"Actualité de Spinoza", par Saverio Ansaldi

I.

" Dans l’histoire de la pratique collective, il y a des moments où l’être dépasse le devenir. L’actualité de Spinoza consiste avant tout en ceci : l’être ne veut pas s’assujettir à un devenir qui ne détient pas la vérité " (A. Negri, Spinoza subversif. Variations (in) actuelles, Paris, Kimé, 1994, p.9). Placée au cœur du XVIIe siècle - le siècle de la crise baroque, du désenchantement poétique et de la mise en question des fondements de la politique classique -, la pensée de Spinoza est négation ontologique de la crise et affirmation de la puissance de l’être, "elle est le plein de l’être contre le vide du devenir. Spinoza est de nouveau Ursprung, source, saut originel, et non plus anomalie. L’horizon actuel de la crise modifie en effet tous les termes du travail théorique " [1]. Permanence de la crise, donc ; et, par conséquent, permanence de Spinoza : avec sa machine ontologique et son appareil conceptuel. Spinoza n’est plus anomalie [2], mais, bien plus profondément, actualité indépassable, expression réelle du travail de libération accompli par l’éthique, par la production de sens, singulière et collective, qui est la raison d’être de toute éthique de libération. (Voir aussi, sur ce thème de l’actualité, P. Macherey, L’actualité philosophique de Spinoza. Heidegger, Adorno, Foucault, dans P. Macherey, Avec Spinoza, Paris, PUF, 1992). Chez Spinoza, nous assistons ainsi à la fondation d’une ontologie radicale qui devient l’horizon même de la constitution de la puissance politique ; c’est ce que A. Negri montre à propos du TP [3], c’est-à-dire dans l’ouvrage où Spinoza pose " la fondation de la pensée politique démocratique de l’Europe moderne" [4]. Une démocratie axée sur le concept de multitudo et qui se déploie avant tout comme expression de la puissance collective ; c’est une démocratie " qui fonde une action collective dans le développement des puissances individuelles, qui construit sur cette base des rapports politiques et qui libère immédiatement de l’esclavage des rapports de production. En formant le monde, la puissance des individus forme également le monde social et politique. La démocratie, c’est la fondation du politique " [5]. Dans la lecture de Negri, donc, le concept de démocratie chez Spinoza constitue la réponse la plus radicale à la catégorie de crise, véritable norme de la pensée politique moderne, et cela car " la démocratie est la forme d’expression la plus haute de la société. Elle est la forme la plus vaste dans laquelle la société naturelle s’exprime comme société politique" [6]. Il n’est pas possible, selon Negri, de séparer, chez Spinoza, l’éthique et la politique : en effet, " le spinozisme politique reste une éthique - une éthique de la puissance, une politique du contre-pouvoir, un projet de construction juridique et constitutionnelle qui vise la destruction de toute négativité et la construction positive de la liberté de tous" [7]. C’est la puissance collective de la multitudo qui alimente sans cesse l’horizon ouvert de la démocratie, comme " source continue de soi-même", affirmation et production de liberté.

Il est intéressant de remarquer, à ce propos, comme cette idée de démocratie, en tant que potestas constituens, est présente chez un auteur apparemment très éloigné de Spinoza comme C. Schmitt ; en effet, comme le montre M. Walter (Carl Schmitt et Baruch Spinoza, dans Spinoza au XXe siècle, sous la direction de O. Bloch, Paris, PUF, 1993), " dans la pensée de Spinoza, Schmitt retient surtout le mouvement, toujours inachevé dans son principe, de bas en haut, c’est-à-dire de la puissance de la multitude jusqu’aux institutions politiques. Il la démarque aussi de celle de Hobbes - ce qui ne cadre pas avec la vision que l’on a ordinairement du rapport entre Hobbes et Spinoza dans l’histoire des idées politiques" [8]. Selon M. Walther, le concept de puissance, tel que l’élabore Spinoza, représente un arrière-plan théorique d’une importance considérable afin de comprendre l’interprétation schmittienne de la démocratie moderne, comme théorie de la souveraineté du peuple. Et ce n’est pas un hasard si Spinoza intervient, sans être cité, dans la troisième édition de Der Begriff des Politischen (1933), juste après la prise du pouvoir par Hitler, autrement dit après une profonde crise politique marquée, d’une manière décisive, par la dichotomie ami - ennemi.

