparable du contenu doctrinal qu’il produit davantage encore qu’il ne le véhicule ou le transmet : car il est manifeste que ce contenu n’est en rien préalable aux conditions de sa communication mais s’engendre au fur et à mesure qu’opèrent ces conditions. Si le texte de l’Éthique fait sens, ce sens suppose, pour être appréhendé, qu’on fasse effectivement retravailler, au présent d’une pensée en acte, les modèles argumentatifs à partir desquels il est engendré. Et, d’ailleurs, peut-être est-ce là que se trouve le principal effet que Spinoza voulait tirer de son dispositif démonstratif : mettre en quelque sorte son lecteur au pied du mur, en l’amenant à reprendre de l’intérieur le mouvement de pensée qu’il avait entrepris de promouvoir, pour le faire lui-même fonctionner, au lieu d’en prendre simplement connaissance à distance, de manière désengagée, sans s’y impliquer. Si on y réfléchit bien, il y a là quelque chose qui, avec des moyens certes différents, apparente Spinoza à Descartes, et au Descartes « analytique » des Méditations, qui, lui aussi, attend, et même requiert de son lecteur qu’il entre dans la pratique de pensée dont la possibilité est inscrite dans l’ordre de son discours, en en réactivant personnellement la dynamique. Cette remarque est d’ailleurs l’occasion de lever une ambiguïté concernant le géométrisme de Spinoza. A l’arrière-plan de celui-ci, on a souvent cru déceler une conception contraignante du jeu de la pensée, appuyée sur un détournement des procédures de preuve exploitées par les mathématiques : le dogmatisme d’une pensée de l’absolue nécessité s’autorisant ainsi du retour de la formule rituelle « Q. E. D. » (quod erat demonstrandum) pour opérer une projection fictive de son idéal de rigueur qui ne trouverait en dernière instance son appui que dans les mots et dans les seuls mots. Or, cette interprétation au premier degré des figures de la démonstrativité passe sans doute à côté de ce que Spinoza a voulu faire comprendre au sujet de l’automate spirituel qui, comme « automate » précisément, est une machine dont les mouvements n’obéissent à aucune manipulation extérieure mais au contraire suivent librement des lois de sa seule nature, en fonction de la productivité intellectuelle propre à son organisation et aux potentialités dont celle-ci est porteuse. Autrement dit, en mettant en oeuvre les figures textuelles de la démonstrativité, on peut parler à ce propos d’une véritable rhétorique, Spinoza n’aurait voulu, au sens propre, rien « démontrer », mais, ce qui est tout autre chose, réaliser le dispositif d’une pensée en exercice ou à l’exercice, d’une pensée en marche, au sens où « marche » l’automate, pensée qui prend position non pas en se confrontant à des idées déjà toutes formées, et qui s’offriraient à elle comme des peintures muettes sur un tableau, mais en s’assimilant au processus de formation de ces idées, ce qui est le seul moyen pour en éprouver la validité.

Ceci compris, l’exercice de pensée que Spinoza nous propose d’effectuer à partir de son texte apparaît comme un exercice de liberté, le seul envisageable, soit dit en passant, dans le cadre proposé à une « éthique ». Contrairement à la version vulgaire qui en est souvent proposée, l’ordo geometricus n’est donc en rien une forme qui obligerait la pensée en la soumettant à la prédétermination de vérités déjà toutes faites ; mais, tout à l’inverse, il incite la pensée à éprouver par elle-même la validité d’un cheminement démonstratif en reprenant les étapes de sa progression, ce qui implique en permanence une interrogation sur la possibilité de modifier l’allure de ce cheminement : car c’est au sens fort de l’expression que Spinoza nous demande de refaire ses démonstrations, non seulement dans la perspective de les reproduire à l’identique, mais en vue d’en examiner l’agencement en reconstituant les conditions de cet agencement, ce qui laisse à tout moment ouverte la possibilité de proposer d’autres démonstrations, et éventuellement, par ce biais, d’infléchir le contenu spéculatif de thèses philosophiques que ces démonstrations ne viennent pas uniquement confirmer après coup, mais que leur marche présente en cours d’engendrement, à l’état naissant en quelque sorte, saisies au point où, se formant, elles sont susceptibles d’être transformées, ce qui est la condition de leur réappropriation. Et penser ou philosopher « avec Spinoza », ce n’est au fond rien d’autre que cela.

