F. Zourabichvili, Le conservatisme paradoxal de Spinoza

  • 14 octobre 2009

Des deux ouvrages consacrés à Spinoza que François Zourabichvili a publiés simultanément aux PUF en 2002, Spinoza, une physique de la pensée et Le conservatisme paradoxal de Spinoza, ce dernier est celui qui paraît soulever les problèmes les plus délicats et qui intrigue le plus : c’est pourquoi on l’a retenu en vue d’ouvrir une discussion sur la lecture singulière que Zourabichvili effectue de Spinoza, lecture que, précisons le d’emblée, sa singularité rend d’autant plus stimulante. Ce livre est sous-titré “Enfance et Royauté”, ce qui donne immédiatement un aperçu sur les rapprochements vertigineux auxquels il donne lieu. Il est pour l’essentiel composé de trois études, dont la première, qui concerne centralement la pratique de la philosophie, est consacrée au thème de la transition éthique qui effectue le passage de l’ignorance à la sagesse et de la servitude à la liberté ; la deuxième au thème de l’enfant et du regard proche et lointain à la fois, étonné et pourtant compréhensif, et pour le moins intéressé, que porte sur lui le philosophe ; et la troisième à la monarchie absolue, forme d’organisation du pouvoir tendanciellement dominante en Europe à l’époque où Spinoza élabore sa réflexion politique, à laquelle elle fournit, dans une perspective polémique, son point d’attaque concret. A première vue, ces trois objets de réflexion sont fort éloignés les uns des autres, et le fait de les réunir ne va pas de soi : c’est pourtant leur confrontation qui, on va le voir, donne principalement son contenu à l’ouvrage de Zourabichvili ; celui-ci les exploite en les réfléchissant l’un dans l’autre, en vue de retraverser l’ensemble de la philosophie de Spinoza en en renouant autrement les fils, d’une manière qui en élude, ou du moins en contourne, les effets proprement doctrinaux tels qu’ils s’imposent prioritairement lorsque l’oeuvre est considérée selon une perspective frontale, et qui permet d’en reconstruire librement la nécessité en la désystématisant.

Bien que, lacune éditoriale ou choix délibéré de l’auteur ?, le fait ne soit mentionné dans aucun de ses deux ouvrages sur Spinoza, François Zourabichvili s’était déjà fait connaître par le petit livre, Deleuze - Une philosophie de l’événement , paru en 1994 dans la collection “Philosophies” des PUF, qui, en dépit de ses dimensions restreintes, ou peut-être grâce à la concentration appelée par sa forme resserrée, est l’une des meilleures introductions actuellement disponible à la pensée de Deleuze, saisie sous un biais particulier qui permet d’en reparcourir tout le champ en l’éclairant d’une lumière nouvelle. Dans le livre qui nous intéresse aujourd’hui, Deleuze est très peu cité (à trois reprises seulement, et de façon assez marginale), et il serait tout à fait inapproprié de soutenir que Zourabichvili situe sa lecture de Spinoza dans le prolongement direct de celle que Deleuze avait déjà consacrée à ce philosophe auquel il avait fait un sort entre tous spécial dans une perspective innovante qui lui avait permis de l’incorporer au développement de sa propre réflexion de philosophe, et non seulement d’historien de la philosophie : car cela voudrait dire que, relisant Spinoza à travers Deleuze, Zourabichvili se donne du même coup le moyen de relire aussi Deleuze à travers Spinoza, ce qui n’est pas du tout son objectif. Il n’en reste pas moins que sa culture deleuzienne n’est pas étrangère à l’approche que lui-même propose de l’oeuvre de Spinoza, et qu’elle permet peut-être d’en expliquer certaines particularités.

Tout d’abord, elle en éclaire la méthode, à laquelle on peut appliquer le qualificatif qui apparaît dans le titre de l’ouvrage, et qui revient par ailleurs fréquemment, à toutes sortes d’occasions, au fil de son texte : cette méthode est “paradoxale”, en ce sens qu’elle conduit à examiner la philosophie de Spinoza au point de vue de ce qui constitue, de manière décentrée, l’une de ses difficultés, que résume la question de la transformation ou de la métamorphose, alors que cette question, de fait, n’est abordée que dans certaines marges de son argumentation, ce qui rend étrange et déconcertant le fait de focaliser sur elle l’attention et d’en faire le révélateur des préoccupations les plus profondes sous-jacentes à la démarche de Spinoza. De façon analogue, Deleuze avait proposé de revoir Spinoza à la lumière de la question de l’expression, en vue de développer une lecture à tous les sens du terme “expressionniste” de cet auteur, alors que le substantif expressio ne vient jamais sous sa plume, et qu’une catégorie comme celle d’expressionnisme, venue de l’histoire de l’art et qu’il tombe sous le sens d’appliquer à un peintre comme Francis Bacon, ne paraît concerner en rien ce philosophe classique, et précisément post-cartésien, qu’est en premier lieu Spinoza : ce qui n’empêche, c’est l’un des buts de l’opération, elle aussi paradoxale, menée par Deleuze, que le rationalisme de Spinoza, revu à la lumière de la problématique de l’expression, qui l’éclaire latéralement, se révèle sous des aspects curieux et inattendus, à cent lieues du théoricisme dogmatique le plus souvent imputé à cette pensée, qui, au point de vue de Deleuze, la dépouille de sa teneur véritable, et avant tout de son intensité. L’histoire de la philosophie, telle qu’on la fait ordinairement, n’a pas l’habitude des lectures paradoxales, et même s’en détourne instinctivement, ce qui la conduit à aseptiser la pensée des philosophes, qu’elle ramène à des configurations doctrinales convenues, immédiatement identifiables et catalogables, ce qui est le meilleur moyen de se débarrasser de ce qui est vivant en elles, et parfois, en raison de ses aspects dérangeants, suscite la gêne, voire même fait obstacle à leur communication.

