Traité politique, I, §3

  • 7 septembre 2004


Et certes je suis pleinement persuadé que l’expérience a montré tous les genres de Cité qui peuvent se concevoir et où les hommes vivent en paix, en même temps qu’elle a fait connaître les moyens par lesquels il faut diriger la multitude, c’est-à-dire la contenir dans certaines limites. De sorte que je ne crois pas qu’il soit possible de déterminer par la pensée un régime qui n’ait pas encore été éprouvé et qui cependant puisse, mis à l’essai, ou en pratique, ne pas échouer. Les hommes en effet sont faits de telle sorte qu’ils ne puissent vivre sans une loi commune. Or les règles communes et les affaires publiques ont été l’objet de l’étude d’hommes d’esprit très pénétrant, habiles ou rusés, qui ont établi des institutions et en ont traité. Il n’est donc pas croyable que nous concevions jamais un procédé quelconque de gouvernement qui puisse être d’usage dans une société et dont aucun modèle ne se soit encore rencontré et que des hommes, s’occupant des affaires communes et veillant à leur propre sécurité, n’aient pas aperçu [1].


Et certes, quant à moi, je suis très-convaincu que l’expérience a déjà indiqué toutes les formes d’État capables de faire vivre les hommes en bon accord et tous les moyens propres à diriger la multitude ou à la contenir en certaines limites ; aussi je ne regarde pas comme possible de trouver par la force de la pensée une combinaison politique, j’entends quelque chose d’applicable, qui n’ait déjà été trouvée et expérimentée. Les hommes, en effet, sont ainsi organisés qu’ils ne peuvent vivre en dehors d’un certain droit commun ; or la question des droits communs et des affaires publiques a été traitée par des hommes très-rusés, ou très-habiles, comme on voudra, mais à coup sûr très-pénétrants, et par conséquent il est à peine croyable qu’on puisse concevoir quelque combinaison vraiment pratique et utile qui n’ait pas été déjà suggérée par l’occasion ou le hasard, et qui soit restée inconnue à des hommes attentifs aux affaires publiques et à leur propre sécurité.


Et sane mihi plane persuadeo, experientiam omnia civitatum genera, quae concipi possunt, ut homines concorditer vivant, et simul media, quibus multitudo dirigi seu quibus intra certos limites contineri debeat, ostendisse ; ita ut non credam, nos posse aliquid, quod ab experientia sive praxi non abhorreat, cogitatione de hac re assequi, quod nondum expertum compertumque sit. Nam homines ita comparati sunt, ut extra commune aliquod ius vivere nequeant ; iura autem communia et negotia publica a viris acutissimis, sive astutis sive callidis, instituta et tractata sunt ; adeoque vix credibile est, nos aliquid, quod communi societati ex usu esse queat, posse concipere, quod occasio seu casus non obtulerit, quodque homines communibus negotiis intenti suaeque securitati consulentes, non viderint.


[1La même idée se trouve chez Aristote, Les Politiques, 1264a 1-5 : « Nous devons, il ne faut pas non plus l’ignorer, prendre en compte le fait que pendant ce long laps de temps, ces nombreuses années, un tel système (Aristote parle ici de la République de Platon) ne serait pas resté ignoré s’il était si bon que cela. Car presque tout a déjà été découvert, même si dans certains cas les systèmes n’ont pas été recueillis, et si dans d’autres cas ils sont connus mais ne sont pas appliqués. » (trad. Pellegrin)

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