En même temps, toujours dans les années ’30 en Allemagne, nous assistons à un silence paradoxal sur Spinoza, en particulier chez Heidegger ; et pourtant, selon
E. Balibar, " il y avait pour lui, chez Spinoza, ample matière à réflexion et à discussion " (E. Balibar, Heidegger et Spinoza, dans Spinoza au XXe siècle, op. cit.). Pourquoi donc ce silence ? Pourquoi ne pas inclure Spinoza dans l’histoire de la métaphysique occidentale ou dans la critique systématique de l’ontothéologie ? Le seul texte dans lequel Heidegger considère la pensée de Spinoza d’une manière suffisamment approfondie est le cours sur Schelling (1936). Et cela effectivement n’est pas étonnant, puisque la philosophie de la liberté de Schelling se construit et se déploie dans une confrontation directe avec la pensée de Spinoza. Ce que Heidegger retient de Spinoza est avant tout la notion de système, dont le philosophe hollandais a fourni la forme la plus achevée de la philosophie moderne ; toutefois, continue Heidegger, le système de Spinoza, en étant un système éthique, est régressif par rapport à Descartes [9], c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à la grande ligne métaphysique de saint Thomas, Suarez, Descartes, Leibniz et Kant. De cette manière, la philosophie de Spinoza représente, pour Heidegger, un système déterminé dans le cadre de l’ontologie moderne, qui se situe à côté du développement réel de l’ontothéologie occidentale. Et, de l’avis de E. Balibar, c’est justement cette position de Heidegger vis-à-vis de Spinoza qui nous permet de tirer deux conclusions : "Négativement : la non-référence à Spinoza est bel et bien la pierre de touche de sa présentation tendancieuse de l’histoire de la métaphysique. Positivement : ceci n’est cependant que l’ouverture d’une question, car si Spinoza... est innommable par Heidegger, n’est-ce pas justement parce qu’à sa façon il est le seul à désigner critiquement la constitution de la métaphysique comme une onthothéologie, en se proposant de la faire passer de l’élément du finalisme dans celui d’une pensée radicalement causale ?" [10].

Cela confirme sans doute encore le double enjeu - anomalie / actualité - de la philosophie de Spinoza puissance théorique qui résiste au mouvement dialectique de la pensée moderne et, en même temps, pratique ontologique qui fonde et ouvre un espace totalement nouveau et différent à l’intérieur de notre expérience même.

II.

