Traité politique, VII, §12

  • 22 mars 2005


Le roi à lui seul ne peut en effet tenir tous les citoyens par la crainte, son pouvoir, nous l’avons dit, repose sur le nombre des soldats, plus encore sur leur valeur et leur fidélité, et cette fidélité est toujours constante parmi les hommes quand ils sont liés par un besoin commun, qu’il soit honorable ou non. De là cette coutume qu’ont les rois d’user plutôt de stimulants que de contrainte à l’égard des soldats, d’être plus indulgents pour leurs vices que pour leurs vertus, et la plupart du temps, pour mieux dominer les meilleurs, de rechercher les hommes paresseux et corrompus, de les distinguer, de leur accorder argent et faveurs, de leur serrer la main, de les caresser, et par désir de dominer, de multiplier les marques de servilité [1]. Pour que les citoyens donc soient mis au premier rang par le roi, et pour qu’ils restent leurs propres maîtres autant que le permet l’état civil ou l’équité, il est nécessaire que la force armée soit composée d’eux seuls et qu’ils soient seuls à entrer dans les conseils. Au contraire ils seront entièrement sous le joug et des principes de guerre perpétuelle seront posés sitôt que l’on permettra l’introduction de soldats mercenaires dont le métier est la guerre et dont la force grandit dans la discorde et les séditions.


Traduction Saisset :

Le Roi ne peut, en effet, à lui seul, contenir tous les citoyens par la crainte ; sa puissance, comme nous l’avons dit, s’appuie sur le nombre des soldats, et plus encore sur leur courage et leur fidélité, vertus qui ne se démentent jamais chez les hommes, tant que le besoin, honnête ou honteux, les tient réunis. D’où il arrive que les rois ont coutume d’exciter plus souvent les soldats que de les contenir, et de dissimuler plutôt leurs vices que leurs vertus ; et on les voit la plupart du temps, pour opprimer les grands, rechercher les gens oisifs et perdus de débauche, les distinguer, les combler d’argent et de faveurs, leur prendre les mains, leur jeter des baisers, en un mot, faire les dernières bassesses en vue de la domination. Afin donc que les citoyens soient les premiers objets de l’attention du Roi et qu’ils s’appartiennent à eux-mêmes autant que l’exige la condition sociale et l’équité, il est nécessaire que l’armée soit composée des seuls citoyens et que ceux-ci fassent partie des Conseils. C’est se mettre sous le joug, c’est semer les germes d’une guerre éternelle que de souffrir que l’on engage des soldats étrangers pour qui la guerre est une affaire de commerce et qui tirent leur plus grande importance de la discorde et des séditions.


Nam rex solus omnes metu continere nequit. Sed ipsius potentia, ut diximus, nititur militum numero, et praecipue eorundem virtute et fide, quae semper inter homines tamdiu constans erit, quamdiu indigentia, sive haec honesta, sive turpis sit, copulantur. Unde fit, ut reges incitare saepius milites, quam coërcere, et magis eorum vitia, quam virtutes dissimulare soleant, et plerumque, ut optimos premant, inertes et luxu perditos inquirere, agnoscere, pecunia aut gratia iuvare, prehensare manus, iacere oscula et omnia servilia pro dominatione agere. Ut itaque cives a rege prae omnibus agnoscantur, et quantum status civilis sive aequitas concedit, sui iuris maneant, necesse est, ut militia ex solis civibus componatur, et ut ipsi a consiliis sint ; et contra eos omni no subactos esse et aeterni belli fundamenta iacere, simulatque milites auxiliares duci patiuntur, quorum mercatura bellum est, et quibus in discordiis et seditionibus plurima vis.


[1Voyez Tacite, Histoires, I, XXXVI : « Othon de son côté, tendant les mains vers la foule, saluait respectueusement, envoyait des baisers, faisait, pour devenir maître, toutes les bassesses d’un esclave. »

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