D’autre part, il y a du côté du contenu de la difficulté que cette méthode amène à traiter quelque chose qui renvoie aussi à une inspiration qu’on peut dire deleuzienne. Est tranversale aux trois études rassemblées dans l’ouvrage de Zourabichvili une interrogation sur les conditions du changement : changement personnel qu’implique le passage de l’état enfant à l’état adulte, revécu sur un autre plan par l’homme raisonnable que la philosophie conduit à cette forme souveraine d’émancipation qu’est la vie libre, définie comme transition à une plus grande perfection, qui fait coïncider les bénéfices de la vertu avec le fait de la pratiquer ; et, ultime occurrence de ce schème, changement sur le plan de l’existence collective, lorsque les aléas de la politique amènent à renégocier, en bien ou en mal, le lien social, dans une forme qui est souvent celle de la rupture, sur fond de violence et de reniement, comme Spinoza en avait été le témoin direct en 1672. On a donc affaire, pour résumer, à trois situations mettant en jeu le changement qui sont celles de l’éducation, de la conversion et de la révolution. Le problème, finalement assez classique, qui est en jeu à travers ces figures du changement, et assigne à leur traitement un fond commun, est le suivant : une philosophie de la nécessité comme celle de Spinoza, généralement rangée sous la rubrique “substantialisme”, “philosophie de choses” disait Renouvier, est-elle en mesure de penser le devenir, un devenir dont ses fondements paraissent annuler la possibilité en enfermant tout ce qui existe, sous l’oeil froid et implacable de la raison, dans une grille rigide où chaque chose a, de toute éternité, sa place fixée, et où rien ne peut en conséquence changer, ce qui remet en question à sa base le projet éthique, difficilement conciliable à première vue avec une option nécessitariste. On comprend sans peine que cette question du devenir soit cruciale pour ce que Deleuze appelle “philosophie pratique”, qui ne se propose pas seulement de développer une vue surplombante sur un monde de choses figées mais cherche à prendre part concrètement et efficacement au mouvement de leur transformation qui, sur un plan concret, consiste en leur altération. Or il faut voir qu’en arrière de ce problème du changement, il y en a un autre, plus fondamental encore, qui est celui du statut de la négation : peut-il y avoir changement sans qu’il y ait aussi discontinuité, c’est-à-dire annulation pure et simple de l’état antérieur par celui qui lui succède et prend sa place ? La possibilité que les choses changent, réquisit de base d’une philosophie pratique, qui soit avant tout une philosophie de l’événement et de la durée, mettant en avant la considération de ce qui se passe plutôt que celle de l’état de choses, implique-t-elle la réinscription de la négativité au coeur de l’être, comme le veut la vision dialectique du monde avancée par Hegel ? Ou bien, ce qui est l’option que son nietzschéisme bergsonisé a conduit Deleuze à retenir, faut-il au contraire en venir à penser le changement sans la négation, comme un processus de part en part positif, à la lettre une “évolution créatrice” exprimant une dynamique vitale qui rejette toute méditation de la mort, parce qu’à son point de vue la mort est toujours un accident extérieur, ou une retombée du mouvement, et non le moteur interne des transformations du réel ? Ramenée à son principe de base, l’idée défendue par Deleuze à propos de Spinoza est que celui-ci fournit justement le moyen de penser le changement sans faire intervenir la négation, donc comme un processus vital dans lequel la mort ne joue aucun rôle actif du type de celui évoqué par la formule “si le grain ne meurt”, ce qui est d’ailleurs une façon de donner indirectement raison à Hegel lorsque celui-ci explique, dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, que Spinoza “n’a pas rendu justice au négatif”, et même lui a fait tort. La clé du spinozisme serait alors fournie par son refus du négatif, dont les trois problèmes de la conversion du sage, de la maturation de l’enfant, et de la résistance aux abus de la monarchie absolue, de la manière très particulière dont Spinoza les traite, fournissent concrètement des illustrations. C’est à la lumière de ce problème de la négativité qu’il nous faut donc à présent reprendre le contenu des trois études rassemblées dans l’ouvrage de Zourabichvili, de manière à voir comment elles résolvent le problème ainsi soulevé, celui de la possibilité d’un changement ne faisant pas intervenir un rapport négatif à soi.

La première étude, consacrée au schème traditionnel de la conversion, développe à la lettre la thématique qui vient d’être évoquée, ce qui justifie qu’elle vienne en premier, comme si elle apportait une sorte de solution modèle au problème général du changement, solution qui n’aurait plus qu’à être ensuite transposée à d’autres domaines d’investigation.

L’idée centrale mise en valeur dans cette étude est celle de perfectionnement, qui permet de surmonter l’opposition apparente entre ignorance et sagesse, de telle façon, écrit Zourabichvili, que le parcours éthique présente “tous les traits d’une transformation sans en être une” (p. 33), c’est-à-dire sans être, au sens brut du mot “transformation”, l’échange d’une forme contre une autre forme avec laquelle elle présenterait une différence spécifique. En effet, c’est un point sur lequel Spinoza ne cesse de revenir, pour l’homme, améliorer sa condition ne signifie en rien changer de nature, mais encore et toujours “perseverare in suum esse quantum in se est “, suivant la formule canonique du conatus.

Dans les passages du Court Traité (II, 22 et 26) examinés en premier lieu, ce point renvoie au paradoxe de l’apprentissage qui avait été au coeur de la doctrine platonicienne de la réminiscence : au fond, on n’apprend jamais que ce que l’on savait déjà, suivant la disposition positive d’une confirmation ou d’une prise de conscience, et non dans la figure négative d’un abandon ou d’un reniement. Qu’est-ce que devenir sage ou un sage ? C’est en fait revenir à un état premier sinon antérieur, au sens d’un état dans lequel on se trouvait d’emblée immergé naturellement, comme le poisson qui, sans en prendre conscience, vit dans l’eau qui constitue son élément et se trouve par là même incorporée à sa constitution. Une sagesse qui prescrirait la nécessité de changer de nature pour se libérer serait vouée à l’échec, de la même manière qu’un poisson qui prétendrait accéder à une vie meilleure en subsistant hors de son élément, donc en cessant de mener une vie conforme à sa nature de poisson, se condamnerait à la mort, agirait contre lui-même, par ignorance bien sûr, car il est clair pour Spinoza que nul être, même un poisson, ne peut vouloir sa destruction pour elle-même en conscience. La prétention de changer, au sens d’un devenir radicalement autre, faisant intervenir un rapport négatif à soi, est le symptôme par excellence d’une connaissance inadéquate, du type de celle qu’on peut former lorsqu’on se trouve dans une situation désespérée, qui conduit à reproduire mentalement les conditions qui rendent cette situation désespérante, au point de faire perdre la tête à celui qui s’y trouve plongé, ce qui, concrètement, lui ôte tout espoir de s’en sortir. C’est la raison pour laquelle il est vain de faire fond sur la négation, et de croire qu’en l’exploitant on pourra parvenir à un changement positif prenant la forme d’une amélioration.

C’est précisément cette manière de voir qui est mise en récit dans le Prologue du Traité de la réforme de l’entendement , dont Zourabichvili, à la suite de P. F. Moreau (qui y avait consacré toute la première partie de son ouvrage Spinoza, L’expérience et l’éternité , PUF, 1994), présente une analyse détaillée, en en reprenant pas à pas les différentes étapes : le sujet de l’expérience relatée dans ce texte, expérience qui est celle d’une initiation à la philosophie, se trouve précisément au départ dans une pénible situation d’incertitude qui lui fait voir les choses de manière littéralement déprimante, parce qu’elle lui présente le problème auquel il est confronté, sortir de son état actuel de malaise existentiel, comme insoluble ; et ce n’est qu’en rectifiant peu à peu cette manière de voir, c’est-à-dire de poser le problème qu’il doit résoudre, qu’il découvre que l’idée d’un changement d’état est en réalité vide de tout contenu, et que c’est plutôt en revenant à la racine de son désir de changer, qui révèle une participation à l’éternité dans laquelle son être trouve son principe substantiel, qu’il a une chance très mince, la seule dont il dispose en vérité, de le satisfaire, en le reformulant, et en découvrant, selon les termes de Zourabichvili, que “l’esprit découvre le vrai bien dans son effort pour le chercher” (p. 65). Alors seulement peut être surmontée l’alternative formulée par le vers d’Ovide que Spinoza se plaît à citer : video meliora proboque deterioraque sequor , qui, entre autres, signifie ceci : c’est pour autant que le bien qu’on cherche est présenté comme un bien extérieur, et non comme un bien immanent, qu‘on détient déjà quoique dans des conditions qui en rendent la possession incomplète, qu’il est du même coup rendu comme inaccessible, de telle manière que tous les gestes qu’on fait pour s’en rapprocher conduisent en fait à s’en détourner.

