Traité politique, VII, §01

  • 21 mars 2005


Après avoir énoncé les principes fondamentaux d’un État monarchique, j’ai entrepris de les démontrer avec ordre et, il faut le noter en premier lieu, il n’est nullement contraire aux précédents que les institutions soient si fermement établies que le roi lui-même ne les puisse abolir. Les rois de Perse étaient honorés comme des dieux, et cependant ils n’avaient pas le pouvoir de changer les lois établies ainsi qu’il ressort du livre de Daniel, chapitre VI [1]. Et nulle part, que je sache, un monarque n’est élu sans qu’il y ait des conditions expresses mises à l’exercice du pouvoir. Cela en vérité n’est contraire ni à la raison, ni à l’obéissance absolue due au roi, car les principes fondamentaux de l’État doivent être regardés comme des décrets éternels du roi, de telle façon que ses serviteurs lui obéissent en réalité quand ils refusent d’exécuter les ordres donnés par lui parce qu’ils sont contraires aux principes fondamentaux de l’État. Nous pouvons montrer cela clairement par l’exemple d’Ulysse. Les compagnons d’Ulysse exécutaient son commandement quand, attaché au mât du navire et séduit par le chant des Sirènes, il leur ordonnait, en leur prodiguant des menaces, de le détacher. Et c’est une marque de bon esprit donnée par lui que les remerciements qu’il adressa plus tard à ses compagnons pour avoir obéi à sa volonté première [2]. Les rois aussi ont accoutumé de donner aux juges comme instructions qu’ils rendent la justice sans acception de personnes, sans même avoir égard au roi lui-même si, dans quelque cas particulier, il leur ordonnait quelque chose qui fût contraire à la loi établie. Les rois en effet ne sont pas des dieux, mais des hommes qui se laissent souvent séduire au chant des Sirènes [3]. Si tout dépendait donc de la volonté inconstante d’un seul, il n’y aurait rien de fixe. Un État monarchique doit, pour être stable, être réglé de telle sorte que tout y soit fait par le seul décret du roi, c’est-à-dire que toute loi exprime une volonté du roi, mais non que toute volonté du roi ait force de loi. (Voir sur ce point les §§ 3, 5 et 6 du chapitre précédent.)


Traduction Saisset :

Après avoir exposé les conditions fondamentales du gouvernement monarchique, j’entreprends maintenant de les démontrer dans un ordre méthodique. Je commencerai par une observation importante, c’est qu’il n’y a aucune contradiction dans la pratique à ce que les lois soient constituées d’une manière si ferme que le Roi lui-même ne puisse les abolir. Aussi bien les Perses avaient coutume d’honorer leurs rois à l’égal des dieux, et pourtant ces rois n’avaient pas le pouvoir de révoquer les lois une fois établies, comme on le voit clairement par le chapitre VI de Daniel ; et nulle part, que je sache, un monarque n’est élu d’une manière absolue sans certaines conditions expresses. Au surplus, il n’y a rien là qui répugne à la raison, ni qui soit contraire à l’obéissance absolue due au souverain ; car les fondements de l’État doivent être considérés comme les décrets éternels du Roi, de sorte que si le Roi vient à donner un ordre contraire aux bases de l’État, ses ministres lui obéissent encore en refusant d’exécuter ses volontés. C’est ce que montre fort bien l’exemple d’Ulysse. Les compagnons d’Ulysse, en effet, n’exécutaient-ils pas ses ordres, quand, l’ayant, attaché au mât du navire, alors que son âme était captivée par le chant des Sirènes, ils refusèrent de rompre ses liens, malgré l’ordre qu’il leur en donnait avec toute sorte de menaces ? Plus tard, il les remercia d’avoir obéi à ses premières recommandations, et tout le monde a reconnu là sa sagesse. A l’exemple d’Ulysse, les rois ont coutume d’instituer des juges pour qu’ils rendent la justice, et ne fassent aucune acception de personnes, pas même de la personne du Roi, dans le cas où le Roi viendrait à enfreindre le droit établi. Car les rois ne sont pas des dieux, mais des hommes, souvent pris au chant des Sirènes. Si donc toutes choses dépendaient de l’inconstante volonté d’un seul homme, il n’y aurait plus rien de fixe. Et par conséquent, pour constituer d’une manière stable le gouvernement monarchique, il faut que toutes choses s’y fassent en effet par le seul décret du Roi, c’est-à-dire que tout le droit soit dans la volonté expliquée du Roi, ce qui ne signifie pas que toute volonté du Roi soit le droit. (Voyez sur ce point les articles, 5 et 6 du précédent chapitre.)


