Lettre 54 - Spinoza à Boxel



à Monsieur Hugo Boxel,
B. de Spinoza.

RÉPONSE A LA PRÉCÉDENTE

Fort de ce que vous dites dans votre lettre du 21 du mois dernier au sujet des désaccords d’opinion qui, lorsqu’ils portent sur un point indifférent, ne sauraient porter atteinte à l’amitié, je vous dirai sans ambages mon sentiment sur les raisons et les récits d’où vous avez tiré cette conclusion : il existe des esprits de tout genre sauf peut-être du sexe féminin. Si je ne vous ai pas répondu plus tôt, c’est que je n’ai pas sous la main les livres que vous citez et qu’à part Pline et Suétone je n’ai pu me les procurer. Ces deux auteurs toutefois me dispenseront d’autres recherches, parce que je suis convaincu que tous déraisonnent en même manière et aiment les histoires extraordinaires qui étonnent les hommes et les ravissent en admiration. J’avoue ma stupeur non pas tant devant les histoires racontées que devant les narrateurs. J’admire que des hommes doués d’intelligence et de jugement usent de leur talent d’écrire pour nous persuader des sottises de cette sorte.

Mais laissons les auteurs pour considérer le sujet lui-même ; en premier lieu je vais raisonner un peu sur votre conclusion. Est-ce moi qui, niant qu’il y ait des spectres et des esprits, comprends mal les auteurs ou n’est-ce pas vous qui, admettant leurs racontars, faites de ces auteurs plus de cas qu’ils n’en méritent ? Que d’une part vous ne mettiez pas en doute l’existence d’esprits du sexe masculin et d’autre part doutiez qu’il y en ait du sexe féminin, cela me paraît ressembler plus à de la fantaisie qu’à un doute raisonné. Si telle était votre opinion en effet elle s’accorderait avec l’imagination du vulgaire qui décide que Dieu est du sexe masculin, non du féminin. Je m’étonne que ceux qui ont aperçu des spectres nus, n’aient pas porté les yeux sur leurs parties génitales : est-ce par crainte ou parce qu’ils ignoraient la différence ? C’est là une plaisanterie, répliquerez-vous, non un raisonnement ; par où je vois que vos raisons vous paraissent si fortes et si bien fondées que nul (d’après vous au moins) ne peut y contredire, sinon quelqu’un qui croirait contrairement au bon sens que le monde est un produit du hasard. Cela m’oblige, avant même que j’examine vos raisons, à exposer brièvement ma manière de voir sur ce thème : le monde a-t-il été créé au hasard. Je réponds que si, comme il est certain, le fortuit et le nécessaire sont choses contraires l’une à l’autre, il est manifeste aussi que quelqu’un qui affirme que le monde est un effet nécessaire de la nature de Dieu doit nier qu’il résulte du hasard. S’il juge en revanche que Dieu pouvait ne pas créer le monde, il convient, bien qu’en d’autres termes, que le monde a été fondé par hasard puisqu’il provient d’une volonté qui pouvait ne pas être. Mais, comme cette opinion et son énoncé sont foncièrement absurdes, on accorde en général à l’unanimité que la volonté de Dieu est éternelle et n’a jamais été indifférente. Par suite on doit aussi reconnaître (notez bien cela) que le monde est un effet nécessaire de la nature de Dieu. Qu’on l’appelle volonté, entendement, ou des noms qu’on voudra, on en revient toujours à exprimer la même idée avec des mots différents. Demanderez-vous maintenant si la volonté divine diffère de l’humaine, on vous répondra que la première n’a que le nom de commun avec la deuxième : outre que la plupart accordent que volonté, entendement, essence, nature de Dieu c’est tout un, de même moi, pour ne pas créer de confusion entre la nature divine et l’humaine, je n’affirme pas de Dieu les attributs humains tels que volonté, entendement, attention, ouïe, etc. Je répète donc que le monde est un effet nécessaire de la nature de Dieu et qu’il n’a pas été fait au hasard.

Cela suffit je pense pour vous convaincre que l’opinion de ceux qui parlent d’un monde œuvre du hasard (s’il s’en trouve) est en tout contraire à la mienne. Me fondant sur ce principe supposé admis, je passe maintenant à l’examen des raisons d’où vous concluez qu’il y a des spectres de tout genre. Ce que je peux dire d’une manière générale de ces arguments, c’est qu’ils semblent être des conjectures plutôt que des raisons et il m’est difficile de croire que vous les teniez pour des raisonnements démonstratifs. Mais voyons si, conjectures ou raisons, on peut les estimer fondées.