On peut voir dans cette analyse une anticipation de la leçon que Spinoza dégagera dans la toute dernière proposition de l’Ethique (V, 42) : la vertu n’a d’autre résultat, d’autre bénéfice que celui qui se tire de sa pratique même, qui constitue sa finalité immanente. C’est-à-dire qu’il est vain de chercher à tirer de la pratique de la vertu des récompenses tombées du ciel, qui garantiraient la possibilité de mener une autre vie, au sens d’une vie tout autre, pouvant éventuellement prendre la forme d’une vie après la vie ; car une telle prétention ne démontre en réalité rien d’autre que le fait qu’on n’est pas vertueux, le problème essentiel n’étant pas de comprendre ce que la vertu fait devenir, c’est-à-dire procure comme avantages palpables, mais quelles conditions permettent de devenir vertueux dans la pratique, ce qui est la difficulté de fond à laquelle se confronte une philosophie comme celle de Spinoza pour autant qu’elle est une philosophie pratique, c’est-à-dire en tout premier lieu une philosophie qui n’a d’autre valeur que celle que lui confère sa pratique, dans laquelle elle se trouve dès le départ engagée.

Le paradoxe qui est au cœur d’une telle philosophie pratique est parfaitement résumé par la parole que Nietzsche met dans la bouche de Zarathroustra : “Deviens ce que tu es ! ” (sous-entendu, et non quelqu’un ou quelque chose d’autre). Ce qui est requis par la vocation à la sagesse, pour autant que celle-ci ne revête pas une forme illusoire, ce n’est pas de cesser d’être ce qu’on est, et, pour commencer, de l’être moins, mais c’est à l’inverse de l’être plus, en s’enfonçant davantage dans ce qui constitue la source même de son être, c’est-à-dire, dans le langage de Spinoza, Dieu, à travers une pratique de l’union et non de la rupture. C’est ce qui permet de comprendre comment Spinoza parvient à résoudre la contradiction traditionnelle entre liberté et nécessité : c’est parce qu’on est plongé dans la servitude qu’on subit la nécessité comme une contrainte dont on voudrait être délivré, alors que la vraie liberté consiste à rentrer au maximum dans le régime de la nécessité, et à s’y intégrer de telle manière que cette nécessité ne soit plus subie comme une contrainte, mais soit ressentie comme consubstantielle à l’être de celui qui en fait l’épreuve de manière non plus négative mais positive, en l’acceptant parce qu’il la comprend, ce qui est tout autre chose que s’y soumettre aveuglément.

Remarquons d’ailleurs que le paradoxe de ce devenir qui n’est pas une transformation est celui auquel se trouve confronté tout lecteur un peu attentif de l’ouvrage de Spinoza : l’Ethique lui propose un parcours au terme duquel lui est ouverte la perspective d’appréhender les choses au point de vue de la connaissance de troisième genre, par laquelle il accède à cette union avec Dieu, ou amor intellectualis Dei , qui est le dernier mot de la sagesse ; mais il est clair que la pratique de la connaissance de troisième genre est déjà requise lorsque ce parcours démarre : quand, au début de la toute première phrase de son livre, Spinoza déclare : per causam sui intelligo..., est implicitement mise en jeu la pratique de l’intellection des essences ou science intuitive propre à cette forme ultime de connaissance dont le secret n’est dévoilé qu’à la fin du livre, qui se termine par là où il doit commencer. Pour reprendre la métaphore de l’élément dont la relecture du Court Traité nous avait fait partir, l’intellection de la vraie nature des choses est comme l’élément dans lequel baignent nativement toutes nos connaissances, y compris d’ailleurs celles qui sont fausses, puisque Spinoza affirme de façon provocante que “toutes les idées sont vraies en Dieu” (E II, prop. 43), toutes, c’est-à-dire aussi celles qui sont fausses en nous parce que nous les percevons inadéquatement, ce qui ne les empêche pas d’être nécessaires à leur façon, ce qui fait d’elles de vraies idées à défaut d’être des idées vraies. C’est pourquoi lire l’Ethique de Spinoza c’est en fait, à la différence par exemple de celui suivi dans un livre comme les Méditations Métaphysiques de Descartes, effectuer un parcours régressif et non progressif, puisqu’il part en réalité de sa fin qu’il suppose acquise, la vérité ne consistant finalement en rien d’autre, d’un point de vue non pas statique mais dynamique, qu’en l’effort qu’on accomplit en vue d’y parvenir, effort par lequel on se rend de plus en plus conscient de cette vérité qui était déjà présente au départ.

Les points qui viennent d’être sommairement évoqués, et qui sont lumineusement développés dans la première partie de l’ouvrage de Zourabichvili, ne font pas difficulté. On peut considérer qu’ils donnent accès à l’esprit profond de la philosophie de Spinoza. C’est pourquoi il n’y a pas lieu d’entamer à leur égard une discussion.

En va-t-il de même à propos de la seconde étude qui est consacrée à l’éducation de l’enfant ? Disons tout de suite que nous soulèverons à ce propos deux types de questions : d’une part, la façon dont Zourabichvili présente le point de vue de Spinoza sur l’enfance est-elle conforme aux indications, à vrai dire assez elliptiques, fournies par les textes portant sur ce sujet ? et d’autre part, la problématique du changement qui est concernée par le traitement de cette question est-elle réellement la même que celle qui était en jeu à propos du thème précédent de la conversion à la sagesse ? Sur ces deux points, on se gardera de répondre par la négative, et on se contentera de faire remarquer qu’au terme de l’analyse que leur consacre Zourabichvili subsiste une incertitude, ce qui justifie qu’on les mette en discussion.

Tout d’abord, nous tiendrons pour acquis que Spinoza a pris très au sérieux le problème posé par l’enfant, être par définition immature, et comme inachevé, que la scolastique a présenté traditionnellement comme un être en puissance, qui se caractérise par défaut, relativement à ce qui lui manque, à la manière d’une nature incomplète, privée de forme, nature qui donc n’en est pas une, sinon au point de vue de ce que son devenir lui promet, lorsqu’elle sera passée de la puissance à l’acte, ce qui revient à projeter sur l’enfant le modèle de l’adulte dont il offre une représentation diminuée, amoindrie, et par là même inadéquate. Une philosophie comme celle de Spinoza, qui récuse par principe toute explication par les fins ne peut qu’être extrêmement réservée à l’égard d’une telle manière de voir les choses à partir de leur fin, donc d’un point de vue récurrent, qui retourne le rapport réel de succession entre cause et effet : toute la question est alors de savoir si cette réserve conduit à l’inverse à voir l’enfant comme un être, non pas défectueux, mais complet en lui-même, dont l’existence est susceptible comme telle d’une appréciation positive, ce qui fait d’elle, selon la représentation qui prévaudra à la fin du XVIIIe siècle lorsque se sera mise en place l’image moderne de l’enfant, une nature à part entière, avec ses caractéristiques propres, sa forme spécifique, donnant lieu à une science qui est la psychologie de l’enfant, forme dont le processus éducatif ne peut pas ne pas tenir compte s’il veut avoir une chance sérieuse d’aboutir sans se réduire à un dressage mécanique, du type de celui qu’on impose à des animaux pour les forcer, dans la mesure du possible, à changer de fond en comble leurs comportements.