Imperii monarchici fundamentis explicatis eadem hic ordine demonstrare suscepi ; ad quod apprime notandum est, praxi nullo modo repugnare, quod iura adeo firma constituantur, quae nec ab ipso rege aboleri queant. Persae enim reges suos inter deos colere solebant, et tamen ipsi reges potestatem non habebant iura semel instituta revocandi, ut ex Daniele 1) patet ; et nullibi, quod sciam, monarcha absolute eligitur, nullis expressis conditionibus. Imo nec rationi, nec obedientiae absolutae, quae regi debetur, repugnat. Nam fundamenta imperii veluti regis aeterna decreta habenda sunt, adeo ut eius ministri ei omnino obediant, si, quando aliquid imperat, quod imperii fundamentis repugnat, mandata exsequi velle negent. Quod exemplo Ulissis clare explicare possumus 2). Socii enim Ulissis ipsius mandatum exsequebantur, quando navis malo alligatum et cantu Syrenum mente captum religare noluerunt ; tametsi id modis multis minitando imperabat, et prudentiae eiusdem imputatur, quod postea sociis gratias egerit, quod ex prima ipsius mente ipsi obtemperaverint. Et ad hoc Ulissis exemplum solent etiam reges iudices instruere, ut scilicet iustitiam exerceant, nec quemquam respiciant, nec ipsum regem, si quid singulari aliquo casu imperaverit, quod contra institutum ius esse noverint. Reges enim non dii, sed homines sunt, qui Syrenum capiuntur saepe cantu. Si igitur omnia ab inconstanti unius voluntate penderent, nihil fixum esset. Atque adeo imperium monarchicum, ut stabile sit, instituendum est, ut omnia quidem ex solo regis decreto fiant, hoc est, ut omne ius sit regis explicata voluntas ; at non ut omnis regis voluntas ius sit, de quo vide art. 3., 5. et 6. praeced. cap.


[1Daniel, chap.6, 16 : « Mais les gens revinrent s’empresser auprès du roi en disant : “Sache, ô roi, que selon la loi des Mèdes et des Perses aucun interdit ou édit porté par le roi ne peut être révoqué”. »

[2Voyez Homère, Odyssée, XII.

[3Voyez Traité théologico-politique, chap. XVII, §4 : "Car tous, gouvernants et gouvernés, sont des hommes, à savoir des êtres enclins à préférer le plaisir au travail."

Dans la même rubrique

Traité politique, VII, §02

Il faut noter ensuite qu’en posant ces principes fondamentaux il est nécessaire de tenir le plus grand compte des affections auxquelles sont (...)

Traité politique, VII, §03

Que l’office de celui qui détient le pouvoir soit de connaître toujours la situation de l’État, à condition de veiller au salut commun, et de (...)

Traité politique, VII, §04

Mais la nature humaine est ainsi faite que chacun cherche toujours avec la plus grande ardeur ce qui lui est utile à lui-même, que les lois (...)

Traité politique, VII, §05

Il est certain en outre qu’il n’est personne qui n’aime mieux gouverner qu’être gouverné ; personne ne cède volontairement le commandement à un (...)

Traité politique, VII, §06

Si je n’avais à cœur d’être bref je montrerais ici les autres grands avantages de ce conseil ; j’en indiquerai un seul qui me paraît être de la (...)

Traité politique, VII, §07

On ne peut contester que la majorité de ce conseil n’aura jamais le désir de faire la guerre, mais au contraire aura un grand zèle pour la paix (...)

Traité politique, VII, §08

Une autre disposition de grande importance contribue à la paix et à la concorde, c’est que nul citoyen ne possède de biens fixes (voir le § 12 (...)

