02 - TTP - chap.I - §§ 6-20 : Les moyens de la révélation : les paroles et les figures.
[6] Tout ce cependant qui peut être dit de ces causes et moyens, doit être tiré de la seule Écriture. Que pouvons-nous dire en effet sur des choses dépassant les limites de notre entendement hors ce qu’ont transmis les Prophètes eux-mêmes, soit oralement, soit par écrit ? Et n’ayant aujourd’hui nuls Prophètes, que je sache, il ne nous reste qu’à dérouler les volumes sacrés à nous laissés par les Prophètes ; avec la précaution toutefois de n’admettre rien en pareille matière ou de ne rien attribuer aux Prophètes qu’ils n’aient clairement professé eux-mêmes. Il faut ici observer toutefois que les Juifs ne font jamais mention de causes moyennes, c’est-à-dire particulières, et n’en ont point souci mais recourent toujours à Dieu par religion, piété ou, comme on dit vulgairement, dévotion. Si, par exemple, ils gagnent quelque argent dans un marché, ils disent que cet argent leur a été apporté par Dieu ; s’il leur arrive de désirer quelque objet, que Dieu a disposé leur cœur d’une certaine façon ; et s’ils pensent quelque chose, que Dieu leur a parlé. Il ne faut donc pas voir une prophétie et une connaissance surnaturelle partout où l’Écriture dit que Dieu a parlé, mais seulement où elle affirme expressément qu’il y a eu prophétie et révélation, ou que cela ressort des circonstances du récit.
[7] En parcourant donc les livres sacrés, nous verrons que ce que Dieu a révélé aux Prophètes l’a été par des paroles, des figures ou par ces deux moyens à la fois, c’est-à-dire des paroles et des figures. Et il s’agit ou bien de paroles et de figures réellement perçues, existant en dehors de l’imagination du Prophète qui entend ou voit, ou bien de signes imaginaires, l’imagination du Prophète étant ainsi disposée, même dans la veille, qu’il lui semblât clairement entendre ou voir quelque chose.
a. §§ 8-13 : Révélations par des paroles.
[8] Par exemple Dieu a révélé à Moïse par une parole réellement perçue les lois qu’il voulait qui fussent prescrites aux Hébreux, comme cela est établi par l’Exode (chap. XXV, v.22), et je serai auprès de toi et te parlerai de cette partie de la table recouvrant l’arche qui est entre deux chérubins, ce qui montre que Dieu a usé d’une voix réellement perçue, puisque Moïse trouvait là, toutes les fois qu’il le voulait, Dieu prêt à lui parler. Et, comme je le montrerai, seule cette parole par où fut prononcée la loi, a été une parole réellement perçue.
[9] Je serais tenté de considérer comme réelle la voix par laquelle Dieu appela Samuel parce qu’il est dit dans Samuel (I, chap. III, dernier verset) : et de nouveau Dieu apparut à Samuel dans Silo, car Dieu se manifesta à Samuel dans Silo par la parole de Dieu ; comme si l’auteur disait : l’apparition de Dieu à Samuel consista seulement en ce que Dieu se manifesta a lui par la parole, ou en ce que Samuel entendit Dieu lui parler. Toutefois, obligés comme nous sommes de distinguer entre la prophétie de Moïse et celle des autres Prophètes, il nous faut dire nécessairement que cette voix entendue par Samuel fut imaginaire ; et cela peut être conclu aussi de ce qu’elle reproduisait la voix d’Héli, que Samuel avait le plus accoutumé d’entendre et qu’il était par suite plus disposé à imaginer ; car, appelé trois fois par Dieu, il crut l’être par Héli.
[10] La voix qu’entendit Abimélech fut imaginaire, car il est dit (Genèse, chap. XX, v. 6) : et Dieu lui dit en songe, etc. Ce n’est donc pas pendant la veille, mais seulement dans son sommeil (c’est-à-dire au moment où l’imagination est le plus portée à imaginer des choses qui ne sont pas) qu’il put imaginer la volonté de Dieu.
[11] Suivant l’opinion de quelques Juifs, les paroles du Décalogue ne furent pas prononcées par Dieu, mais ils croient que les Israélites entendirent seulement un bruit sans nulles paroles prononcées, et, pendant que durait ce bruit, perçurent par la pensée pure les lois du Décalogue. Moi-même j’ai été tenté de juger ainsi, voyant que le texte des Dix Commandements dans l’Exode diffère de celui du Deutéronome ; d’où semble résulter (puisque Dieu a parlé une fois seulement) que le Décalogue ne prétend pas enseigner les propres paroles de Dieu, mais seulement leur sens. Si cependant nous ne voulons pas faire violence à l’Écriture, il faut de toute façon accorder que les Israélites ont entendu une voix réelle. Car il est dit expressément (Deut., chap. v, v. 4) . Dieu vous a parlé face à face, etc. ; c’est-à-dire comme deux hommes ont accoutumé de se communiquer leurs idées par l’intermédiaire de leurs corps. Nous nous conformerons donc mieux à l’Écriture en croyant que Dieu a créé réellement une voix par laquelle il a révélé le Décalogue. Quant à la raison pour laquelle les mots et les manières de dire diffèrent d’un livre à l’autre, voir le chapitre VIII.