Il est à noter tout de suite que l’examen de ce problème est surdéterminé, et comme plombé, par le fait que, lorsque Spinoza s’intéresse à l’enfant, il est irrésistiblement amené à projeter sur sa nature la figure de l’adulte qui est resté, ou par accident est redevenu, un enfant : l’enfance peut très bien être un état qui perdure tout au long de la vie organique, l’existence d’un esprit enfant dans un corps apparemment adulte constituant un cas de figure moins rare qu’on ne pense, et qui serait même peut-être une illustration commode de la condition humaine commune, où se rencontrent d’innombrables exemples d’enfants adultes ou d’adultes enfants, qui font désespérer de la capacité de l’humanité à s’améliorer, à progresser, c’est-à-dire à passer réellement et irréversiblement à l’état adulte, ce qui n’est peut-être réservé qu’à quelques êtres d’exception, au nombre desquels le sage compte bien figurer, sans disposer pour cela d’aucune garantie.

Zourabichvili va très loin, et prend beaucoup de risques dans le traitement qu’il propose de ce problème. Il en vient à présenter Spinoza comme le philosophe qui a été hanté en permanence par le problème de l’éducation, et va même jusqu’à supposer que, si Spinoza avait vécu plus longtemps, il aurait pu donner pour suite à l’Ethique un traité d’éducation (cette hypothèse est avancée à deux reprises, p. 112 et p. 167), ce qui revient à interpréter l’Ethique comme une anticipation ou une préparation de ce traité d’éducation. Autrement dit, la question de l’enfance ne constituerait pas seulement un objet ou un thème auquel s’applique, entre autres, en vue d’en présenter l’élucidation, la nouvelle forme de pensée philosophique mise au point par Spinoza, mais serait, au coeur même de sa réflexion philosophique, le principe incitateur qui conduit à la mise en place d’une figure inédite de la pensée philosophique : “l’enfance enfin remise sur ses pîeds” (p. 117), et dépouillée de son image dépréciative qui fait d’elle une sorte de maladie, image dont le tableau de Gabriel Metsu, “L’enfant malade”, reproduit p. 94, étonnante retranscription profane du thème traditionnel de la pieta, fournit une pathétique illustration, serait le paradigme spéculatif de la vie éthique et des obstacles, mais aussi des promesses, auxquels est confrontée sa dynamique de développement, pour autant que celle-ci parcourt une trajectoire ouverte, dont la fin n’est nullement préfigurée dans son commencement comme le veut le schéma aristotélicien du passage de la puissance à l’acte.

Mais qu’est-ce que l’enfance “remise sur ses pieds” ? Zourabichvili précise qu’il ne s’agit pas pour Spinoza de retourner l’image négative de l’enfant, qui prévaut encore chez Descartes (comme en témoigne la déploration que celui-ci consacre aux “préjugés de l’enfance”, livrée sans capacité de résister aux mains des nourrices ignorantes), et de lui substituer la représentation hypostasiée d’une enfance dotée miraculeusement de pouvoirs d’exception, faisant d’elle le modèle d’une vie libre, innocente et pure qui s’offrirait à l’homme libre comme un modèle à imiter, et non seulement comme un thème stimulant de réflexion. Sur ce point, Zourabichvili est parfaitement clair : une pensée authentique du développement est celle qui refuse de voir dans l’enfant une forme autonome dont l’adulte contemplerait la figure achevée en s’installant face à elle dans une position de vis-à-vis. Être en développement, l’enfant se trouve de ce fait dans une situation mouvante et incertaine qui le tient balancé entre joie et tristesse, entre espoir et crainte, entre activité et passivité, et même, très concrètement, entre vie et mort, étant donnée l’importance de la mortalité infantile au XVIIe siècle. C’est la raison pour laquelle il est impossible, et certainement nuisible, de considérer l’enfance comme un état, au sens propre du mot, c’est-à-dire comme un système à la recherche des conditions de sa stabilisation, stabilisation qui, dans le cas de l’enfant, ne peut être obtenue que dans des conditions précaires, qui sont sans cesse à renégocier : dans le tableau de Metsu, Zourabichvili voit précisément une évocation de cette fragilité qui exprime “l’écart entre le conamur et le patitur “ (p. 131). C’est pourquoi l’enfant est certainement incapable de se conserver lui-même sans un secours extérieur à l’égard duquel il est dans une position réceptive : mais cela n’en fait pas pour autant un esclave en miniature, que celui qui a charge de l’entretenir et de l’éduquer manipulerait comme un jouet en vue de le façonner à sa propre image.

Commentant le scolie de la proposition 39 de la Ve partie de l’Éthique, Zourabichvili explique en conséquence que le projet de Spinoza est de “faire de l’enfance et même de la petite enfance la condition commune des hommes et le point de vue d’où il faut repartir pour tenir enfin un vrai discours éthique” (p. 119). Par “vrai discours éthique”, il faut entendre, non un discours moralisateur assénant des normes de comportement dans un langage qui serait celui du devoir être, extérieur comme tel à la réalité concrète de ces comportements, mais le programme propre à une authentique philosophie pratique qui ne soit pas seulement une philosophie sur la pratique ou à son propos, une philosophie pour la pratique, mais une philosophie venue de la pratique, donc réellement engagée dans son mouvement dont elle ne se dissocie à aucun moment, et qu’elle réfléchit sans se réclamer à son égard d’aucune distance. Or la pratique, c’est précisément la possibilité du changement, dont l’allure par définition incertaine, car rien n’en garantit l’aboutissement, se déroule entre deux pôles : l’un de passivité, livrée à l’intervention des causes extérieures ; l’autre d’activité, qui, à travers les aléas des occasions et des rencontres, continue d’affirmer contre vents et marées le besoin irrépressible de persévérer dans son être, et tout d’abord de persévérer dans l’être, c’est-à-dire de continuer à exister, dans les conditions d’une viabilité maximale : viable voulant dire alors orienté dans le sens d’une amélioration, d’un renforcement, et par là même soustrait à la stagnation. Zourabichvili est ainsi amené à affirmer, au terme de l’étude qu’il consacre au thème de l’enfance : “Le rapport à l’enfance devient l’épreuve de vérité d’une philosophie qui n’entend reconnaître aucune validité à l’idée de privation, et qui triomphe de cette épreuve en rectifiant l’image de l’enfance, en se l’appropriant comme la meilleure illustration d’elle-même. L’enfant saisi dans son devenir... est l’image même, unique, définitive, conforme à l’entendement, du devenir-philosophe.” (p. 174) Et il en conclut que “est posé pour la première fois en philosophie un regard actif sur les enfants” (id.).