En clair, cela signifie que l’automate spirituel, ce n’est pas le texte de l’Éthique mais la pratique de pensée qui le fait librement jouer, en s’insérant dans le réseau complexe de sa discursivité . On n’insistera jamais assez sur le fait que la philosophie de Spinoza procède selon les modalités d’une pensée en réseau, qui ne se laisse pas ramener à la linéarité d’un discours univoque allant tout droit devant soi, et comme inexorablement, dans le sens de la recherche de la vérité. C’est pourquoi extraire de la philosophie de Spinoza quelques énoncés partiels, considérés comme des molécules de signification susceptibles d’être transportées telles quelles hors de leur milieu de formation pour formuler à leur propos une appréciation concernant la valeur de vérité de ces énoncés considérée dans l’absolu, comme si, étant issus d’une sorte de création ex nihilo, ils pouvaient être appréhendés frontalement, c’est retirer à ces énoncés leur consistance propre, celle qu’ils revêtent à l’intérieur de l’ensemble dont ils ont été détachés, pour leur prêter une portée générale directement référable à un contenu susceptible d’être identifié n’importe quand par n’importe qui, sans qu’il soit du tout tenu compte des conditions de son énonciation, qui est en conséquence assimilée à une procédure de révélation inconditionnée, du type de celle dont on crédite ordinairement, et sans doute abusivement, le discours de la science. Par exemple, se demander si Spinoza a raison ou tort d’affirmer que « la substance est première en nature par rapport à ses affections » (E I, prop. 1), ou que « deux substances ayant des attributs différents n’ont rien de commun entre elles » (E I, prop. 2), sans prendre connaissance du fait que ces thèses s’insèrent à une place bien déterminée dans le déroulement d’un processus argumentatif où les notions de substance, d’attribut et d’affection revêtent des valeurs originales, non immédiatement assimilables à celles qu’elle peuvent avoir chez d’autres auteurs, ni non plus directement référables à un contenu objectif dont elles seraient le substitut conforme, c’est se condamner à passer à côté du message très particulier communiqué par ces propositions dont la signification n’apparaît, et n’est susceptible d’être discutée, qu’à l’intérieur de la structure rationnelle complexe définie par l’économie globale du texte auquel elles appartiennent.

Procéder à l’extraction qui vient d’être évoquée, dépouiller des contenus de pensée de la forme rationnelle qui les enveloppe, c’est bien sûr dénier au texte de Spinoza sa structure propre, avec son style d’exposition , qui, à un examen plus attentif de son fonctionnement, ne repose pas seulement sur l’utilisation d’un modèle uniforme d’argumentation repris à la mathématique, mais joue du contraste systématiquement installé entre différents plans de discours qui s’imbriquent entre eux sans qu’on puisse les ramener à la linéarité univoque d’un propos continu, du type de celui suivi par Descartes dans ses Méditations Métaphysiques : thèses qui énoncent des principes ou des propositions principales ou adjacentes, séquences démonstratives qui greffent des énoncés démontrables sur d’autres énoncés démontrables ou non démontrables, scolies qui commentent librement ce parcours raisonné en en dégageant, au fur et à mesure de son déroulement, les enjeux fondamentaux, ce qui amène à les replacer dans une perspective critique et polémique. Lire l’Ethique de Spinoza, c’est être en permanence attentif à ces ruptures de ton, à ces passages d’un niveau de discours à un autre, dans la mesure où ceux-ci signifient la dynamique propre à une pensée qui, c’est le pari de Spinoza, s’efforce de reproduire à l’identique, et peut-on dire dans son épaisseur complexe, le mouvement causal à travers lequel la réalité elle-même considérée sous tous ses aspects, donc dans son infinie complexité, s’effectue, c’est-à-dire se produit. Rien n’interdit bien sûr de discuter, voire même de récuser, cette prétention à vrai dire extraordinaire de reconstituer, sous la forme de son épure rationnelle, le discours du réel, et non seulement de tenir un discours sur le réel ramené à des critères d’intelligibilité garantis par la référence au sujet pensant, ce qui constitue en dernière instance l’enjeu du débat qui oppose Descartes et Spinoza : et il est clair que ce débat, au-delà de la confrontation des constructions doctrinales propres à ces auteurs, engage deux conceptions de la philosophie elle-même, c’est-à-dire deux manières de faire de la philosophie, selon qu’on se place au point de vue de la pensée finie ou à celui d’une pensée infinie, en faisant parler l’homme, ce que fait Descartes, ou en faisant parler « Dieu », c’est-à-dire le principe originaire qui constitue le tout de la réalité, ce que prétend faire Spinoza. C’est pourquoi l’exposition géométrique, loin d’être chez Spinoza l’effet d’une lubie frivole ou peu sensée, est consubstantielle à sa manière de penser, l’une et l’autre devant en conséquence être admises ou récusées en bloc. Ce que Spinoza a trouvé dans la géométrie, ce n’est pas en effet un dispositif formel dont le fonctionnement assurerait infailliblement l’accès à la vérité, ce qui aurait été d’une considérable naïveté, mais un langage permettant de déployer le discours sur la totalité de niveaux qui, en dernière instance, restituent la structure même de la réalité, et la font parler, au lieu de simplement parler à son sujet en suivant le fil mince d’un discours continu au long duquel le sujet de ce discours est soucieux avant tout de tenir certains engagements qu’il s’est imposés à lui-même.

