Lettre 52 - Spinoza à Boxel



à Monsieur Hugo Boxel,
B. de Spinoza.

RÉPONSE À LA PRÉCÉDENTE

Monsieur,

Votre lettre reçue hier m’a été très agréable : je désirais avoir quelques nouvelles de vous et je vois que vous ne m’avez pas tout à fait oublié. D’autres peut-être jugeraient d’un fâcheux augure [1] que vous m’écriviez au sujet des esprits. A mes yeux au contraire il y a là quelque chose qui mérite considération : non seulement les choses vraies mais aussi les sornettes et les imaginations peuvent m’être utiles.

Laissons toutefois de côté pour le moment la question de savoir si les spectres sont des fantômes de l’imagination, puisqu’il vous semble étrange d’en nier l’existence ou seulement de la mettre en doute, alors que tant d’histoires anciennes et modernes en parlent. La grande estime que j’ai toujours eue et continue d’avoir pour vous, le respect que je vous dois, ne permettent pas que je vous contredise, encore bien moins que je vous flatte. J’userai d’un moyen terme et vous demanderai de vouloir bien, parmi toutes les histoires de spectres que vous avez lues, en choisir quelqu’une, celle qui laisse le moins de place au doute et montre le plus clairement que les spectres existent. Je dois vous avouer que je n’ai jamais vu un auteur digne de foi qui en montrât clairement l’existence. Et jusqu’à cette heure j’ignore ce qu’ils sont et personne n’a jamais pu me renseigner à ce sujet. Il est cependant certain que nous devons savoir ce qu’est une chose que l’expérience nous montre si clairement. S’il n’en n’est pas ainsi, il semble bien difficile que l’existence des spectres ressorte d’aucune histoire. Ce qui en ressort c’est l’existence d’une chose dont personne ne sait ce qu’elle est. Si les philosophes veulent appeler spectres ce que nous ignorons, je n’en nierai pas l’existence, car il y a une infinité de choses que j’ignore.

Je vous prierai donc, Monsieur, avant de m’expliquer plus amplement sur ce sujet, de me dire ce que sont ces spectres ou ces esprits. Sont-ils des enfants, des simples ou des insensés ? Tout ce que l’on m’a rapporté d’eux convient plutôt à des êtres privés de raison qu’à des sages, et ce sont des puérilités, dirai-je en y mettant de l’indulgence, ou cela rappelle les jeux auxquels se plaisent les simples. Avant de finir je vous ferai cette seule observation : le désir qu’ont les hommes de raconter les choses non comme elles sont, mais comme ils voudraient qu’elles fussent, est particulièrement reconnaissable dans les récits sur les fantômes et les spectres ; la raison primitive en est, je crois, qu’en l’absence de témoins autres que les narrateurs eux-mêmes, on peut inventer à son gré, ajouter ou supprimer des circonstances selon son bon plaisir, sans avoir à craindre de contradicteur. Tout spécialement on en forge qui puissent justifier la crainte que l’on a des songes et des visions ou encore faire valoir le courage du narrateur et le grandir dans l’opinion. D’autres raisons encore me font douter, sinon des histoires elles-mêmes, au moins des circonstances relatées, et ce sont elles qu’il faut considérer pour tâcher de conclure quelque chose de ces histoires. Je m’en tiendrai là jusqu’à ce que je sache quelles sont les histoires qui ont déterminé en vous une conviction telle que le doute vous semble absurde.