"Après que l’expérience m’eut enseigné que tout ce qui arrive fréquemment dans la vie commune est vain et futile..." ; ainsi commence le Traité de la Réforme de l’Entendement, avec le récit apparent d’une expérience. Mais quel est le sens, ici, du terme expérience ? Est-elle celle du narrateur ? Ou celle commune et partagée par tous ? Ou encore, celle que nous avons acquise au terme d’un parcours de recherche morale et philosophique ? C’est à partir de ces questions posées par le prologue du Traité de la Réforme que P.F. Moreau propose une lecture du système spinoziste fondée justement sur la notion d’expérience (P.F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, Paris, PUF, 1994). L’interprétation de Moreau traverse la pensée de Spinoza dans son ensemble, afin d’en dégager, dans les différents ouvrages, les concepts se référant à cette notion de base. Il s’agit tout d’abord de définir le " statut du prologue " du TIE, à travers sa forme et son contenu. " Il faut souligner, écrit Moreau, en premier lieu le ton particulier du proemium, à la fois par rapport à l’ouvrage qu’il introduit - le Traité de la Réforme de l’Entendement - et par rapport au reste de l’œuvre. Trois traits le caractérisent : simplicité, tension, singularité " [11]. En effet, ce texte est écrit dans un langage courant et familier, assez loin des subtilités de l’Éthique ou du TTP  ; mais, en même temps, le récit est parcouru par une tension profonde, par une sorte de mise en suspens, une attente d’un choix radical et ultime. Et, enfin, nous y retrouvons la présence personnelle du narrateur, qui décrit une singularité bien concrète et réelle. " Simplicité et familiarité, insistance qui va jusqu’à la tension passionnée, singularité assumée du récit : autant de traits, donc, qui confèrent à ces quatre pages une originalité absolue dans l’œuvre spinozienne" [12]. Maintenant nous devons affronter l’étape suivante, c’est-à-dire : quel est le sens de l’expérience dont il est ici question ? Le premier objectif à atteindre consiste à " faire apparaître la structure même de l’itinéraire, qui est l’ensemble dans lequel les termes et les arguments prennent leur sens rigoureusement ; c’est donc l’itinéraire qui est comme la trame et la chair de l’expérience" [13]. Or, cette structure se constitue autour du critère de la certitude, qui confère un sens et une consistance à l’expérience. C’est la certitude qui détermine les diverses étapes de l’itinéraire décrites dans le proemium : celle de la communis vita, celle de l’enseignement de l’expérience, celle de l’indécision et, enfin, celle de la résolution dans la recherche du vrai Bien. Au terme de ces quatre étapes, que Moreau interprète en relation étroite avec la notion de certitude chez Descartes, nous pouvons déterminer le fond sur lequel se déploie l’analyse de la certitude : " le fond de la certitude et de son combat renvoie à l’analyse des biens : ce sont eux, plus que le narrateur, qui fournissent l’occasion du changement de statut de la certitude, eux aussi dont la possession, la perte, l’amour constituent les objets de la certitude même" [14].

L’horizon de la recherche du vrai Bien devient ainsi celui de la vie commune et des biens périssables, dans le cadre d’une opposition qui donne un sens et une direction à la démarche éthique dont il est question dans le TIE. Mais qu’est-ce que la "vie commune " ? "La vie commune est toujours là. Elle est incontournable ; elle n’est pas un choix de vie ; il y a peut-être une décision d’en sortir ; il n’y a pas de décision d’y entrer ; elle est là dès que nous sommes là ; elle est la forme spontanée de notre condition ; il n’y a donc pas à regretter ses limites, si elle en a ; c’est ainsi ... In vita communi : il faut donc entendre : dans la vie telle qu’elle est donnée, avant d’avoir réfléchi " [15]. La vie commune n’est donc pas un espace ou un " cadre de vie ", mais elle est plutôt un " champ de forces ", où agissent et s’engendrent nos différentes activités [16]. Et c’est sur ce fond déterminé par la vie commune que se détachent les biens périssables, c’est-à-dire les biens que l’expérience nous offre directement. Les bien périssables sont au nombre de trois : richesses, honneurs, plaisirs [17] ; or, c’est justement à partir de ces trois biens que nous pouvons entamer la recherche du vrai Bien, selon un itinéraire qui " tient à la positivité des biens de la vie commune : s’ils comportent une part d’illusion en ce que nous les prenons pour le Souverain Bien, ils comportent aussi une part de positivité ; c’est cette part de positivité qui préfigure le vrai bien, ou plutôt qui en donne l’idée parce qu’elle est en continuité avec lui " [18]. Le vrai bien est donc le résultat de l’itinéraire, lequel se développe selon un chemin axé sur la promesse, la menace et la mesure : " telles sont les trois figures possibles de la relation entre le vrai bien et ceux qui apparaissent successivement comme ses antécédents, ses concurrents ou ses instruments " [19].

Mais, au juste, comment se définit-il, le vrai bien ? Au terme de l’itinéraire, il se présente sous le terme de remedium, c’est-à-dire que " le vrai bien est ce qui préserve notre être. Il n’est plus seulement un remède à la maladie, ou un remède à la crise ; il est un remède ad nostrum esse conservandum. Le vrai bien est ainsi doté d’un contenu et d’un pouvoir positifs " [20].

