Lettre 59 - Tschirnhaus à Spinoza (5 janvier 1675)

Sur l’idée vraie et l’idée adéquate.



Au très éminent
Et pénétrant philosophe B. de Spinoza,
Ehrenfried Walther de Tschirnhaus.

Monsieur,

Quand aurons-nous votre Méthode pour diriger la raison dans la recherche des vérités inconnues, comme aussi votre exposé d’ensemble de la physique ? Je sais que vous avez beaucoup avancé dans cette science. Cela était déjà venu à ma connaissance antérieurement et cela ressort des lemmes introduits dans la deuxième partie de l’Éthique, à l’aide desquels beaucoup de difficultés sont levées en physique. Si vous en avez le loisir et si l’occasion s’en présente, je vous demande respectueusement la définition vraie du mouvement et aussi comment il s’explique et en quelle manière nous pouvons, alors que l’étendue conçue en elle-même est invisible, immuable, etc. déduire a priori la naissance d’une si grande variété d’objets et conséquemment l’existence de la figure propre aux particules d’un corps déterminé, lesquelles diffèrent dans un corps quelconque des parties constituant un autre corps. Quand j’étais près de vous, vous m’avez indiqué la méthode que vous suivez dans la recherche des vérités non encore connues. J’éprouve que cette méthode est excellente et cependant très aisée, autant que j’ai pu m’en faire une idée, et je puis affirmer que, par la seule observation de cette méthode, j’ai fait de très grands progrès en mathématiques. Je souhaite en conséquence que vous me communiquiez la définition de l’idée adéquate, de la vraie, de la fausse, de la forgée et de la douteuse. J’ai cherché quelle différence il y a entre une idée vraie et une idée adéquate, jusqu’ici je ne suis arrivé à rien trouver, sinon qu’après m’être posé une question et y avoir répondu à l’aide d’un certain concept ou d’une certaine idée, il m’avait fallu (pour aller plus avant et savoir si cette idée vraie était aussi l’idée adéquate de ce que je cherchais), m’appliquer à découvrir en moi-même quelle était la cause de cette idée ou de ce concept. Une fois la cause connue, je me suis demandé d’où provenait ce nouveau concept, et ainsi de suite remontant de cause en cause j’ai continué jusqu’à ce que je fusse parvenu à la cause à laquelle je ne puis trouver aucune cause, sinon que, parmi toutes les idées que je trouve qu’il est en mon pouvoir de former de moi-même, celle-là est comprise. Si par exemple nous cherchons quelle est l’origine vraie de toutes nos erreurs, Descartes répond que nous donnons notre assentiment à des choses qui ne sont pas encore clairement perçues. Mais bien que ce soit là une idée vraie de l’erreur, elle ne suffit pas encore à déterminer tout ce qu’il est nécessaire de savoir en cette matière, si je n’ai pas une idée adéquate de cette cause de l’erreur, et pour y parvenir je cherche quelle est la cause de ce concept précédemment formé, autrement dit pourquoi nous donnons notre assentiment à des choses non encore clairement perçues, et je réponds que c’est par un défaut de connaissance. J’observe alors que je ne puis remonter plus loin et rechercher la cause qui fait que nous ignorons certaines choses et par suite je vois que j’ai trouvé une idée adéquate de l’erreur. Voici cependant ce que je vous demande : puisqu’il est certain qu’à beaucoup de choses s’exprimant en une infinité de manières différentes correspondent autant d’idées adéquates et que, de l’une quelconque de ces idées, on peut tirer tout ce qu’il est possible de savoir sur ces choses, est-il quelque moyen de reconnaître laquelle doit être préférée ? C’est par exemple former du cercle une idée adéquate que de le définir par l’égalité des rayons et aussi par l’équivalence de tous les rectangles formés avec les deux segments d’une droite passant par un point donné, et nous avons encore une infinité d’autres façons d’exprimer adéquatement la nature du cercle. Bien que de chacune de ces expressions nous puissions déduire toutes les autres, tout ce qu’on peut savoir d’un cercle, cette déduction est cependant beaucoup plus aisée en partant de l’une qu’en partant d’une autre. De même qui considère les ordonnées d’une courbe en déduira beaucoup de relations se rapportant à ses dimensions, mais il le fera plus facilement s’il considère les tangentes, etc. J’ai voulu montrer par là jusqu’où je suis parvenu dans ma recherche et je voudrais qu’elle fût complétée, ou si j’ai commis quelque erreur, corrigée. J’attends aussi la définition que je vous ai demandée. Salut.

Le 5 janvier 1675.