On peut se demander si ce n’est pas beaucoup accorder à Spinoza : si celui-ci, non sans audace pour son époque, s’est confronté au problème de l’enfance, auquel il n’a cessé de revenir, ce n’est pas fatalement parce qu’il aurait disposé de la solution à lui apporter, solution qui serait la clé de toute sa démarche philosophique. Lui attribuer une vue claire et positive sur le difficile problème de l’enfant, alors que l’environnement culturel dans lequel il se présente en obscurcit les termes, - on pourrait en dire autant du problème de la femme qui, à tous les sens du mot a aussi arrêté Spinoza -, n’est-ce pas, en vertu d’un acte de foi révélateur avant tout des orientations de pensée propres à l’interprète, accréditer la représentation d’un philosophe d’exception qui, par grâce d’état, aurait été miraculeusement épargné par les préjugés de son temps ? On peut soutenir à l’inverse, la concentration des textes où cette question est soulevée l’autorise, que l’image de l’enfance qui se dégage des propos de Spinoza n’est pas aussi nette et affirmative que le veut la lecture de Zourabichvili, et constitue plutôt un révélateur des obstacles que le philosophe a dû affronter de manière à avancer dans la solution de ce problème, sans issue garantie, le fait de parvenir à poser un problème ne préjugeant en rien de la capacité de le résoudre.

D’autre part, est-il vraiment permis d’aligner l’un sur l’autre les deux problèmes de la transition éthique et de l’éducation, dans une perspective qui évoque les philosophies du progrès élaborées au XIXe siècle ? Qu’est-ce que devenir un adulte pour Spinoza ? C’est se donner les moyens de s’incorporer à la vie communautaire : et pour cela, il faut en premier lieu apprendre à obéir, c’est-à-dire à conformer ses actions extérieures à des règles acceptables pour tous, nécessité à laquelle le sage, même étant convaincu du caractère relatif de ces règles, n’omet pas de se conformer ; c’est de cette manière par exemple que Moïse a mis au point et imposé machiavéliquement par la ruse le projet de pédagogie politique qu’il estimait approprié à la nature de son peuple. Mais l’accès à la vraie sagesse suppose une démarche d’un tout autre ordre, qui cultive la capacité à penser par soi-même, de manière à parvenir à ne suivre que ses propres lois. Que gagne-t-on à présenter ce perfectionnement en l’interprétant dans les termes d’une éducation du type de celle qui est nécessaire à l’enfant pour qu’il apprenne à devenir un adulte ? Bien sûr, il n’est pas question d’opposer les deux processus qui doivent se poursuivre de manière parallèle, sans que cela autorise cependant à aligner l’une sur l’autre leurs deux trajectoires, qui obéissent à des objectifs distincts : et ceci rend discutable de les faire rentrer ensemble sous la catégorie abstraite du changement.

La troisième étude éclaire de façon très intéressante les grandes orientations de la pensée politique de Spinoza, qu’elle interprète comme une réponse au problème factuel représenté en son temps par l’extension à la plupart des pays européens du modèle de la monarchie absolue, dont la France de Louis XIV fournit l’exemple par excellence : c’est précisément la monarchie louis-quatorzième qui a pris la tête de la croisade contre la Libre République batave, cette expérience politique très particulière menée en Hollande entre 1650 et 1672, régime d’assemblées qui était en fait une aristocratie des élites marchandes, en faveur de laquelle Spinoza avait expressément pris position dans son Tractatus Theologico-Politicus de 1670, deux ans avant qu’un terme définitif soit mis à cette expérience sous l’effet conjugué de l’invasion militaire étrangère et d’un soulèvement populaire des masses issues des Provinces agraires du Nord contre la bourgeoisie urbaine du Sud. De manière particulièrement convaincante, Zourabichvili explique que cette monarchie absolue ne peut être, au point de vue de Spinoza, qu’une aberration, proprement une chimère, dont le principe repose sur l’annulation artificielle, sur le plan du corps politique, de toute identité naturelle, selon le principe baroque de la transformation et de la mobilité des formes : c’est pourquoi la monarchie absolue constitue exemplairement le type d’une politique de l’imaginaire, vide de tout contenu effectif, et qui représente une sorte de triomphe du négatif dans la manière de régler les affaires humaines, sur fond de transcendance et d’arbitraire. Lorsque Descartes représente Dieu sur le modèle du monarque qui édicte à son gré les lois de son royaume, il resterait prisonnier de ce modèle non-philosophique, sur la dénonciation duquel Spinoza a au contraire appuyé, non seulement sa politique positive, mais avant tout sa réforme de la philosophie, l’une et l’autre obéissant à ce même programme, dont le principe de base se trouve fourni par l’idée de résistance : c’est pourquoi, dans la lutte qu’il mène, sur le plan des idées, contre la monarchie absolue, on retrouve, selon Zourabichvili, la même exigence d’en finir avec le négatif qui caractérise aussi la manière dont Spinoza conçoit la conversion éthique et l’éducation des enfants.

Cette manière de présenter la philosophie politique de Spinoza en éclaire très fortement certains enjeux d’une manière innovante. Mais elle fait néanmoins difficulté sur un point qui est le suivant : elle met en avant la question de la forme du régime politique, forme dont la monarchie absolue serait une perversion, alors que l’une des originalités de la réflexion politique de Spinoza, est que, en opposition à une tendance dominante, elle tend à rejeter au second plan ce problème de la forme politique, ce à quoi elle parvient en fixant prioritairement son attention sur les conditions de la formation de l’esprit public qui donne son fondement réel à la vie politique : par rapport à ce fondement, les modalités formelles d’organisation du pouvoir constituent une sorte d’habillage circonstanciel qui vient après coup le recouvrir, et que le travail de la pensée philosophique doit défaire pour retrouver, en amont, les bases authentiques de la solidarité humaine, qui ne sont pas des conditions juridiques au sens du droit constitutionnel. Lorsque Spinoza affirme, en philosophe, une préférence pour la démocratie, ce n’est pas au terme d’une comparaison entre les diverses formes d‘organisation monarchique, aristocratique et démocratique du pouvoir politique permettant d’en évaluer les avantages et les inconvénients respectifs, car il estime que cette question est subsidiaire à celle du fondement de la souveraineté qui, à son point de vue, est, quelle que soit la constitution juridique qui règle les modalités particulières du pacte social, et quelle que soit la figure institutionnelle revêtue par l’instance souveraine, essentiellement démocratique, même si cette exigence démocratique, qui de toutes façons ne peut jamais être intégralement respectée, sauf à tomber dans l’utopie d’une république idéale des esprits, se réalise selon les cas à des degrés d’intensité fort inégaux : de là cette thèse stupéfiante à première vue défendue par Spinoza, et dont il n’a jamais voulu démordre, - c’est cette thèse qui démarque radicalement sa position de celle d’un Hobbes -, selon laquelle toute organisation politique, quelle que soit sa forme, est tendanciellement démocratique, au sens où la vie en collectivité répond à un certain nombre d’aspirations communes de base, à un désir le plus souvent inconscient de vivre ensemble, en l’absence duquel elle serait inviable. De ce point de vue, même la monarchie, nous ne parlons pas de la monarchie absolue, est, pour Spinoza, une démocratie qui s’ignore, et qu’il faut essayer de rendre davantage consciente d’elle-même : et, au cas où, pour des raisons conjoncturelles, cette forme politique se serait imposée à un peuple, de telle manière qu’il serait dangereux d’en programmer la disparition par des moyens violents, car on ne sait jamais ce qui peut sortir d’une révolution, la seule chose qui reste raisonnablement à envisager, est d’en aménager l’exercice de façon à l’améliorer, en la rapprochant le plus possible de la démocratie qu’elle porte tout au fond d’elle-même sans s’en rendre compte, ce qui revient à atténuer les risques de la voir dégénérer en tyrannie : c’est pourquoi, explique Spinoza, les meilleures ou les moins mauvaises monarchies sont encore celles dont le roi est vieux et fatigué, et de ce fait peu enclin à entreprendre et à conduire des guerres de conquête qui le rendent dangereux pour son peuple et pour les autres peuples. Et le droit de se révolter, dont il ne faut user qu’avec une extrême économie, tant ses effets peuvent se révéler dévastateurs pour tous, ne devient légitime que dans les cas extrêmes où la dégénérescence d’une forme politique l’a vouée à des abus qui attaquent son principe démocratique au point de provoquer le risque de la destruction de ce principe, en dressant tous les membres de la collectivité les uns contre les autres : alors, et alors seulement, il est permis de se révolter, et même il faut le faire, en vue de reprendre à la base la vie civile, sur fond de passions et d’un minimum de raison, en cherchant, sans triomphalisme, des compromis qui sont sans cesse à renégocier ; car l’idée d’un pacte social indéfectiblement garanti, dont les résultats pourraient être tenus pour toujours acquis, est à rejeter, comme un voeu pieux étranger à la vie réelle des communautés civiles, qui ne peut que nuire à leur développement, et tout simplement à leur survie.

