Lettre 19 - Spinoza à Blyenbergh (5 janvier 1665)

  • 24 juillet 2005


Au très savant Guillaume de Blyenbergh,

B. de Spinoza.

RÉPONSE A LA PRÉCÉDENTE


J’ai enfin reçu à Schiedam, le 26, votre lettre du 12 décembre contenue dans une autre qui est du 24 du même mois ; j’ai connu par elle que, dans votre amour de la vérité, vous la preniez pour objet unique de vos studieux efforts et, n’ayant moi-même d’autre souci dans l’âme, je n’ai pu faire autrement que de m’engager non seulement à satisfaire votre désir en répondant, selon mes forces, aux questions posées dans votre lettre et dans celles qui pourront suivre, mais à faire de mon mieux dans l’avenir pour resserrer nos relations et créer entre nous une amitié sincère. Pour ce qui me concerne, en effet, entre toutes les choses qui ne dépendent pas de moi, il n’en est aucune qui ait pour moi plus de prix qu’un lien d’amitié établi avec des hommes aimant sincèrement la vérité. Je le crois, en effet : parmi les objets qui ne sont pas en notre pouvoir, il n’en est pas au monde auxquels nous puissions nous attacher avec plus de tranquillité qu’à l’amitié de tels hommes ; pas plus qu’on ne peut abandonner la vérité une fois qu’on l’a perçue, des hommes ne peuvent cesser de s’aimer l’un l’autre, quand l’amitié qu’ils se portent, se fonde sur leur commune ardeur à connaître la vérité. Une amitié de cette nature n’est-elle pas d’ailleurs entre toutes les choses qui ne dépendent pas de nous, ce qu’il y a de plus haut et de plus aimable ? Et la vérité n’est-elle pas ce qui peut rapprocher les opinions et unir étroitement les âmes ? Je ne dirai rien de plus des avantages très considérables qui en découlent, pour ne pas m’attarder à un sujet que certainement vous connaissez fort bien et, si j’ai cru devoir en toucher un mot dans les lignes qui précèdent, c’est pour mieux marquer à quel point il me sera doux, aussi dans l’avenir, de profiter de toute occasion pour vous servir.

Je vais donc, pour commencer, répondre à votre question qui se rapporte essentiellement au point que voici : il semble résulter clairement de la Providence de Dieu, laquelle ne diffère en rien de sa volonté, et aussi bien du concours qu’il prête au monde et de la création continue par lui de toutes choses, que le mal ou le péché ne peuvent exister ou que Dieu lui-même en est l’auteur. Mais vous n’expliquez pas ce que vous entendez par le mal, et, dans la mesure où il est possible de le conclure de l’exemple que vous donnez : une certaine volonté déterminée d’Adam, vous semblez avoir en vue, quand vous parlez du mal, la volonté elle-même en tant qu’elle est conçue comme déterminée de telle ou telle façon ou est contraire au commandement de Dieu ; c’est pourquoi vous dites (j’en dirais autant si je posais le problème de la même façon) que c’est une grande absurdité d’affirmer soit que Dieu lui-même agit contrairement à sa propre volonté, soit que des actions puissent être bonnes bien que contraires à la volonté de Dieu. Pour moi, je ne puis accorder que le mal et le péché soient rien de positif, et encore bien moins que quoi que ce soit puisse être ou arriver contre la volonté de Dieu. Je ne dis pas seulement que le péché n’est rien de positif, j’affirme qu’on parle improprement et d’une façon tout humaine quand on dit que nous péchons envers Dieu ou que les hommes peuvent offenser Dieu. Pour ce qui touche le premier point, nous savons en effet que toute chose existante, considérée en elle-même et non relativement à quelque autre, enveloppe une perfection ayant exactement les mêmes limites que son essence, car essence et perfection, c’est tout un. Je suppose par exemple la décision prise par Adam ou la volonté particulière qu’il a eue de manger du fruit défendu ; cette décision considérée en elle-même enveloppe autant de perfection qu’il y a de réalité exprimée par elle ; et cela se connaît par cette considération que nous ne pouvons concevoir dans un objet aucune imperfection, sinon quand nous le comparons à quelque autre ayant plus de réalité. Par suite nous ne pouvons trouver aucune imperfection dans la décision prise par Adam aussi longtemps que nous la considérons en elle-même sans la comparer à d’autres décisions plus parfaites et témoignant d’un état plus parfait. On peut même comparer Adam à une infinité d’autres objets tels que des pierres ou des troncs d’arbres, qui seraient beaucoup plus parfaits eu égard à cette décision [si elle se rencontrait en eux]. Et cela, tout le monde l’accordera, car tout le monde voit avec admiration, dans les animaux, des manières d’être et d’agir qu’il réprouve dans les hommes : telles les guerres auxquelles se livrent les abeilles, la jalousie des pigeons, etc. ; méprisables dans l’humanité, ce sont là choses qui nous paraissent ajouter à la perfection des animaux. Cela étant, il suit clairement que le péché, n’ayant rien en lui que des marques d’imperfection, ne peut exprimer aucune réalité et tel est le cas pour la décision prise par Adam et sa mise à exécution.