[12] Toute difficulté n’est cependant pas levée de la sorte. Car il semble bien contraire à la raison d’admettre qu’une chose créée, dépendant de Dieu en la même manière que les autres, puisse en son propre nom exprimer ou expliquer l’essence ou l’existence de Dieu matériellement ou en paroles ; à savoir en disant à la première personne : Je suis Jéhovah votre Dieu. A la vérité, si quelqu’un dit avec la bouche : j’ai connu, nul ne croira que la bouche a connu, mais bien l’âme de l’homme qui parle ; comme toutefois la bouche appartient à la nature de cet homme, et qu’en outre celui à qui il parle n’est pas sans avoir perçu la nature de l’entendement, il conçoit facilement par comparaison avec lui-même l’âme de celui dont il entend la parole. Mais étant donné des hommes qui ne connaissaient Dieu que de nom et désiraient lui parler pour acquérir la certitude de son existence, je ne vois pas comment satisfaction a été donnée à leur demande par une créature (n’ayant pas avec Dieu d’autre rapport que les autres choses créées et n’appartenant pas à sa nature) parce qu’elle a dit Je suis Dieu. Je le demande en vérité : si Dieu avait tordu les lèvres de Moïse, que dis-je de Moïse ? d’une bête quelconque, de façon à en exprimer ces mots, à leur faire dire : je suis Dieu, auraient-ils connu par là l’existence de Dieu ?
[13] De plus il semble formellement affirmé par l’Écriture que Dieu lui-même a parlé (après être descendu à cet effet du ciel sur la montagne Sinaï) et que les Juifs ne l’ont pas seulement entendu, mais que les Chefs l’ont aussi vu (voir Exode, chap. XXIV). Et la Loi révélée à Moïse, cette loi intangible qui, sans addition ni retranchement, constitua le droit de la Patrie, n’a pas prescrit de croire que Dieu fût incorporel ni qu’il n’eût ni forme imaginable, ni figure ; elle a enjoint seulement de croire qu’il y a un Dieu, d’avoir foi en lui et de l’adorer seul ; et, pour qu’on ne s’écartât point de son culte, de ne lui point prêter une figure fictive et de n’en façonner aucune. N’ayant pas vu en effet la figure de Dieu, les Juifs ne pouvaient en façonner aucune qui reproduisit Dieu ; elle eût reproduit nécessairement une chose créée, vue par eux et autre que Dieu ; dès lors, s’ils adoraient Dieu à travers cette image, ils devaient penser non à Dieu, mais à la chose reproduite et rendre enfin à cette chose l’honneur et le culte de Dieu. Il y a plus, l’Écriture indique clairement que Dieu a une figure visible et que Moïse, au moment où il entendait Dieu lui parler, l’aperçut sans qu’il lui fût donné cependant d’en voir autre chose que sa partie postérieure. Je ne doute donc pas qu’il n’y ait là un mystère dont nous parlerons plus longuement par la suite. Je continuerai maintenant de montrer les endroits de l’Écriture indiquant les moyens par où Dieu a révélé aux hommes ses décrets.
b. §§14-15 : Révélations par figures seules.
[14] Qu’une révélation par des figures visibles seules a eu lieu, cela est manifeste par le premier livre des Paralipomènes (chap. XXI) où Dieu montre à David sa colère par le moyen d’un ange tenant un glaive en main. De même pour Balaam. A la vérité, Maïmonide et d’autres veulent que cette histoire (et toutes celles qui racontent l’apparition d’un ange comme l’histoire de Manué, d’Abraham pensant immoler son fils, etc.) soient arrivées pendant le sommeil, et nient que personne ait pu voir un ange les yeux ouverts, mais c’est un simple bavardage ; ils n’ont eu d’autre souci que de torturer l’Écriture pour en tirer les billevesées d’Aristote et leurs propres fictions ; ce qui est bien selon moi l’entreprise la plus ridicule du monde.
[15] En revanche, ce n’est point par des images réelles, mais par des images dépendant de la seule imagination du Prophète que Dieu a révélé à Joseph sa future suprématie.
c. §§16-17 : Révélations par images et figures.