L’idée d’un nécessaire ressourcement de la vie sociale, qui suppose un retour en direction de ses fondements, présente incontestablement une analogie avec la solution que Spinoza propose aux problèmes de la conversion éthique, qui est aussi une remontée vers les origines substantielles de la vie, sous ses aspects aussi bien corporels que mentaux : et de ce point de vue, le concept de changement, et plus précisément d’un changement qui ne soit pas une transformation, mais qui se produise, si paradoxal que cela puisse paraître, en conservant, peut jouer le rôle d’une notion commune, et permet de renouer certains fils du raisonnement suivi par Spinoza. Mais cela n’empêche qu’il s’agit de deux problèmes très différents, puisque l’un concerne le règlement de la vie intérieure de l’individu, et l’autre les relations interindividuelles, qui ne peuvent être soumises au même type de lois, sous peine de s’exposer à la dégradation qui les soustrait à la compréhension rationnelle. Les problèmes de la réforme politique sont-ils plus proches de ceux que traite la pédagogie éducative ? On peut le soutenir, si on fait confiance à l’image du peuple enfant, que Spinoza semble en effet appliquer à l’histoire des Hébreux, comme Hegel l’appliquera au moment esthétique grec du développement de l’Esprit universel : mais il est dangereux de considérer tous les peuples sur ce même modèle, et de présenter l’éducation comme la panacée universelle à toutes les formes de crise politique. Et c’est pourquoi, une fois encore, on peut être réticent à l’égard d’une assimilation de ces problèmes à un même schéma qui serait celui d’un devenir expurgé du moteur de la négativité, ce qui a pour résultat de faire de Spinoza le philosophe qui se serait préservé de toute compromission avec la dialectique, et serait le penseur anti-dialectique par excellence.

Faute de temps, on limitera à ces considérations très générales la présentation de l’ouvrage de François Zourabichvili dont toutes les analyses de détail sont passionnantes. Lire un philosophe comme Spinoza n’est sans doute pas une opération de tout repos, pouvant se réclamer de garanties acquises : la lecture proposée par Zourabichvili tire son principal mérite des risques qu’elle assume en interrogeant cette philosophie sous des angles inédits, ce qui autorise à l’interroger à son tour en en mettant à l’épreuve les réquisits. C’est en suivant cette voie qu’on se donne quelques chances d’avancer dans la connaissance d’une philosophie dont on n’est sans doute pas près d’avoir fait complètement le tour, et qui, sa tonalité dominante étant celle du clair obscur, retient avant tout l’attention par ses énigmes et ses paradoxes. (Pierre Macherey )

Réponse de François Zourabichvili

Pierre Macherey présente mon livre sous l’angle du problème de la négation. Non seulement il pose admirablement ce problème (et il est juste de rappeler ici son grand livre Hegel ou Spinoza, publié il y a vingt-cinq ans, car mon propre travail sur Spinoza – du moins je l’espère – en porte l’empreinte), mais il va directement à ce qui était pour moi le plus important, et dont je n’aurais pas aujourd’hui une conscience aussi claire sans le débat dans lequel il m’a entraîné avant même la rédaction définitive de mon livre.

Ce qui me frappe, en effet, chez Spinoza, c’est une tension entre, d’une part, le constat qu’il y a de la transformation, que la nature n’est rien d’autre qu’un perpétuel remaniement légal de formes finies, et, d’autre part, la mise en corrélation du désir et de la forme, qui implique l’impossibilité que la transformation soit voulue, la contradiction de l’expression « se transformer ». Toutes les grandes polémiques qu’il mène avec son temps et la pensée de son temps – sur l’identité personnelle, la doctrine cartésienne de la création des vérités éternelles, l’alchimie, le goût de l’absolutisme royal pour la métamorphose baroque, la révolution – font intervenir la question de la transformation.

Au-delà, ou peut-être en-deçà de l’impossibilité formulée d’un « rapport négatif à soi » (P. Macherey), qui s’oppose en quelque sorte par avance à la dialectique hégélienne et à ses avatars, Spinoza combat le thème chrétien de la nature déchue, qui équivaut à porter le négatif dans l’être. Mon idée était la suivante : si le défi de Spinoza est de proposer une philosophie donnant congé à la catégorie de privation, alors l’enfance doit constituer pour lui une sorte d’épreuve spécifique. En effet, si l’on se refuse à donner de l’enfance une définition négative (ne pas marcher, ne pas parler, ne pas raisonner), n’est-on pas condamné à l’hypostasier comme une essence à part, et à interpréter tendanciellement le devenir-adulte comme une transformation au sens strict ? Le télescopage impossible, dans le scolie V, 39 de l’Ethique, du schème de la progression et du schème de la transformation semble porter la trace de ce dilemme, que l’aristotélisme dissimule sous un troisième schème peut-être chimérique, celui du perfectionnement, autrement dit de l’actualisation.

L’originalité stupéfiante de Spinoza est ici de renvoyer les deux options dos-à-dos, en y voyant les deux versants d’une même chimère, celle de l’enfant adulte. Dans un cas comme dans l’autre, on se donne l’homme tout fait : soit qu’on l’obtienne par simple actualisation d’une forme en puissance (l’enfant n’est qu’un adulte en miniature), soit qu’on y parvienne au prix d’un improbablement changement d’essence et d’espèce. Il me semble qu’il y a là de quoi jeter un intéressant pavé dans la mare de nos préjugés pédagogiques : les deux bornes du spectre des rapports à l’enfance sont bien aujourd’hui l’idéal d’une maturation toujours plus précoce (l’enfant nié est intellectuellement un petit adulte et moralement un pré-adolescent) et le mythe nostalgique d’un âge d’or à préserver de toute destruction anticipée (l’enfant « dans son monde »). L’exception serait à chercher du côté de Vygotski – mais justement, toute sa psychopédagogie se place sous le patronage de Spinoza. Cette double illusion, dit Spinoza, vient de ce que nous raisonnons à partir d’un homme parfait que nous nous accordons d’avance, en pleine possession de sa raison et de sa liberté, sur le modèle d’Adam avant la Chute. L’état d’enfance nous apparaît dès lors comme l’expression d’un vice de notre nature. En bref, nous ne savons pas penser l’enfance comme une « chose naturelle et nécessaire » (Ethique, V, 6, scolie).