De plus, nous ne devons pas dire que la volonté d’Adam est contraire à la Loi de Dieu et qu’elle est un mal parce qu’elle déplaît à Dieu : admettre que quelque chose puisse arriver contre la volonté de Dieu, qu’ayant un désir il n’ait pas le pouvoir de le satisfaire et que sa nature, comme celle d’un être créé, le porte à éprouver de la sympathie pour certains modes et de l’antipathie pour d’autres, outre que ce serait attribuer à Dieu une grande imperfection, cela est en contradiction absolue avec la nature de la volonté divine. Cette volonté, en effet, ne différant en rien de son entendement, il est aussi impossible qu’un événement quelconque arrive contrairement à sa volonté, qu’il l’est de concevoir un objet réel en désaccord avec son entendement ; tel un cercle carré. Puis donc que la volonté ou la décision d’Adam, considérée en elle-même, n’est pas un mal, et à parler proprement ne va pas contre la volonté de Dieu, Dieu peut en être cause ou plutôt, pour la raison même que vous avez aperçue, il doit en être cause. Non certes en tant que cette décision est mauvaise, mais le mal qui est en elle n’est pas autre chose que la privation d’un état qu’à cause d’elle Adam a dû perdre. Et il est certain qu’une privation n’est rien de positif et que le nom même dont nous l’appelons n’a de sens qu’au regard de notre entendement, non au regard de l’entendement divin. Cette appellation a pour origine l’habitude où nous sommes de joindre ensemble tous les individus du même genre, par exemple tous ceux qui ont la forme extérieure de l’homme, de donner de ce genre une définition que nous croyons convenir à tous et de juger ensuite que tous sont également aptes à la perfection la plus haute que nous puissions déduire de cette définition. Quand nous en trouvons un dont les œuvres sont en désaccord avec cette perfection, nous disons qu’il en est privé et qu’il s’écarte de sa nature ; nous ne le ferions pas si nous n’avions commencé par le comprendre dans cette définition et ne lui attribuions pas arbitrairement une nature conforme à elle. Mais Dieu ne connaît pas les choses abstraitement, il ne forme pas d’elles des définitions générales et n’exige pas d’elles plus de réalité que l’entendement divin et la puissance divine ne leur en a réellement accordé ; d’où cette conséquence manifeste que la privation dont nous parlions tout à l’heure n’existe que pour notre entendement et non au regard de Dieu. De la sorte, à ce qu’il me semble, le problème qui vous arrêtait, est entièrement résolu. Pour vous aplanir davantage la voie cependant, et vous ôter tout scrupule, je crois nécessaire de répondre aux deux questions suivantes : 1° Pourquoi l’Écriture Sainte dit-elle que Dieu souhaite la conversion du pécheur et pourquoi a-t-il interdit à Adam de manger du fruit de l’arbre, alors que par décret divin Adam devait nécessairement en manger ? 2° Comment concevoir qu’ainsi qu’il paraît suivre des propositions avancées par moi, l’orgueilleux, l’avare, le désespéré honorent Dieu tout de même que le généreux, le patient, le charitable ?