Ceci compris, il devient possible de retrouver un accès au texte de l’Éthique, de manière à restituer aux conceptions philosophiques défendues par son auteur leur enracinement effectif. Car l’exposé géométrique, s’il fait obstacle à une compréhension directe du message philosophique communiqué par Spinoza, en rend par ailleurs l’étude plus aisée, pour autant que soit restituée à cette étude sa dimension effective et objective d’un travail de pensée systématiquement conduit en observant les règles qui en conditionnent le déroulement. S’il est vain de chercher à tirer seulement de la lecture de l’Ethique des vues brèves résumant un point de vue sur la réalité ramené à ses lignes essentielles, ce que d’ailleurs Spinoza ne s’interdit pas de faire à l’occasion au détour de certains scolies, c’est que cette lecture suppose au contraire une démarche « prolixe », c’est le mot utilisé par Spinoza lui-même, dont le parcours accidenté et irrégulier s’inscrit à l’intérieur d’un réseau complexe de déterminations dont l’organisation causale ne peut être uniformément simplifiée. En commentant de manière suivie le texte de l’Éthique, comme je l’ai fait dans les cinq volumes de mon Introduction à l’Éthique de Spinoza, j’ai donc entrepris de lui appliquer des opérations dont la nature peut être suggérée à l’aide de métaphores empruntées à la technique de la photographie : d’abord, en prenant le texte, tel que Spinoza nous l’a transmis, comme une sorte de négatif, j’ai essayé, en l’éclairant, d’en « tirer » sur un nouveau papier une image positive, ce que j’ai fait en réalisant simultanément un agrandissement de cette image, à une échelle approximative de dix pour un (en gros, 2. 000 pages de commentaire pour 200 pages de texte). Or ces opérations techniques étaient précisément rendues possibles, ou du moins beaucoup plus aisées, par le mode de composition du texte initial, le négatif de l’image qui, une fois tirée a pu être ensuite agrandie : le découpage de plans de discours nettement contrastés correspondant à des séquences énonciatives susceptibles d’être scrutées l’une après l’autre, à condition que soit respectée l’exigence incontournable de replacer ces séquences dans la pluralité de leurs enchaînements qui confèrent au discours philosophique sa texture complexe, permet en effet de prendre exactement la mesure du texte écrit par Spinoza, d’effectuer un repérage systématique de son mode de composition et de progression, comme s’agissant d’un pays inconnu dont on voudrait dresser la carte, et par là même de faire fonctionner ce dispositif en reprenant à sa source l’expérience de pensée dont il est l’enclencheur.

Ceci supposait que le texte de l’Éthique soit lu dans son intégralité comme s’il formait un tout autosuffisant, sans antécédents (ses « sources » ou ses « références ») ni conséquents (toute la tradition interprétative qui s’est surajoutée et finalement incorporée au texte et définit pour nous le médium incontournable à travers lequel nous l’abordons aujourd’hui). Le parti pris de commenter l’Éthique sans faire intervenir de références extérieures empruntées à l’histoire de la pensée philosophique ou à celle de ses traditions interprétatives est bien sûr discutable, voire contestable, et l’entreprise de la lecture à vue d’un texte philosophique pris au simple mot de son exposition ne va pas de soi, et ne peut constituer qu’une première approche, un simple repérage préalable de son dispositif théorique.

Il faut en effet prendre conscience du fait que la lecture d’un texte philosophique s’inscrit dans un déroulement temporel qui, à la fois, la traverse de l’intérieur et la déborde sur ses limites.

D’une part cette lecture ne peut être instantanée, mais, très concrètement, prend un certain temps (la rédaction d’un commentaire perpétuel de l’Éthique m’a pris exactement cinq ans), au cours duquel il ne va pas de soi de maintenir vis-à-vis du texte étudié un rapport permanent : faire effort pour comprendre un texte philosophique, c’est simultanément accomplir un travail sur soi qui, par les transformations qu’il induit, réagit en retour sur cette compréhension dont les conditions ne peuvent être tout à fait les mêmes à la fin qu’au début ; et c’est pourquoi aussi l’opération de lecture est proprement inachevable, car, lorsqu’elle se termine, il faudrait pouvoir la relancer sur de nouveaux cycles dont elle a impulsé le mouvement : on n’en a jamais fini avec un texte comme l’Éthique, dont on ne saurait faire complètement et définitivement le tour.