Arrivés à ce point, il ne nous suffit plus de corriger notre conception de l’enfance : c’est la trajectoire de la vie humaine dans son ensemble qui demande à être reconsidérée du point de vue de l’enfance. Et c’est pourquoi je soutiens que l’enfance opère à la fin de l’Ethique comme une grande image englobante ou récapitulatrice : il suffit de lire le scolie V, 39. Pierre Macherey objecte que le développement de l’enfant qui le mène peu à peu à l’état adulte et la réforme éthique sont deux changements différents. Cela est vrai à certains égards, et notamment dans les conditions actuelles du développement de l’enfant (ce n’est pas moi, je le précise, qui prête à Spinoza un projet éducatif, c’est Spinoza qui dit dans le Traité de la réforme de l’entendement qu’« il faut s’appliquer à la philosophie morale ainsi qu’à la doctrine de l’éducation des enfants »). Car l’éthique selon Spinoza ne converge-t-elle pas logiquement, à un moment donné, avec l’exigence d’un regard « naturel et nécessaire » sur l’enfance ? Ce que nous dit le scolie V, 39, et qui découle de la thèse que « l’esprit et le corps sont une seule et même chose qui se conçoit sous l’attribut tantôt de la pensée tantôt de l’étendue » (III, 2, scolie – si le scolie V, 39 ne renvoie expressément à aucun énoncé antérieur, c’est parce qu’il récapitule à sa manière toute l’Ethique), est que la séparation du développement des aptitudes du corps et de l’accès de l’esprit aux genres élevés de connaissance n’est que factuelle et abstraite.

On peut seulement se demander si Spinoza a réussi à produire cette pensée sans idée de privation qu’il appelait de ses vœux. Avant de répondre, je dois dire que je rejoins pleinement Pierre Macherey dans son souci de ne pas trop prêter à Spinoza, de ne pas fantasmer un système inconditionné qui surmonterait « par grâce d’état » des questions que son temps ne savait ni poser ni résoudre (la tentation, à toutes les époques, d’un usage religieux de Spinoza – les mauvaises langues suggérant que son style s’y prête).

Pour ce qui concerne le regard nouveau porté sur les enfants, l’exception hollandaise au XVIIe siècle semble aujourd’hui accréditée par les meilleurs historiens, tant du point de vue médical que pictural (on distinguera ici la peinture de genre où figurent des enfants et la peinture qui, de façon inédite, prend pour sujet l’enfant, dans sa naturalité).

S’agissant des moyens conceptuels, il me semble, au vu des conditions du problème, que le schème du perfectionnement ne peut pas plus convenir à Spinoza que celui de la transformation, même en en modifiant le contenu. En effet, la puissance chez Spinoza étant toujours en acte, l’augmentation de la puissance d’agir ne se laisse plus penser comme une actualisation. Comme Spinoza l’indique d’ailleurs lui-même, c’est seulement par rapport à des modèles dont la légitimité est toute pragmatique que nous pouvons maintenir le schème du perfectionnement (IV, préface). Or il est patent qu’il s’est contenté de cet usage pragmatique, et ne nous a pas offert les moyens d’une autre logique. Il avait pourtant à en chercher une, puisque l’augmentation de la puissance d’agir n’est pas seulement un processus graduel, mais enveloppe un moment de rupture ou de conversion. De fait, il est possible de répondre à la question : comment Spinoza pense-t-il cette rupture, s’il abandonne le schème d’actualisation ? Il la pense comme une réorganisation des rapports du soi et de l’autre : passer de l’aliénation du soi dans l’autre à la réinscription génétique du soi dans un ensemble plus grand, la Nature, dont l’autre aussi fait partie (objet de la première étude de mon livre). C’est même ce qui permet de comprendre qu’il n’y ait pas contradiction à poser, d’un côté, la permanence d’une certaine quantité de puissance, et à parler, de l’autre, d’augmentation et de diminution de la puissance d’agir. C’est donc peut-être de ce côté-là qu’il faut chercher l’esquisse d’un nouveau schème du changement.

La question de l’enfance mériterait un plus long débat, et je comprends le scrupule de Pierre Macherey sur le point de l’éducation, et de ses rapports avec l’éthique et avec la politique. Je voudrais juste préciser deux choses.

D’abord, le problème tel que je viens d’en rappeler les termes ne permet pas de prêter à Spinoza l’idée que « l’enfance peut très bien être un état qui perdure tout au long de la vie organique, l’existence d’un esprit enfant dans un corps apparemment adulte constituant un cas de figure moins rare qu’on ne pense ». En effet, outre qu’on se met ici en contradiction avec le scolie V, 39 (corrélation du corps et de l’esprit d’enfance), il y a nécessité à distinguer la pueritia de cette puerilitas typiquement adulte dont il est partout question dans le Traité théologico-politique. Sans doute, pour Spinoza, la plupart des adultes sont en un sens des enfants qui n’ont pas grandi ; il faut pourtant tenir en même temps que ce ne sont plus des enfants. Le commun des mortels – le vulgus – est ainsi l’incarnation, précaire par définition, de la chimère de l’enfant adulte (destin obligé des deux options pédagogiques illusoires – précocité / hétérogénéité – précédemment évoquées ?). C’est pourquoi il donne prise à la nostalgie adamique des prédicateurs, et au ressentiment qu’elle contient.

En outre, la distinction de la pueritia et de la puerilitas – qui n’est pas un abus du commentateur, puisqu’elle est exigée par la problématique même de Spinoza – implique le dédoublement du concept d’impuissance. Spinoza, c’est indéniable, invoque l’état d’impuissance de l’enfant et de l’adulte ordinaire, c’est-à-dire l’incapacité d’entreprendre par soi-même un processus de culture. Mais ce ne peut être le même état : l’enfant est très peu puissant, si peu puissant qu’il a besoin d’assistance pour se conserver ; l’adulte ordinaire, lui, témoigne d’une puissance définitivement aliénée. Le désir de l’enfant est oscillant, essentiellement imitatif (son corps est « continuellement comme en équilibre », III, 32, scolie) ; il ne s’investit pas dans la poursuite d’objets privilégiés. L’adulte infantile vit au contraire sous le régime de l’obsession, de la fixation : il tend vers les figures cardinales de l’ivrogne, de l’avare, de l’ambitieux et du lubrique. On doit donc conclure à deux façons antithétiques d’étendre l’enfance à toute la durée de la vie : imposer son infantilisme à soi-même et aux autres, œuvrer à sortir de l’enfance. C’est en ce sens que le trajet éthique se ressaisit à la fin de l’Ethique sous l’image rectifiée de l’enfant qui grandit, contre la chimère de l’enfant adulte. Alors l’enfance n’est plus à proprement parler un âge, mais plutôt un régime d’existence : non plus un état ou un monde dans lequel se complaire, mais l’orientation vitale de celui qui sait qu’il est naturel et nécessaire de naître ignorant et dépendant, et que la persévérance bien comprise dans ce qu’on est (non dans l’être en général) ne fait qu’un avec l’émancipation.