[16] C’est par des images et des paroles qu’il a révélé à Josué qu’il combattrait pour les Israélites : il lui montra un ange porteur d’un glaive comme chef de l’armée, et il le lui avait révélé aussi par des paroles, et Josué l’avait appris de l’Ange. A Isaïe également (comme il est raconté au chapitre VI) il fut représenté par des figures que la providence de Dieu abandonnait le peuple ; son imagination lui montra Dieu trois fois saint sur un trône très élevé et les Israélites souillés par la boue de leurs péchés et comme plongés dans le fumier, extrêmement éloignés de Dieu par conséquent. Il connut par là le très misérable état présent du peuple, et les calamités futures lui furent révélées par des paroles qui étaient comme prononcées par Dieu. A cet exemple je pourrais en ajouter beaucoup d’autres pris dans les Écritures sacrées, si je ne les croyais assez connus de tous.
[17] Tout cela est confirmé clairement par un texte des Nombres (chap. XII, vs. 6 et 7) où il est dit : Si quelqu’un de vous est un Prophète de Dieu, je me révélerai à lui dans une vision (c’est-à-dire par des figures visibles et des signes à déchiffrer car, pour la Prophétie de Moïse, il dit qu’elle est une vision sans obscurité) ; je lui parlerai en songe (c’est-à-dire qu’il n’entendra pas des paroles et une voix réelles) ; mais à Moïse je ne me révèle pas ainsi ; je lui parle de la bouche à la bouche et dans une vision mais non par énigmes et il aperçoit l’image de Dieu ; c’est-à-dire il parle avec moi en me voyant comme un compagnon et sans épouvante, ainsi qu’on le voit dans l’Exode (chap. XXXIII, v. 17). Il faut donc admettre comme non douteux que les autres Prophètes n’ont pas entendu une voix réelle ; et cela est confirmé encore davantage par le Deutéronome (chap. XXXIV, v. 10) où il est dit : et il n’y eut (proprement il ne se leva) jamais aucun Prophète d’Israël qui comme Moïse connût Dieu face à face, il faut entendre par la voix seulement, car Moïse lui-même n’avait jamais vu la face de Dieu (Exode, chap. XXXIII).
d. §§18-20 : La voix du Christ
[18] Je ne trouve pas dans l’Écriture sainte que Dieu se soit communiqué aux hommes par d’autres moyens que ceux-là ; il ne faut donc, comme nous l’avons montré ci-dessus, en forger ou en admettre d’autres d’aucune sorte. Et nous connaissons à la vérité que Dieu peut se communiquer aux hommes immédiatement, car, sans employer de moyens corporels d’aucune sorte, il communique son essence à notre âme : toutefois pour qu’un homme perçût par l’âme seule des choses qui ne sont point contenues dans les premiers fondements de notre connaissance et n’en peuvent être déduites, il serait nécessaire que son âme fût de beaucoup supérieure à l’âme humaine et la dépassât beaucoup en excellence. Je ne crois donc pas qu’aucun se soit élevé au-dessus des autres à une telle perfection si ce n’est le Christ à qui les décisions de Dieu qui conduisent les hommes au salut, ont été révélées, sans paroles ni visions, immédiatement ; de sorte que Dieu s’est manifesté aux apôtres par l’âme du Christ, comme autrefois à Moïse par le moyen d’une voix aérienne. La voix du Christ peut donc être appelée Voix de Dieu comme celle qu’entendait Moïse. En ce sens nous pouvons dire que la Sagesse de Dieu, c’est-à-dire une sagesse supérieure à l’humaine, a revêtu dans le Christ la nature humaine, et que le Christ a été la voie du salut.
[19] Je dois avertir ici toutefois qu’en ce qui concerne la manière de voir de certaines Églises au sujet du Christ, je m’abstiens totalement d’en parler et ne nie pas ce qu’elles affirment, car j’avoue de bonne grâce que je ne le conçois pas. Ce que j’ai affirmé ci-dessus, je le conjecture d’après l’Écriture même. Je n’ai lu nulle part en effet que Dieu fût apparu au Christ ou lui eût parlé, mais que Dieu s’est révélé aux Apôtres par le Christ et que le Christ est la voie du salut, et enfin que la loi ancienne a été transmise par un Ange et non immédiatement par Dieu, etc. Si donc Moïse parlait avec Dieu face à face, comme un homme avec un compagnon (c’est-à-dire par le moyen de leurs deux corps), le Christ, lui, a communiqué avec Dieu d’âme à âme.
[20] Nous affirmons donc que, sauf le Christ, personne n’a reçu de révélation de Dieu sans le secours de l’imagination, c’est-à-dire sans le secours de paroles et d’images, et en conséquence que, pour prophétiser, point n’est besoin d’une pensée plus parfaite, mais d’une imagination plus vive, comme je le montrerai plus clairement dans le chapitre suivant.