Lettre 76 - Spinoza à Albert Burgh

  • 7 août 2005


à Monsieur Albert Burgh,
B. de Spinoza.

RÉPONSE A LA LETTRE LXVII

Ce qui, relaté par d’autres, m’avait paru à peine croyable, votre lettre me le fait connaître ; non seulement vous êtes devenu membre de l’Église romaine, mais vous êtes au premier rang de ceux qui militent pour elle, et déjà vous avez appris à insulter les adversaires, à invectiver insolemment contre eux. J’avais le dessein de ne pas répondre, certain que j’étais que, pour vous ramener à vous-même et aux vôtres, le temps seul, non le raisonnement, aurait assez de force ; je laisse de côté d’autres motifs que vous-même approuviez quand nous nous entretenions de Stensen dont maintenant vous suivez les traces. Quelques amis cependant, de ceux qui avaient avec moi fondé de grandes espérances sur vos remarquables dons de nature, m’ont instamment prié de remplir mon office d’ami, de penser à ce que vous fûtes plutôt qu’à ce que vous êtes devenu ; ces discours et d’autres semblables m’ont décidé à vous écrire quelques lignes que je vous prie de lire avec patience.

Je ne vous parlerai pas ici, pour vous détourner des Prêtres et des Pontifes, des vices qu’ont accoutumé de leur reprocher les ennemis de l’Église romaine. C’est un mauvais sentiment très commun qui inspire cette sorte d’attaques, et il est plus propre à faire naître l’irritation que la persuasion. J’irai plus loin : j’accorde qu’on trouve dans l’Église romaine plus d’hommes de haute culture et de vie irréprochable que dans aucune autre Église chrétienne : plus nombreux sont en effet les membres de cette Église, d’où cette conséquence qu’on y trouve plus d’hommes de toute condition. Mais vous ne pourrez nier, à moins qu’avec la raison vous n’ayez aussi perdu la mémoire, qu’il y a en toute Église beaucoup d’hommes très dignes d’estime, honorant Dieu par la justice et la charité : vous en trouvez parmi les Luthériens, les Réformés, les Mennonites, les Enthousiastes, et, pour ne pas en nommer d’autres, vous avez, vous ne l’ignorez pas, des parents qui, au temps du duc d’Albe, ont souffert pour leur foi tous les genres de supplices d’une âme égale et en gardant leur liberté d’esprit. Vous devez donc reconnaître que la sainteté de la vie n’appartient pas en propre à l’Église romaine, mais est commune à tous. Et puisque (pour parler comme l’Apôtre Jean, Épître I, chapitre 4, verset 13) c’est à cela que nous connaissons que Dieu demeure en nous, et que nous demeurons en Dieu, il en résulte que tout ce par où l’Église romaine se distingue, est entièrement superflu et ne repose en conséquence que sur la superstition seule. Le signe unique et très certain de la vraie foi catholique et de la possession véritable du Saint-Esprit, c’est, comme je l’ai dit avec Jean, la justice et la charité : où on les trouve, le Christ est réellement, où elles manquent, le Christ est absent. Car nous ne pouvons être conduits à l’amour de la justice et de la charité que par l’Esprit du Christ. Si vous aviez pris la peine d’examiner droitement ces vérités, vous ne vous seriez pas perdu et vous n’auriez pas plongé dans la tristesse vos parents qui maintenant déplorent votre destin.

Pour revenir à votre lettre, vous déplorez au commencement que je me sois laissé circonvenir par le Prince des Esprits malins. Ne vous tourmentez pas, je vous en prie, et ressaisissez-vous. Quand vous étiez en possession de votre raison, vous admettiez, sauf erreur, un Dieu infini par la vertu duquel toutes choses existent et se conservent. Et voici maintenant que vous rêvez d’un Prince ennemi de Dieu, voici que ce Prince, contre la volonté de Dieu, circonvient et trompe la plupart des hommes (les bons sont rares en effet) que Dieu, pour cette raison, livre à ce maître de crimes pour qu’il leur inflige des tourments éternels. La justice divine souffre donc que le Diable trompe les hommes impunément ; mais elle s’oppose à ce que demeurent impunis les malheureux trompés par le Diable.

Encore ces absurdités seraient-elles supportables si vous adoriez un Dieu infini et éternel et non celui que Châtillon, dans la ville appelée Tiénen en flamand, a donné impunément à manger à ses chevaux. Et vous me plaignez, malheureux que vous êtes ! Et vous traitez de chimère une philosophie que vous ne connaissez même pas ! O jeune insensé, qui a pu vous égarer à ce point que vous croyiez avaler et avoir dans les entrailles l’être souverain et éternel ?

Vous voulez raisonner cependant et vous me demandez comment je sais que ma philosophie est la meilleure entre toutes celles qui ont jamais été, sont et seront enseignées dans le monde. Ce serait plutôt à moi de vous poser la question. Je ne prétends pas avoir trouvé la philosophie la meilleure, mais je sais que j’ai connaissance de la vraie. Me demanderez-vous comment je le sais. Je répondrai : de la même façon que vous savez que les trois angles d’un triangle égalent deux droits, et nul ne dira que cela ne suffit pas, pour peu que son cerveau soit sain et qu’il ne rêve pas d’esprits impurs nous inspirant des idées fausses semblables à des idées vraies ; car le vrai est à lui-même sa marque et il est aussi celle du faux.