Maintenant, au terme de l’itinéraire, nous pouvons nous demander : quel est le contenu de l’expérience ? Sous quelle forme se présente-t-elle ? Le TIE nous livre une conception de l’expérience comme recherche d’une éthique radicale - la possession du vrai bien -, mais cette recherche reste fondée sur une notion "faible " [21] de la singularité humaine. C’est une expérience qui se construit au fur et à mesure à partir des données de la vie commune, sans pouvoir à la fin sortir du cercle renfermé de son propre itinéraire. On comprend dès lors pourquoi " le TIE n’ait pas été repris. Sans être périmé, il commençait sur des bases dépassées " [22]. Il s’ouvre ainsi, dans le système de Spinoza, un autre champ d’interrogation, dans lequel l’expérience acquiert un tout autre sens : " détachée de l’itinéraire, elle subsiste, mais en quelque sorte libérée : il n’y a plus d’éthique radicale ; il n’y a plus de cercles de l’expérience ; mais il y a des champs ouverts, où elle peut se déployer et confirmer, singulariser, doubler un discours rationnel auquel elle n’introduit plus" [23].

L’expérience dont parle ici P.F.Moreau n’est donc pas l’expérience vague, ni l’expérimentation scientifique ni l’expérience mystique [24] ; elle appartient plutôt au domaine des modes finis (comme l’indique la Lettre X à Simon de Vries), elle est nécessaire là où l’existence est distincte de l’essence. Cela signifie qu’elle revêt plusieurs fonctions "Elle trie : elle émonde ce qui dans l’individu est purement individuel. Elle dégage les notions communes au sens préspinoziste du terme. Elle ne saisit le commun qu’immergé dans la multiplicité de la perception. Elle sert de clôture et de barrage : l’expérience utilise comme matériaux des idées certes confuses et inadéquates, mais dont la seule existence suffit pour fermer certaines voies à la réflexion, pour interdire certaines hypothèses en rendant visible leur absurdité. Elle instruit : ce qui implique qu’elle ne trompe jamais. L’expérience est toujours réelle ; ce qui est faux, c’est l’interprétation qu’on en donne " [25].

Une telle notion d’expérience, nous pouvons l’appliquer à un contexte très large, à différents domaines de la réflexion, parce que justement elle ne se réduit pas à un concept abstrait et formel, mais elle se réalise plutôt dans les champs et les chantiers les plus variés de l’existence. Parmi ces différents champs, P.F.Moreau en choisit trois pour analyser le rôle qu’y joue l’expérience : le langage, les passions et l’histoire.

Même si Spinoza n’a jamais écrit un ouvrage consacré spécialement à la philosophie du langage, il n’en reste pas moins que le thème du langage est bien présent dans ses oeuvres : il suffit de penser au Compendium Grammatices Hebraeae Linguae ou à certains chapitres du TTP. On peut dire que, pour Spinoza, du TIE jusqu’à l’Éthique, " les mots sont des mouvements corporels. Comme il n’y a pas d’interaction entre l’âme et le corps, ces mouvements n’ont rien à voir avec les idées, qui, relevant de la pensée, n’enveloppent aucunement la notion de l’étendue. Les mots sont des images nées dans le corps à l’occasion de rencontres dans l’ordre du corps. Le lien fondateur du langage n’est donc ni la constitution d’une similitude réelle, ni un acte d’institution ; c’est un effet d’association" [26]. Le langage, et surtout son usage, appartiennent directement à l’usage de la vie, à ses causes et à ses effets ; le langage est une réalité qui est toujours - déjà donnée, bien avant notre utilisation. Ce qui est important, affirme Moreau, c’est de "saisir l’importance de la dimension collective du langage. Derrière la langue il y a une communauté. On voit donc en quoi le langage réfère non au géométrique mais à l’expérientiel. Tenant de partout aux conditions d’existence et non d’essence, il ne peut que s’appuyer sur le rôle constitutif de l’expérience. Donc le philosophe devra faire le détour par celle-ci pour le comprendre et travailler sur lui pour se faire comprendre. Le système spinoziste use, dans sa constitution même, de cette notion véhiculée par le savoir rhétorique et l’expérience commune " [27]. Le langage est donc un "fait d’expérience ", enraciné dans notre vie commune, dans laquelle il puise les règles de sa constitution et les lois de son expression, en tant qu’instruments conceptuels de son usage.