Traité politique, VII, §09

Il ne peut être douteux que nul ne concevra jamais la pensée de corrompre le conseil par des présents. Car si, parmi un si grand nombre d’hommes (...)

Traité politique, VII, §10

Que de plus les membres du conseil, une fois qu’il aura été établi, ne puissent être ramenés à un nombre moindre, nous le verrons sans peine si (...)

Traité politique, VII, §11

Le roi donc, soit qu’il redoute la masse de la population ou veuille s’attacher la majorité des citoyens armés, soit que par générosité il ait (...)

Traité politique, VII, §12

Le roi à lui seul ne peut en effet tenir tous les citoyens par la crainte, son pouvoir, nous l’avons dit, repose sur le nombre des soldats, plus (...)

Traité politique, VII, §13

Pourquoi il ne faut pas que les conseillers du roi soient élus à vie, mais pour trois, quatre ou cinq ans au plus, cela ressort clairement aussi (...)

Traité politique, VII, §14

Dans nulle Cité autre que celle qui est organisée de la sorte, le roi ne peut attendre plus de sécurité. Outre, en effet, qu’un roi que ses (...)

Traité politique, VII, §15

Les autres principes que nous avons posés dans le chapitre précédent sont, comme nous le ferons voir en son lieu, de nature à engendrer pour le (...)

Traité politique, VII, §16

Il est hors de doute que les citoyens sont d’autant plus puissants et conséquemment d’autant plus leurs propres maîtres, qu’ils ont de plus (...)

Traité politique, VII, §17

C’est pour cette même raison, pour que les citoyens demeurent leurs propres maîtres et gardent leur liberté, que la force armée doit être (...)

Traité politique, VII, §18

J’ai dit que les citoyens devaient être divisés en clans et que chacun d’eux devait nommer le même nombre de conseillers afin que les villes (...)

Traité politique, VII, §19

A l’état de nature il n’est rien que chacun puisse moins défendre et dont il puisse moins s’assurer la possession, que le sol et tout ce qui (...)

Traité politique, VII, §20

Pour que les citoyens soient égaux autant que possible, il faut que soient réputés nobles ceux-là seuls qui sont issus du roi. Mais s’il était (...)

Traité politique, VII, §21

Que les juges doivent être assez nombreux pour qu’un particulier ne puisse gagner par des présents la majorité d’entre eux, qu’ils doivent (...)

Traité politique, VII, §22

Nous avons dit qu’il ne fallait donner aucune rétribution à la milice : la plus haute récompense de la milice, c’est la liberté. A l’état de (...)

Traité politique, VII, §23

Je crois connu de soi ce qui a été dit au § 32 du chapitre précédent sur l’admission des étrangers au nombre des citoyens. Je pense en outre que (...)

Traité politique, VII, §24

Sur les principes énoncés aux §§ 34 et 35 du chapitre précédent, il ne peut y avoir de contestation. Il est facile de démontrer que le roi ne (...)

Traité politique, VII, §25

La forme de l’État doit demeurer la même et en conséquence le roi doit être unique, toujours du même sexe, et le pouvoir doit être indivisible . (...)

Traité politique, VII, §26

Nul ne peut transférer à un autre le droit d’avoir une religion, c’est-à-dire d’honorer Dieu. Mais nous avons traité amplement ce point dans les (...)

Traité politique, VII, §27

Peut-être cet écrit sera accueilli par le rire de ceux qui restreignent à la plèbe seule les vices inhérents à tous les mortels : dans la plèbe (...)

Traité politique, VII, §28

Les militaires stipendiés, c’est-à-dire pliés à la discipline, sachant supporter le froid et la faim, ont accoutumé de mépriser la foule des (...)

Traité politique, VII, §29

Je reconnais d’ailleurs qu’il n’est guère possible de tenir secrets les desseins de pareil État. Mais tous doivent reconnaître avec moi que (...)

Traité politique, VII, §30

Bien que nul État que je sache n’ait eu les institutions exposées ci-dessus, nous pourrions cependant montrer même par l’expérience que cette (...)

Traité politique, VII, §31

Notre conclusion sera donc que le peuple peut conserver sous un roi une ample liberté, pourvu que la puissance donnée au roi ait pour mesure la (...)