Sur le premier point, je réponds que l’Écriture use constamment d’un langage tout anthropomorphique, convenant au vulgaire auquel elle est destinée ; ce vulgaire est incapable de percevoir les vérités un peu hautes. C’est pourquoi, j’en suis persuadé, toutes les règles de vie, dont Dieu a révélé aux Prophètes que l’observation était nécessaire au salut, ont pris la forme de lois, et, pour la même raison, les Prophètes ont forgé des paraboles. En premier lieu, en effet, ils ont présenté comme exprimant la volonté d’un Roi et d’un Législateur, les moyens de salut et de perdition révélés par Dieu et dont il était cause ; ils ont appelé lois ces moyens de salut qui ne sont rien que des causes et les ont transformés en lois ; ils ont donné le caractère de récompense et de châtiment au salut et à la perdition qui ne sont autre chose que les effets découlant nécessairement de ces mêmes causes. Ils ont accommodé leur langage à cette histoire ou parabole plutôt qu’à la vérité et, en beaucoup d’occasions, prêté à Dieu les passions de l’homme, tantôt la colère, tantôt la miséricorde, parfois le désir de ce qui n’est pas encore, parfois la jalousie et le soupçon ; ils ont même cru que Dieu pouvait être induit en erreur par le Diable. Les philosophes, en conséquence, et tous ceux qui sont au-dessus de la loi, c’est-à-dire pratiquent la vertu par amour pour elle, parce qu’elle est ce qu’il y a de meilleur et non parce que la loi l’ordonne, ne doivent pas être choqués par ce langage.

L’interdiction du fruit de l’arbre consistait donc seulement dans la révélation faite par Dieu à Adam des conséquences mortelles qu’aurait l’ingestion de ce fruit ; c’est ainsi que nous savons par la lumière naturelle qu’un poison donne la mort. Me demanderez-vous en vue de quelle fin Dieu lui a fait cette révélation ? Je réponds : pour augmenter sa connaissance et par cela même sa perfection. Demander à Dieu pourquoi il ne lui a pas donné en même temps une volonté plus parfaite, ce serait aussi absurde que de demander pourquoi il n’a pas accordé au cercle toutes les propriétés de la sphère ; ainsi qu’il suit clairement des considérations qui précèdent, et que j’ai démontrées dans la première partie des Principes de la philosophie de Descartes démontrés géométriquement (scolie de la prop. 15).

Quant à la deuxième difficulté, il est vrai sans doute que les méchants expriment à leur manière la volonté de Dieu, ils ne sont cependant pas pour cela à comparer avec les bons : plus une chose a de perfection, en effet, plus elle participe de la divinité et plus elle exprime la perfection de Dieu. Puis donc que les bons ont incomparablement plus de perfection que les méchants, leur vertu ne peut se comparer à celle des méchants, car les méchants n’ont pas l’amour de Dieu qui découle de la connaissance de Dieu et par lequel, seul, suivant notre entendement humain, nous sommes dits serviteurs de Dieu. Bien plus, comme ils ne connaissent pas Dieu, ils ne sont qu’un instrument dans la main du divin ouvrier, et un instrument qui sert à son insu et se détruit en servant, tandis que les bons servent en le sachant et se rendent plus parfaits en servant. [Voilà, Monsieur, ce que, pour le moment, je puis répondre à votre question ; tout mon désir est que cette réponse vous satisfasse. Si cependant vous y trouviez encore quelque difficulté, je voudrais en être instruit, afin de voir si je puis la lever. Vous n’avez pas à craindre de m’importuner aussi longtemps que vous ne serez point satisfait, rien ne m’étant plus agréable que les raisonnements par lesquels on rend la vérité saisissable. Je voudrais toutefois pouvoir user, en vous écrivant, du langage que mon éducation m’a rendu familier parce que je pourrais ainsi mieux exprimer ma pensée. Je vous prie d’excuser les fautes contenues dans la présente lettre, de vouloir bien les corriger vous-même et me tenir pour votre dévoué ami et serviteur.

B. DE SPINOZA.

Lange Bogart [1] , le 5 janvier 1665.

Je dois rester encore trois à quatre semaines en cet endroit (à Schiedam), après quoi je compte aller à Voorburg. je pense recevoir une réponse de vous auparavant, mais si vos occupations vous retenaient veuillez m’écrire à Voorburg à l’adresse suivante : ruelle de l’Église, maison de maître Daniel Tydeman peintre.] [2]



[1Le « Long Verger » (note jld).

[2Tout le passage entre crochets manque dans la traduction latine de la lettre contenue dans les Opera posthuma. Nous le traduisons d’après le texte hollandais [note du trad.].

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