Pour ce qui concerne les passions et leur rapport avec l’expérience, nous avons affaire, en outre, à tous les thèmes liés à la définition de l’individualité, au droit naturel, aux fondements de l’État. Nous savons que Spinoza a consacré le IIIe et le IVe livre de l’Éthique à l’analyse et à la définition des affects, dans le but d’en déduire une anthropologie générale ; en cela, il appartient de plein droit au XVIIe siècle, tout comme Descartes, Hobbes ou Graciàn. Comme le montre Moreau, nous pouvons retrouver, dans l’Éthique, une véritable théorie de l’individualité en tant qu’ingenium, c’est-à-dire en tant que " nœud passionnel irréductible, dont la géométrie désigne la place sans pouvoir assigner la figure " [28]. Ce qui, par contre, différencie Spinoza de ses contemporains, et de Hobbes en particulier, réside dans la considération du rapport entre passions et droit naturel ; en effet, " lorsque Spinoza parle de droit naturel, il ne parle pas tout à fait de la même chose que Hobbes : il parle en effet à la fois du droit et de la théorie des passions ; la critique spinoziste adressée au droit de Hobbes consiste à dire qu’il est trop formel, trop séparé de la réalité naturelle des passions ; il prend cette réalité en considération dans l’état de nature et l’oublie dès que le pacte est constitué, alors que pour Spinoza le pacte ne l’interrompt nullement puisque dans le fond des choses le droit naturel n’est rien d’autre qu’un complexe passionnel" [29]. Cette démarche interprétative permet à Moreau d’analyser le rôle joué par les passions non seulement dans la définition spinozienne du droit naturel [30], mais aussi dans la constitution politique de l’État [31]. C’est justement à l’intérieur de l’individu-État que nous voyons agir le complexe passionnel dans un rapport étroit avec l’expérience, parce qu’elle permet de sortir de la géométrie du pacte et de commencer à penser les problèmes que masque celui-ci : l’identité collective, la menace de dissolution de l’État, l’identification des individus : toute une logique de l’adhésion que - hors du spinozisme - l’âge classique n’avait guère connue" [32].

Un autre champ d’expérience est celui représenté par l’histoire, dans laquelle nous assistons à l’action de la fortune sur les activités des hommes. Or, celle-ci est opposée par Spinoza à la vertu, à l’activité qui découle d’une connaissance des rapports nécessaires au sein de la Nature. Comme dans les cas précédents, les expériences nous permet de saisir une série de lois, de définir "une description possible de l’espèce humaine et des comportements, qui correspond à des motifs constants " [33], à partir desquels nous pouvons lire et interpréter les effets réels de la fortune dans l’histoire des hommes.

Le langage, les passions et l’histoire sont les champs dans lesquels s’exerce l’expérience, lorsqu’elle est séparée de l’essence. Mais, affirme Moreau, outre les expériences comparative et constitutive, celles que nous avons analysées, il reste encore une troisième genre d’expérience : l’indicative [34]. C’est en définissant ce type d’expérience que P.F. Moreau nous livre une interprétation des livres I, II et V de l’Éthique fondée sur la notion d’éternité. En effet, la métaphysique du livre I et la théorie de la connaissance du livre II aboutissent, selon Moreau, à dégager une idée d’éternité, dont " le contenu premier est la puissance d’exister, non pas le simple fait d’exister, mais la plénitude affirmative de l’existence. Être éternel, c’est tirer immédiatement son existence de la puissance d’exister du premier principe " [35]. Nous avons affaire, en même temps, à une connaissance du nécessaire et à une expérience de la nécessité, qui déterminent, dans leur différence, le statut de notre finitude. " Le sentiment de la finitude est la condition du sentiment de l’éternité et même, en un sens, il est le sentiment de l’éternité. Dans sa limitation même, la finitude joue donc un rôle intensément positif : elle dessine les linéaments du nécessaire et induit à l’assumer comme éternel. J’éprouve ma finitude, donc mon éternité " [36].