Votre première raison est que l’existence des spectres importe à la beauté et à la perfection de l’univers. La beauté, Monsieur, n’est pas tant une qualité de l’objet considéré qu’un effet se produisant en celui qui le considère. Si nos yeux étaient plus forts ou plus faibles, si la complexion de notre corps était autre, les choses qui nous semblent belles nous paraîtraient laides et celles qui nous semblent laides deviendraient belles. La plus belle main vue au microscope paraîtra horrible. Certains objets qui vus de loin sont beaux, sont laids quand on les voit de près, de sorte que les choses considérées en elles-mêmes ou dans leur rapport à Dieu ne sont ni belles ni laides. Qui donc prétend que Dieu a créé le monde pour qu’il fût beau, doit nécessairement admettre ou bien que Dieu a fait le monde pour l’appétit et les yeux de l’homme, ou bien qu’il a fait l’appétit et les yeux de l’homme pour le monde. Mais qu’on admette l’un ou l’autre parti, je ne vois pas pourquoi Dieu aurait dû créer des spectres et des esprits afin d’atteindre soit l’un soit l’autre de ces deux buts. La perfection et l’imperfection sont des dénominations qui ne diffèrent pas beaucoup de la beauté et de la laideur. Pour ne pas être trop prolixe, je demanderai donc seulement ce qui contribue davantage à l’ornement et à la perfection du monde ; qu’il existe des spectres ou qu’il existe des monstres tels que centaures, hydres, harpies, satyres, griffons, argus et autres folies ? Certes le monde eût été plus achevé si Dieu l’avait disposé au gré de notre fantaisie et orné de tout ce qu’invente sans peine une imagination en délire, mais que l’entendement ne peut concevoir !

Votre deuxième raison est que les esprits, plus que les autres créatures corporelles, exprimant une image de Dieu, il est vraisemblable que Dieu les a créés. Tout d’abord j’avoue ignorer en quoi les esprits expriment Dieu plus que les autres créatures. Ce que je sais c’est qu’entre le fini et l’infini il n’y a aucune proportion de telle sorte que la différence entre la créature la plus grande et la plus éminente et Dieu n’est pas autre que la différence entre Dieu et la moindre créature. L’argument n’a donc pas de valeur. Si j’avais des spectres une idée aussi claire que celle du triangle ou du cercle, je ne douterais aucunement que Dieu a créé des spectres. Mais comme tout au contraire l’idée que j’en ai est de même nature que celles que j’ai des harpies, des griffons, des hydres, etc., qui ont leur origine dans mon imagination, je ne peux considérer les spectres que comme des songes qui diffèrent de Dieu autant que l’être et le non-être.

Votre troisième raison (qu’il doit y avoir une âme sans corps comme il y a un corps sans âme) ne me paraît pas moins absurde. Dites-moi, je vous prie, s’il n’est pas vraisemblable également qu’il y ait une mémoire, une ouïe, et une vision sans corps puisqu’on trouve des corps sans mémoire, sans ouïe, sans vision ? Ou même une sphère sans cercle puisqu’il y a un cercle sans sphère ?

Votre quatrième et dernière raison est la même que la première et je me réfère à la réponse que j’y ai faite. Je noterai seulement ici que je ne sais pas quels peuvent être ces êtres supérieurs et inférieurs que vous concevez dans l’espace infini, à moins que vous ne pensiez que la terre est le centre de l’univers. Si en effet le soleil ou Saturne étaient le centre, c’est le soleil ou c’est Saturne, non la terre qui serait en bas. Passant outre, donc, je conclus que ces raisons et toutes celles qui leur ressemblent ne convaincront personne qu’il y a des spectres ou des esprits de tout genre. Je mets à part ceux qui ne donnent pas audience à l’entendement et se laissent égarer par la superstition, si ennemie de la droite raison qu’elle préfère avoir foi dans les vieilles femmes si c’est un moyen de déprécier les philosophes.

Quant aux histoires, j’ai déjà dit dans ma première lettre que ce ne sont pas les faits eux-mêmes que je nie entièrement, mais la conclusion qu’on en tire. J’ajoute que je ne tiens pas ces récits pour dignes de foi au point que je ne doute de beaucoup de circonstances ajoutées souvent plutôt en manière d’ornement que par zèle pour la vérité historique ou pour établir plus solidement ce qu’ils veulent conclure de leur récit. J’avais espéré que parmi tant d’histoires vous m’en citeriez au moins quelqu’une dont je ne pusse douter et qui montrât très clairement l’existence des spectres et des esprits. Ce que raconte le bourgmestre que vous citez, que dans la brasserie de sa mère il a entendu des spectres travailler la nuit comme il avait coutume d’entendre travailler le jour, et la conclusion qu’il en tire, cela me paraît mériter qu’on en rie. Semblablement il serait trop long à mon sens d’examiner ici toutes les histoires ineptes qu’on a contées. Pour faire court je me rapporte à Jules César qui, au témoignage de Suétone, riait de tout cela, ce qui ne l’empêchait pas d’être heureux suivant ce que racontait Suétone au chapitre 59 de la biographie de ce prince. De même tous ceux qui examinent les effets des imaginations et des passions humaines doivent en rire quoi que puissent raconter Lavater et les autres qui ont rêvé avec lui.