C’est aussi la raison pour laquelle la lecture d’un texte qui occupe un certain temps, et il faut en tenir compte comme de l’une de ses conditions pratiques, prend place dans un déroulement temporel qui la dépasse en amont comme en aval. D’une part, l’auteur du texte était lui-même un lecteur de textes, et non le créateur d’un discours absolument autoréférentiel, et en conséquence la compréhension de sa pensée nécessite la prise en compte de ses antécédents historiques qui, bien au-delà du statut généralement reconnu à des « sources » ou à des « influences », interviennent dans le processus de son élaboration et en éclairent les orientations. D’autre part, le texte produit dans de telles conditions ne s’offre pas, une fois réalisé, qu’à une seule lecture qui en refermerait définitivement la signification, mais il incite une dynamique de réflexion dont les effets théoriques se prolongent bien au-delà de l’époque qui l’a vu paraître ; et cette dynamique de réflexion, en s’incorporant à de nouveaux textes, produit une tradition interprétative, elle-même formée de lignées divergentes, ce qui en déploie la signification tendanciellement à l’infini en la projetant dans un espace de problématisation où ses conditions d’intelligibilité apparaissent démultipliées. Dans ces conditions, il est clair qu’il ne suffit pas de proposer de l’Éthique un commentaire littéral, qui l’extrait artificiellement de l’histoire dans laquelle il a sa place assignée.

Pour conclure cet exposé, référons-nous à une analyse proposée par G.G. Granger, qui, s’agissant d’évaluer la validité d’une philosophie donnée, distingue les deux attitudes suivantes :

« L’une est celle de l’historien de la philosophie qui, quand il ne se veut pas simplement chroniqueur, s’efforce de restituer pour lui-même, plus ou moins consciemment, l’univers de pensées qui a pu constituer le noyau de l’expérience que le philosophe a voulu interpréter. Le travail de l’historien n’est rendu possible que par la reconnaissance et l’adoption implicite de ce vécu. Il consistera dès lors à suivre et à expliciter l’organisation de son sens, à en montrer les enchaînements plus cachés, à en découvrir également les lacunes ou les points obscurs. Son but est alors de comprendre, et il doit nécessairement s’y complaire.

L’autre attitude est celle qu’on pourrait dire du "consommateur", si l’usage du mot n’apparaissait comme ici déplacé. Le lecteur du philosophe cherche alors à confronter l’organisation de significations qu’on lui propose avec les contenus de sa propre expérience. Il met à l’épreuve le système en l’appliquant et en le transposant pour son propre compte, en reconnaît à cet effet l’adéquation ou l’insuffisance, acceptant délibérément le risque de modifier ou de méconnaître la portée originaire des concepts philosophiques de son auteur.

Et l’une et l’autre de ces attitudes peuvent être alternativement et légitimement adoptées ; l’une et l’autre sont également des formes d’activité philosophique prenant appui sur l’œuvre d’un maître. Elles ne sont, assurément, ni neutres, ni "objectives", au sens où ces mots seraient applicables à une description de la pensée scientifique. Ou du moins pourrait-on dire que la seule objectivité qui aurait ici un sens consisterait en le ferme et lucide distinction de ces deux registres de lecture. » (G. G. Granger, Pour la connaissance philosophique, Paris, éd. Odile Jacob, 1988, p. 22.)

Selon les deux options qui sont ainsi distinguées, il s’agit de prendre la mesure de ce que dit un texte, au double sens de l’appréhension exacte de son contenu et d’une appréciation concernant la pertinence de ce contenu. Toute la question serait alors de savoir s’il est fatal de présenter ces deux options, ainsi que paraît le faire G. G. Granger, comme les termes d’une alternative tranchée. Ne faut-il pas au contraire les concevoir comme les pôles d’un même processus qui les associe en effectuant entre elles un équilibre provisoire, tirant tantôt dans un sens davantage que dans l’autre ? Je propose d’appeler « lecturation » ce processus dont la dynamique instable et inachevable trouve son principe et son moteur dans le texte lu, l’opération de lecture ayant en permanence à redéfinir son point d’application quelque part entre les deux objectifs de sens contraire, également impossibles à atteindre dans l’absolu, d’une lecture minimale et d’une lecture maximale, dont l’intervalle balise le champ à l’intérieur duquel s’effectuent les expériences de pensée dont ce processus est inséparable. Il est clair qu’en proposant une Introduction à l’Éthique de Spinoza, c’est plutôt dans le sens de la première démarche que je me suis engagé ; mais, si je l’ai fait, c’est avec la claire conscience que cette démarche ne se suffisait pas à elle-même et, en conséquence, ne présentait pas un caractère exclusif, parce qu’elle devait elle-même prendre place dans la dynamique d’un processus de réflexion plus large et, en fait comme en droit, inachevable : comprendre Spinoza, penser avec Spinoza, et ainsi, sous un certain biais, certo ac determinato modo, faire de la philosophie.

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