Note sur la théorie de l’imagination dans Spinoza

  • 14 avril 2006

Les auteurs qui ont traité de l’imagination selon Spinoza n’ont guère vu en elle qu’une source d’erreurs, une servitude de l’esprit. Les textes à invoquer à ce propos sont bien connus. C’est d’abord ce passage du De intellectus emendatione : Sic itaque distinximus inter ideam veram et caeteras perceptiones, ostendimusque, quod ideae fictae, falsae et caeterae habeant suam originem ab imaginatione, hoc est a quibusdam sensationibus fortuitis (ut sic loquar) atque solutis, quae non oriuntur ab ipsa mentis potentia, sed a causis externis, prout corpus, sive somniando, sive vigilando, varios accipit motus. Vel, si placet, hic per imaginationem, quicquid velis, cape, modo sit quid diversum ab intellectu et unde anima habeat rationem patientis...

De même dans l’Ethique les images correspondent à des affections du corps (E 2 P17 S).

Et sans doute, considérées en elles-mêmes, les images qui apparaissent dans l’âme ne contiennent pas d’erreur : mentem in eo, quod imaginatur, non errare. Mais l’erreur suit naturellement de ce que l’âme, en l’absence de toute idée qui exclue l’existence de la chose qu’elle imagine, la tient pour existante.

D’autre part, comme dans le De intellectus emendatione, les affections du corps qui déterminent l’apparition des images se succèdent dans un ordre qui résulte d’actions fortuites s’exerçant du dehors et d’habitudes contractées par le corps sous la pression des choses (voir l’explication que donne Spinoza de la mémoire dans le scolie de la proposition suivante E 2 P 18 S).

L’imagination étant ainsi entièrement dépendante de causes extérieures et de l’habitude (comme dans ce qu’on a appelé plus tard l’association par contiguïté), on conçoit l’impossibilité pour celui qui se borne à imaginer de jamais dépasser la connaissance du premier genre. L’esprit passif, rationem patientis habent, ne peut avoir de ce qu’il imagine qu’une connaissance confuse, mutilée, inadéquate. En cas que plusieurs images se fondent ou se confondent dans l’âme on obtient ces idées abstraites et générales dont parle Spinoza (E 2 P40 S1) et loin de s’être ainsi rapproché de la connaissance vraie, on s’en est plutôt éloigné. Rien de plus décevant, de plus propre à égarer l’esprit que ces universaux tant prisés des scolastiques : entia rationis, entia imaginationis.

De la théorie exposée dans l’Ethique on peut rapprocher ce que dit Spinoza de la prophétie dans le Tractatus theologico-politicus. Le prophète est un homme d’imagination vive qui croit que Dieu lui parle, que Dieu se manifeste à lui. Il n’a d’ailleurs de Dieu aucune idée claire et, de la règle de conduite dite révélée qu’il enseigne, il n’a, si salutaire qu’elle puisse être, qu’une certitude morale, une connaissance du premier genre. C’est pourquoi il a besoin pour y croire d’un signe extérieur, c’est pourquoi aussi, en dépit de ses bonnes intentions, il peut lui arriver de se tromper et de faire le mal voulant et croyant faire le bien.

Notre désir, dans cette courte note, est d’appeler l’attention des lecteurs sur d’autres textes qui, sans contredire les précédents, montrent que Spinoza conçoit et connaît une autre forme d’imagination, non plus passive mais active, non plus asservie au corps mais capable au contraire de lui imposer sa maîtrise.

1. Il faut tenir compte en premier lieu des propositions 10 à 15 de la cinquième partie de l’Ethique : traitant, non plus de la servitude de l’âme mais de son pouvoir, Spinoza y expose les moyens par lesquels nous pouvons faire en sorte que toutes les affections du corps et, conséquemment toutes les images des choses se rapportent à Dieu. Car il n’est pas d’affection dont, avec une application suffisante, nous ne puissions former une image claire.

Spinoza admet donc fort bien une imagination soumise à l’entendement, auxiliaire de l’entendement, une imagination libérée. Déjà dans le De intellectus emendatione n’avait-il pas admis la possibilité d’une collaboration entre la mémoire et l’entendement ? L’art de se souvenir et aussi l’art d’imaginer ne s’opposent pas nécessairement à l’art de penser : ils s’y ramènent au contraire sous certaine conditions.

2. Dans la très curieuse Lettre 17 Spinoza parle d’une imagination qui dépend immédiatement de l’âme qu’il oppose à celle qui dépend du corps. Cette imagination qui est de l’âme et non du corps, est capable de se représenter par avance l’événement futur, parce que l’âme peut pressentir confusément ce qui sera, quia Mens aliquid, quod futurum est, confuse potest praesentire. Par exemple, un père qui aime son fils tendrement, à ce point qu’il ne fait pour ainsi dire qu’un avec lui, pourra sous certaines conditions, se représenter par avance le malheur qui menace son fils, sa mort prochaine, et ce sera là un présage vrai : c’est ainsi que Pierre Balling, le destinataire de la lettre, alors que son enfant paraissait être en bonne santé, a entendu, -imaginé, - par avance les gémissements que l’enfant tombé malade et près de mourir pouvait pousser.

Il est certain qu’à une image apparaissant dans l’esprit doit correspondre toujours une certaine disposition ou affection du corps, mais dans le cas visé par la Lettre 17 comme dans la cinquième partie de l’Ethique, bien que d’une façon un peu différente, l’initiative appartient à la pensée. Le corps convenablement discipliné lui obéit, l’âme est active et non passive.

3. Nous rappelons enfin que dans le scolie précédemment cité de la Proposition 17 Partie II de l’Ethique, Spinoza fait mention déjà d’une sorte d’imagination manifestant le pouvoir de l’âme et non la servitude.

Ainsi que nous l’indiquions dans une note de la traduction française que nous avons jadis donnée de l’Ethique, nous croyons trouver dans ce passage l’ébauche d’une théorie de la création artistique libre et rationnelle, bien qu’elle soit l’oeuvre de l’imagination. Spinoza, on l’observera, professe au sujet de l’imagination des idées assez voisines de celles qui ont cours de nos jours et en cela se distingue des autres philosophes de son temps ; ceux-là ne connaissaient guère que l’imagination passive.

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