Lettre 57 - Tschirnhaus à Spinoza (8 octobre 1674)
Sur le libre-arbitre
Au très éminent et très pénétrant philosophe
B. de Spinoza,
Ehrenfried Walther de Tschirnhaus.
Monsieur,
Il me paraît étonnant que des philosophes raisonnant en même manière démontrent l’un la fausseté d’une proposition, l’autre sa vérité. Descartes au commencement de la Méthode [1] croit en effet que la certitude de l’entendement est égale chez tous et il le démontre dans ses Méditations [2]. Sont d’accord avec lui sur ce point ceux qui pensent pouvoir démontrer quelque chose de certain de façon que tous les hommes le tiennent pour indubitable.
Mais laissons cela ; je fais appel à l’expérience et vous demande respectueusement de considérer avec attention ce qui suit, car on peut voir ainsi que, si de deux personnes l’une affirme ce que l’autre nie, l’une et l’autre ayant pleine conscience de ce qu’elles disent, en dépit de l’opposition qui existe entre les mots, toutes deux, quand on examine leurs conceptions, disent vrai, chacune suivant sa propre conception. Je considère cette observation comme étant d’une très grande utilité dans la vie commune, car elle peut servir à l’apaisement d’innombrables controverses et des conflits qui en sont la suite : encore que la vérité contenue dans une conception ne soit pas toujours absolue mais seulement quand on tient pour établies les prémisses que celui qui les forme a dans l’entendement. Cette règle a une telle universalité qu’on la trouve chez tous les hommes sans même excepter les déments et ceux qui dorment : les choses qu’ils disent, en effet, qu’ils voient ou ont vues, quelles qu’elles soient (bien que nous ne les voyions pas de même), il est très certain qu’elles sont comme ils les ont vues. Cela est très clairement perceptible aussi dans le cas dont il s’agit ici, c’est-à-dire à l’égard du libre arbitre. Les deux adversaires, aussi bien celui qui en prend la défense que celui qui le rejette, me semblent dire vrai, eu égard à leur façon de concevoir la liberté. Est libre, dit Descartes, ce qui n’est contraint par aucune cause. Vous, en revanche, appelez libre ce qui n’est déterminé à agir par aucune cause. Je reconnais avec vous qu’en toute action nous sommes déterminés à agir par une certaine cause et en ce sens nous n’avons pas de libre arbitre. En revanche je pense avec Descartes que, dans certains cas (je m’expliquerai ci-après là-dessus), nous ne sommes nullement contraints et qu’ainsi nous possédons le libre arbitre. Je vais donner un exemple.
Il y a trois questions à distinguer : 1° Avons-nous quelque pouvoir absolu sur les choses extérieures ? Je le nie. Par exemple il n’est pas absolument en mon pouvoir d’écrire cette lettre puisque je l’aurais écrite antérieurement si je n’en avais été empêché soit par l’absence, soit par la présence de personnes amies. 2° Avons-nous un pouvoir absolu sur notre corps qui se porte où la volonté l’a déterminé à se porter ? Je réponds que cela n’est vrai que dans certaines limites, à savoir si nous possédons un corps sain. Quand je suis en bonne santé, je puis toujours en effet m’appliquer ou ne pas m’appliquer à écrire. 3° Quand il m’est possible de me servir de ma raison, en usé-je très librement, c’est-à-dire absolument ? A cette dernière question je réponds affirmativement. Qui pourrait dire en effet, si ce n’est en allant contre le témoignage de sa propre conscience, que je ne peux arrêter en moi-même cette pensée : je veux écrire ou je ne veux pas écrire ? Et pour ce qui est de l’action elle-même, puisque les causes extérieures la permettent (cela rentre dans la deuxième question), il est clair que j’ai le pouvoir tant d’écrire que de ne pas écrire. Je reconnais avec vous qu’il y a des causes qui en ce moment m’y déterminent, en premier lieu vous m’avez écrit, et m’avez en même temps demandé de vous répondre à la première occasion et, cette occasion s’étant offerte présentement, je ne voudrais pas la perdre. J’affirme aussi avec Descartes, comme chose certaine sur le témoignage de la conscience, que des causes de cette nature ne sont pas contraignantes et que, nonobstant ces raisons, je puis réellement (cela paraît impossible à nier) m’abstenir d’écrire. Si nous étions contraints par les choses extérieures, qui donc pourrait acquérir l’état de vertu ? Dans cette hypothèse il n’est pas de mauvaise action qui ne devienne excusable. Mais n’arrive-t-il pas, et de combien de manières, que, poussés par les choses extérieures à quelque détermination, nous résistions cependant d’un cœur ferme et constant.
Pour donner de la règle ci-dessus une explication plus claire, je dirai : Descartes et vous dites vrai l’un et l’autre eu égard à votre propre conception, mais si l’on considère la vérité absolue, elle n’appartient qu’à l’opinion de Descartes. Vous, en effet, tenez pour certain que l’essence de la liberté consiste à n’être aucunement déterminé. Cela posé, les deux thèses sont vraies. Mais, comme l’essence d’une chose quelconque consiste en ce sans quoi elle ne peut même pas être conçue, il est certes possible aussi de concevoir la liberté clairement, bien que, dans nos actes, nous soyons déterminés dans une certaine mesure par des causes extérieures, bien qu’en d’autres termes il y ait toujours des causes extérieures qui nous incitent à diriger nos actions de telle ou telle façon, tout en n’ayant pas le pouvoir de produire cet effet et sans qu’on doive admettre que nous soyons contraints. Voyez encore Descartes, tome I, lettres 3 et 9 et tome II, page 4. Mais en voilà assez.
Je vous prie de répondre à ces objections [et vous verrez que je ne suis pas seulement reconnaissant, mais aussi votre tout dévoué.
N. N.] [3]
Le 8 octobre 1674.
Liez la réponse de Spinoza adressée à Schuller : Lettre 58 - Spinoza à Schuller.
[1] Voyez Descartes, 1ère partie du Discours de la méthode.
[2] Voyez Descartes, Méditations métaphysiques.
[3] Les mots entre crochets sont absents des Opera posthuma. Ils se trouvent dans la traduction hollandaise.