Dans le système de Spinoza, l’expérience se révèle comme " une des formes principales de prise en compte de la réalité, en même temps qu’une voie d’accès essentielle pour comprendre la réflexion spinoziste sur le langage, les passions et l’histoire. Elle ne se borne plus désormais à composer un itinéraire : elle permet bien de défricher des territoires entiers du monde humain : sur un mode confirmatif lorsqu’elle enseigne autrement ce que l’ordre géométrique a démontré ; sur un mode constitutif là où le jeu des existences prolonge les lois de la nature dans les réseaux du singulier " [37]. L’expérience, telle que Moreau la définit, se présente comme une sorte de relais, qui permet d’agencer les différents champs du réel, pour que rien ne puisse échapper à l’activité de la Raison ; " c’est pourquoi on peut affirmer sans paradoxe que c’est parce que le spinozisme fait appel à l’expérience qu’il mérite le nom de rationalisme absolu : elle lui permet en effet de compléter le travail de la Raison, afin que soient pris en compte tous les domaines où se manifeste la rationalité du réel - c’est-à-dire précisément le réel dans sa totalité " [38].

III.

La notion d’éternité, en particulier celle du livre V de l’Éthique, nous pouvons aussi la concevoir dans son rapport avec le concept de production de libération dans l’histoire (A. Tosel, Du matérialisme. De Spinoza, Paris, Kimé, 1994). L’amour intellectuel de Dieu, aboutissement de l’Éthique, augmente la puissance d’agir de notre corps, c’est-à-dire que " dès que nous rapportons à Dieu tous les événements qui nous arrivent, la transformation de la passion en action peut se produire et reproduire ; elle peut faire cercle. Chacune de nos affections nous renvoie à un seul et unique Être réel qui est l’infinie productivité de la nature infinie dont nous sommes une partie et une affirmation " [39]. Notre puissance productive va de pair avec notre connaissance : plus nous connaissons, plus nous agissons. Notre modalité finie se définit alors en termes de puissance productive, d’augmentation de notre conatus. " La connaissance des choses naturelles par leur cause immanente - qui est connaissance de "Dieu" puisque nous connaissons les effets par leurs causes - réalise notre puissance d’agir à son niveau qualitatif le plus élevé. Et cette qualité est infinitivement extensive et intensive" [40]. C’est ainsi que notre puissance devient une joie : joie de connaître, de produire, de nous actualiser. A. Tosel situe précisément à ce stade-là - celui de la béatitude -la "politique du troisième genre", celle qui correspond à notre puissance d’agir maximale. " La politique du troisième genre a pour horizon le rapport de composition des corps humains hors de relations de domination coercitive imposées par des intérêts dominants encore passionnels. Il faut avoir développé la possibilité de cette politique du troisième genre pour pouvoir traiter toutes les conjonctures idéologiques et politiques, pour pouvoir les transformer dans la perspective d’une fin politique de ce qui reste étatique" [41]. Dans la lecture de A. Tosel, le sujet du troisième genre de connaissance (et de politique) est l’humanité elle-même, dans son processus d’appropriation de la nature et de libération de sa propre puissance ; la fin de l’activité productive du mode fini au sein de la nature reste celle de la formation d’un corps collectif, mû par la joie, dans lequel s’unissent le maximum d’individualisation et le maximum de joie, c’est-à-dire d’éternité [42].