Mais vous qui prétendez avoir trouvé la religion la meilleure ou plutôt les hommes les meilleurs et vous être absolument abandonné à eux, comment savez-vous qu’ils sont les meilleurs parmi tous ceux qui professent, ont professé ou professeront d’autres religions ? Avez-vous examiné toutes les religions tant anciennes que nouvelles, qui sont professées ici, dans l’Inde ou dans le monde entier ? Et à supposer même que vous les ayez examinées comme il se doit, comment savez-vous que vous avez choisi la meilleure ? Puisque vous ne pouvez donner de votre foi une justification rationnelle, direz-vous que vous vous reposez sur le témoignage intérieur de l’Esprit de Dieu et que les autres sont circonvenus et trompés par le Prince des Esprits malins ? Mais tous ceux qui n’appartiennent pas à l’Église romaine disent de leur religion avec tout autant de droits ce que vous-même dites de la vôtre !

Ce que vous ajoutez sur le consentement unanime de myriades d’hommes et la suite ininterrompue de l’Église, c’est le refrain même des Pharisiens. Avec une confiance qui ne le cède en rien à celle des partisans de Rome, ils invoquent des myriades de témoins lesquels, non moins obstinément que ceux de Rome, rapportent comme faits d’expérience ce qu’ils ont entendu dire. Et ils font remonter leur lignée jusqu’à Adam. Ils exaltent avec la même arrogance leur Église qui s’est maintenue jusqu’à ce jour, immuable dans sa solidité, malgré l’hostilité des Gentils et des chrétiens. C’est l’antiquité surtout de cette Église qui fait leur force. Ils clament tout d’une voix qu’ils ont des traditions reçues de Dieu lui-même, et qu’ils gardent la Parole de Dieu parlée et non écrite. Nul ne peut nier que tous les hérétiques sont issus d’eux et que les Pharisiens sont demeurés fidèles à eux-mêmes pendant des milliers d’années, non du tout par l’effet d’une contrainte exercée par l’État mais par le seul effet de la superstition. Mais ce qui les enorgueillit le plus, c’est qu’ils comptent plus de martyrs que n’importe quelle race, et que tous les jours s’accroît le nombre de ceux d’entre eux qui pâtissent avec une constance extraordinaire pour la foi qu’ils confessent. Parmi bien d’autres il en est un que j’ai connu moi-même : Juda dit le confesseur qui, alors qu’on le croyait déjà mort, commença de chanter le psaume : O Dieu, je remets mon âme entre vos mains, et expira en chantant.

Je reconnais tous les avantages politiques de la discipline tant célébrée par vous que l’Église romaine a instituée, et aussi le profit matériel que beaucoup en tirent. Nulle ne me paraîtrait mieux faite pour tromper le peuple inculte et exercer une domination sur les âmes, si n’existait pas la discipline de l’Église musulmane qui, à cet égard, l’emporte de beaucoup : depuis son origine en effet, cette superstition n’a pas connu de schisme.

A bien calculer, seul a quelque force votre troisième argument en faveur des chrétiens : des hommes ignorants et de condition misérable ont pu convertir le monde presque entier à la foi du Christ. Toutefois cet argument milite en faveur non de l’Église romaine, mais de tous ceux qui confessent le nom du Christ.

Admettons cependant que toutes les raisons que vous donnez n’aient de valeur que pour la seule Église romaine. Pourrez-vous établir mathématiquement par là l’autorité de cette Église ? Comme il s’en faut de beaucoup que vos raisons aient cette force, pourquoi voulez-vous donc que je croie mes démonstrations inspirées par le Prince des Esprits malins, les vôtres par Dieu ? Quand je vois surtout (et votre lettre le montre clairement) que, si vous êtes l’esclave de cette Église, ce n’est pas tant l’amour de Dieu qui vous pousse, que la crainte de l’enfer, seule cause de la superstition. Votre humilité est-elle donc si grande que, dépourvu de toute confiance en vous-même, vous vous reposiez entièrement sur d’autres ? Mais ces autres, eux aussi, ont des adversaires qui les condamnent. M’accuserez-vous d’arrogance et d’orgueil parce que j’use de la raison et me repose sur ce véritable Verbe de Dieu qui est dans l’âme et ne peut jamais être altéré ni corrompu ?

Laissez donc cette superstition funeste, et reconnaissez la raison que Dieu vous a donnée ; cultivez-la si vous ne voulez pas vous ranger parmi les brutes. Cessez, je le répète, d’appeler mystères d’absurdes erreurs, et de confondre piteusement l’inconnu, le non encore connu avec des croyances dont l’absurdité est démontrée [1], tels les terribles secrets de cette Église que vous croyez surpasser d’autant plus l’entendement qu’ils choquent davantage la droite raison.

Le principe du Traité théologico-politique, à savoir que l’Écriture doit s’expliquer par l’Écriture seule, ce principe que, si bruyamment et sans raison, vous prétendez être faux, n’est pas seulement supposé, la vérité en est établie apodictiquement, principalement au chapitre VII, où sont réfutées aussi les opinions adverses. Ajoutez-y les démonstrations données à la fin du chapitre XV. Si vous voulez bien les lire avec attention et aussi examiner l’histoire de l’Église (dont vous semblez être très ignorant), de façon à voir combien de contre-vérités sont contenues dans les livres pontificaux, et par quel destin, quels artifices, le pontife romain, six cents ans après la naissance du Christ, a conquis le commandement de l’Église, je ne doute pas que vous ne veniez à résipiscence. De cœur je voudrais qu’il en fût ainsi. Adieu.



[1Voyez la note 3 de la Lettre 75 - Spinoza à Oldenburg (note jld).

Dans la même rubrique

Lettre 67 - Albert Burgh à Spinoza (11 septembre 1675)

à Monsieur B. de Spinoza,
Albert Burgh.
Quand j’ai quitté ma patrie j’ai promis de vous écrire au cas que quelque chose qui en valût la (...)