La deuxième précision concerne le rapport de l’éducation et de la politique. Je n’ai pas voulu les confondre (j’aurais honte de l’avoir fait, après le siècle qui vient de s’écouler). Je m’accorde donc pleinement avec Pierre Macherey quand il remarque combien « il serait dangereux… de présenter l’éducation comme la panacée universelle à toutes les formes de crise politique ». Précisément, la fin de mon livre va dans un autre sens, en posant le problème de la multitude libre. Pierre Macherey a raison de rappeler que le fondement de la souveraineté, chez Spinoza, est essentiellement démocratique (je le formule pour mon compte en disant que, dans le Traité politique, le couple liberté-servitude travaille de l’intérieur, originairement, le concept de multitude, bien loin de s’y appliquer par-après ; si bien qu’il n’est pas chez Spinoza de concept de la multitude en général, mais un concept ou un problème de la « multitude libre »). En revanche, je n’y vois pas de relégation au second plan de la problématique des formes politiques : plutôt son remaniement dans un sens inédit, qui prend notamment en compte la question concrète de l’intervention militante dans des conditions qui ne sont jamais celles d’une socialité vierge. Il est vrai que Spinoza « fixe prioritairement son attention sur les conditions de la formation de l’esprit public », mais je ne vois pas ici d’incompatibilité, car il demeure profondément fidèle au couple cicéronien « lois et mœurs » : pas de lois sans mœurs ni de mœurs sans lois. Spinoza transpose dans le champ politique sa problématique ontologique de la conservation de la forme (tout bien pesé, d’ailleurs, il n’est pas légitime de parler de transposition, la politique étant l’une des dimensions de la conservation des hommes dans leur être, comme le montre la IVe partie de l’Ethique). Son diagnostic est que les régimes historiques, à quelques rares exception près, sont mal formés. D’où cette lueur au fond du pessimisme : l’absolutisme royal triomphe, et ce qui se profile au bout des splendeurs de Versailles, c’est une apathie analogue à celle de la société turque (incroyable, si l’on songe que, dans les mêmes années, le jeune Leibniz voit en Louis XIV un possible pourfendeur de l’Infidèle, et l’engage à diriger son énergie vers l’Egypte puis la Terre Sainte, plutôt que vers Amsterdam) ; mais en même temps, ce régime accumule les chimères et n’est pas viable comme tel. C’est pourquoi la formule de son conservatisme est si étrangement compatible avec l’insurrection : ce qui existe est difforme, il ne peut s’agir de le conserver ; le salut d’une collectivité est dans l’institution d’une forme capable de se conserver. Mais comment l’intervention est-elle possible ? On dirait d’abord que Spinoza tourne dans un cercle : il s’adresse, dit-il, à des « multitudes libres », où le problème à résoudre est donc virtuellement déjà résolu ; malheur – est-on tenté d’ajouter – à celles qui sont asservies, les seules pourtant pour lesquelles le problème se pose. En vérité, il faut prendre au sérieux les situations que nous décrit Spinoza : la liberté, ces multitudes l’acquièrent dans une lutte pour l’indépendance (et telle est précisément la situation des Provinces-Unies au moment où Spinoza rédige le Traité politique, livre militant s’il en est).

J’en viens donc ici au cas de l’Etat hébreu ancien, analysé dans le Traité théologico-politique  : là seulement se nouent l’une à l’autre l’éducation et la politique. J’ai réexaminé cette analyse parce qu’il me semblait que les commentateurs simplifiaient le problème, en estimant que le jugement du Traité thologico-politique sur ce régime est négatif. En réalité, le jugement de Spinoza est complexe, comme en témoigne sa conclusion : imitabilis, sed non imitandum. C’est que le régime théocratique, dit-il, ne peut convenir qu’à un peuple refermé sur lui-même, crispé sur son identité singulière ; non pas à un peuple de commerçants ouverts sur le monde (il pense évidemment à la Hollande, aux visées théocratiques du calvinisme, et à l’image biblique du peuple enfant que les Hollandais aimaient s’appliquer à eux-mêmes). On pourrait dire qu’il y a une tension entre deux modèles : l’éducateur Moïse et la guerre collective d’indépendance. Mais si l’on regarde bien, la tension se rencontre au sein même de l’analyse du régime hébreu, et Spinoza ne parie en définitive que sur le second modèle.

Restent les deux questions de fond : d’une part, l’éducation – comme le souligne d’ailleurs Pierre Macherey – comporte en elle-même une dimension politique (« s’incorporer à la vie communautaire… en premier lieu apprendre à obéir, c’est-à-dire… conformer ses actions extérieures à des règles acceptables par tous ») ; d’autre part, elle n’équivaut pas au processus de réforme éthique. Essayons donc de mieux poser le problème :

1) l’éducation et la politique ne sauraient se confondre dans l’illusoire théocratie, mais ne sauraient non plus demeurer extérieures l’une à l’autre (il n’y a pas d’éducation privée) ;

2) l’éducation correspond au premier versant de la réforme éthique, celui où l’on se donne des « règles de vie vraie », où en somme chacun est invité à se faire l’éducateur de soi-même sous la direction de l’éducateur Spinoza (cf. par exemple Ethique, V, 10, scolie – et d’une manière générale l’expression ex ductu rationis) ;

3) ce qui justifie la structure même de l’éducation, c’est-à-dire la relation d’un maître et d’un disciple telle que l’un conduise l’autre jusqu’à ce qu’il se conduise lui-même, c’est l’impuissance native, autrement dit le déséquilibre initial entre la puissance individuelle et la puissance des causes extérieures, la domination écrasante de ces dernières (et là encore, on passe de l’enfant à l’adulte infantile lorsque cette domination écrasante est devenue incurable du fait de la fixation obsessionnelle du désir : le lecteur de l’Ethique est supposé un grand enfant, mais non pas encore cette chimère pénible de l’adulte puéril – comme se révèlent être certains correspondants de Spinoza). Précisons, au passage, que l’obéissance est moins l’objet de l’éducation que sa condition, et par conséquent sa limite : ce qui fait tout le paradoxe de la première éducation, ou de ce que nous appelons aujourd’hui puériculture ;

4) le rapport de l’éducation à la politique se confirme dans le fait que son premier principe, chez Spinoza, est d’orienter le disciple vers la recherche du bien plutôt que vers la fuite du mal, ce qui est précisément le critère de distinction de la multitude libre et de la multitude serve. Bien plus, ce clivage recoupe celui de l’image rectifiée de l’enfance et de la chimère de l’enfant adulte : la bonne orientation est donc décisive pour laisser ses chances à l’éthique.

Ces remarques n’ont pas la prétention de clore un débat qui s’organise autour de vraies questions. Le débat demeure ouvert, je dirais presque : par nature, puisque la démarche de mon livre visait moins à établir le sens supposé univoque de la doctrine spinozienne (sur ce point, j’adhère à tout ce que dit Pierrre Macherey sur l’interprétation des textes dans Avec Spinoza) qu’à chercher à travers lui des armes pour déplacer certains enjeux contemporains – sous la condition, bien entendu, du respect de la lettre du texte et de la plausibilité historique des interprétations retenues. Un tel débat fait même la vie d’un livre, est la preuve de son existence, et je dis ici ma reconnaissance à Pierre Macherey d’avoir su exposer le mien, à tous les sens du terme.