Un autre domaine de l’expérience dans lequel s’exerce la puissance est représenté par la religion, véritable chantier théorique à partir duquel Spinoza, dans le TTP, a mis à l’épreuve la résistance de son système (H. Laux, Imagination et Religion chez Spinoza. La potentia dans l’histoire, Paris, Vrin, 1993). A travers la critique de la prophétie et du miracle, Spinoza illustre le pouvoir et la fonction de l’imagination dans la constitution de la religion et dans l’interprétation de l’Écriture. A. Laux analyse d’une manière très détaillée le rôle joué par l’imagination dans la définition de la figure historique du prophète. En effet, " la connaissance prophétique par voie imaginative a pour enjeu la fonction du prophète dans le corps social. Le prophète n’imagine pas n’importe quoi, son imagination est régulée par l’appartenance à une communauté morale, et s’il peut se tromper, cela ne fait que confirmer la contingence de sa condition ; c’est parce qu’il provient de cette communauté qu’il trouve le langage de réduction des affects contraires à l’utilité commune " [43]. Même le miracle revêt une fonction décisive à l’intérieur de la communauté, c’est-à-dire qu’il " doit être compris dans un champ socio-épistémologique. Ce champ est structuré par une imagination qui se déploie dans un triple registre : registre d’une figure sociale d’abord, le vulgaire - d’un système explicatif ensuite, d’une modalité particulière d’effectuation enfin, le récit. Dans l’interrelation du vulgaire, de l’explication et du récit, se constitue le miracle et s’exacerbe une forme particulière du religieux " [44]. - A la forme religieuse fondée sur cet usage de l’imagination - qui fait référence à la crainte -, H. Laux oppose une forme "libérée", dans laquelle l’imagination accroît la puissance constitutive du mode fini. C’est une forme qui s’appuie sur une lecture "fondatrice" de l’Écriture, de manière à dégager de celle-ci non pas un système clos, qui engendre l’impuissance, mais au contraire un systèmepratiquecapablede développer des normes éthico-politiques. Il se définit ainsi une communauté religieuse dans laquelle agissent des lecteurs-citoyens : " si le système de l’imagination intérieur à la religion peut à ce point précis de son développement se dire constitutif, c’est parce qu’il diffuse une obéissance génératrice de paix : une paix fondée sur la stabilisation des rapports interindividuels, distincte d’une mécanique de la coercition. En sa dimension politique, la foi vérifiée par l’obéissance fournit au consensus le principe et le moyen d’une puissance accrue " [45]. L’interprétation du TTP de H. Laux nous permet de saisir le double statut de la religion chez Spinoza : forme de contrainte et de limitation du conatus, mais aussi principe d’affirmation de la puissance cognitive à l’intérieur de la communauté humaine.

IV.

Nous pouvons mesurer la radicalité de la pensée de Spinoza non seulement, comme on a vu, dans le domaine de la politique ou de la pratique, mais aussi dans celui de la métaphysique tout court. C’est ce qui émerge, par exemple, si nous confrontons son système avec celui de Leibniz (R. Bouveresse, Spinoza et Leibniz. L’idée d’animisme universel, Paris, Vrin 1992). En effet, Leibniz et Spinoza expriment tous deux une métaphysique basée sur une notion de vie comme source infinie de puissance au sein de la Nature. Toutefois, " Spinoza part de l’idée de la vie en Dieu, et ne voit dans celle de l’homme ou des autres êtres vivants qu’un cas particulier - mieux : qu’une expression de cette Vie. Leibniz, au contraire, de même qu’il arrive au panpsychisme à partir d’une analogie des substance simples avec l’âme humaine, part d’une extension de la notion biologique d’organisation, pour affirmer que tout est organisé. Démarche inverse, on le voit : pour Spinoza production nécessaire, spontanée, déterminée et sans contrainte tout à la fois - notion métaphysique - ; pour Leibniz organisation, c’est-à-dire, ordre et artifice, - notion biologique" [46].

La différence entre les deux philosophes réside précisément dans le fait que, pour Spinoza, l’être fini se caractérise, par son conatus, par un degré défini et spécifique de la puissance universelle de la Nature, tandis que, pour Leibniz, c’est la notion de l’âme comme vie qui permet de concevoir la vie de la nature dans son ensemble [47]. Cette différence nous permet aussi de fixer un autre point de désaccord : la doctrine du conatus conduit Spinoza à formuler une critique radicale de l’idée de finalité (le conatus exprime une partie seulement de la puissance infinie de la Nature, qui ne suit aucune finalité dans ses productions) ; l’entéléchie de la monade leibnizienne se constitue, par contre, dans son effort constant vers une fin déjà. déterminée : des perceptions toujours plus claires et plus distinctes [48].

La confrontation des systèmes de Leibniz et de Spinoza nous indique les possibilités, différentes et opposées, de penser le salut du mode fini dans l’horizon de la science et de la politique modernes : ou foi dans l’ordre raisonnable de l’être - théodicée de toutes les contradictions -, ou pratique ontologique de libération - puissance nécessaire de la nature.

in Futur Antérieur 23-24 : 1994/3-4.

SOURCE : site 101.

[1A. Negri, op. cit., p. 11.

[2La référence est bien évidemment au texte de A. Negri, L’anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, Paris, PUF, 1982.

[3A. Negri, Spinoza subversif, cit., en particulier le chapitre II, pp. 19- 38.

[4Ib., p. 19.

[5Ib., p. 22

[6Ib., p. 51.

[7Ib., p. 136.

[8M. Walter, op. cit., p. 365.

[9E. Balibar, op. cit., p. 335.

[10Ib., p. 341. Sur Heidegger et Spinoza, cfr encore Spinoza l Heidegger : l’enjeu d’une alternative ?, dans Spinoza : puissance et ontologie, sous la direction de M. Revault d’Allones et H. Rizk, Paris, Kimé, 1994, avec des contributions de H. Rizk, J.A. Barash et J.M. Vaysse.

[11. P.F. Moreau, op. cit., p. 17.

[12Ib., p. 25.

[13Ib., p. 67.

[14Ib., p. 103.

[15Ib., pp. 107-108

[16Ib., p. 110.

[17Comme le montre Moreau, Spinoza se réfère ici à la culture rhétorique-philosophique classique et moderne, en particulier à Aristote, Sénèque et Descartes. Cfr pp. 127-137.

[18Ib., p. 150.

[19Ib., p. 161.

[20Ib., p. 164.

[21Ib., p. 222.

[22Ib., p. 222.

[23Ib., p. 224.

[24Pour l’analyse de ces trois différents concepts d’expérience, cfr pp. 245-293.

[25Ib., pp. 301-302.

[26Ib., p. 310.

[27Ib., pp. 347-348.

[28Ib., p. 396. Sur la notion d’ingenium, cfr aussi pp.397-404.

[29Ib., p. 411. Sur Hobbes-Spinoza, cfr aussi P. Macherey, Sur les différences entre les philosophies de Hobbes et de Spinoza, dans P. Macherey, Avec Spinoza, Paris, PUF, 1992.

[30Ib., pp. 412-426.

[31Ib., pp.427-459.

[32Ib., p. 465.

[33Ib., p. 485.

[34Cette classification de trois genres d’expérience est celle donnée par Spinoza dans la lettre à Simon de Vries ( Ep. X ).

[35P. F. Moreau, op. cit., pp. 509 - 510.

[36Ib., pp. 544 -548.

[37Ib., p. 552.

[38Ib., p. 555.

[39A. Tosel, op. cit., pag. 44.

[40Ib., p. 52.

[41Ib., p. 73.

[42Sur la cinquième partie de l’Éthique et la notion d’éternité, cfr aussi Revue Philosophique de la France et de l’étranger, n°1, janvier-mars 1994, Paris, PUF Il s’agit d’un numéro entièrement consacré à Spinoza.

[43A. Laux, op. cit., p. 47.

[44Ib., p. 50.

[45Ib., p. 193.

[46R. Bouveresse, op. cit., p. 131.

[47Sur la différence entre Leibniz et Spinoza, cfr encore V. Morfino, Spinoza contra Leibniz. Documenti di uno scontro intellettuale ( 1676 - 1678 ), Milan, Unicopli, 1994.

[48R. Bouveresse, op. cit , pp. 162-174. Cfr aussi les appendices à la fin du texte, contenant les Notes à l’Éthique de Leibniz.