PPD - II - Proposition 6 - Scolie
Nous avons traité jusqu’ici de la nature ou essence de l’étendue. Que d’ailleurs, elle existe, créée par Dieu, telle que nous la concevons, nous l’avons démontré dans la Proposition dernière de la partie I ; et il suit de la Proposition 12 de la partie I, qu’elle est conservée maintenant par la même puissance qui l’a créée. En outre, dans cette même Proposition dernière de la partie I, nous avons démontré que nous, en tant que choses pensantes, étions unis à une certaine partie de cette matière et que, par son aide, nous percevons l’existence actuelle de tous ces changements dont, par la seule contemplation de la matière, nous la savons capable ; ainsi la divisibilité, le mouvement dans l’espace, c’est-à-dire le passage d’une partie d’un lieu dans un autre, passage dont nous avons une idée claire et distincte, pourvu que nous connaissions que d’autres parties de la matière viennent prendre la place de celles qui ont été déplacées. Cette division de la matière et ce mouvement sont conçus par nous d’une infinité de manières et, par suite, une infinité de changements de la matière peuvent être conçus. Je dis qu’ils sont conçus par nous clairement et distinctement, tant que nous les concevons comme des modes de l’étendue, mais non comme des choses réellement distinctes de l’étendue, ainsi qu’il a été amplement expliqué dans la première partie des Principes. Et bien que les Philosophes aient forgé d’autres mouvements [*], nous, qui n’admettons rien que nous ne concevions clairement et distinctement, nous n’admettrons d’autre mouvement que le mouvement dans l’espace parce que nous connaissons clairement et distinctement que l’étendue n’est capable d’aucun autre et que même aucun autre ne tombe sous notre imagination.
Zénon cependant, à ce qu’on rapporte, a nié le mouvement dans l’espace, et cela pour diverses raisons que Diogène le Cynique a réfutées à sa manière en marchant dans l’école où enseignait Zénon et en troublant ses auditeurs. Quand il sentit qu’un d’eux le retenait pour l’empêcher de marcher, il l’apostropha en ces termes : « Comment oses-tu réfuter les raisonnements de ton maître ? » Pour que nul cependant, trompé par les raisonnements de Zénon, ne croie que les sens nous font voir quelque chose - à savoir le mouvement - qui contredise entièrement à l’entendement, de telle sorte que l’esprit serait trompé même au sujet des choses qu’il perçoit clairement et distinctement à l’aide de l’entendement, je reproduirai ici les principaux raisonnements de Zénon, et je montrerai en même temps qu’ils ne s’appuient que sur de faux préjugés, c’est-à-dire que ce philosophe n’avait aucun concept vrai de la matière.
En premier lieu, il aurait dit que, s’il existait un mouvement dans l’espace, le mouvement d’un corps mû circulairement avec la plus grande célérité ne différerait pas du repos ; or, cette conséquence est absurde ; donc aussi la supposition d’où on la tire. Il prouve ainsi cette conséquence. Un corps est au repos, quand tous les points demeurent constamment en un même lieu ; or, tous les points d’un corps mû circulairement avec la plus grande vitesse demeurent constamment en un même lieu. Donc, etc. Et cela même, il l’aurait expliqué par l’exemple d’une roue, disons ABCD. Si cette roue se meut autour de son centre
avec une certaine vitesse, le point A décrira un cercle par B et C plus rapidement que si la roue se mouvait plus lentement. Supposons donc, par exemple, quand elle commence lentement à se mouvoir que le point A revienne au bout d’une heure à son lieu de départ. Si la vitesse est supposée double, il reviendra à son lieu de départ au bout d’une demi-heure, et, si on la suppose quadruple, au bout d’un quart d’heure ; et, si nous concevons que cette vitesse augmente à l’infini et que le temps de la rotation diminue jusqu’à l’instantanéité, alors le point A, dans cette plus grande vitesse, sera à tous les instants, c’est-à-dire constamment dans son lieu de départ et ainsi demeure toujours en un même lieu. Ce que nous connaissons du point A doit d’ailleurs être entendu de tous les points de la roue ; et ainsi tous ces points dans cette plus grande vitesse seront constamment dans un même lieu.
Pour répondre, il faut observer que cet argument porte plutôt contre une vitesse supposée la plus grande que contre le mouvement lui-même ; nous n’examinerons cependant point ici si Zénon argumente correctement mais plutôt les préjugés sur lesquels s’appuie toute cette argumentation, en tant qu’elle prétend combattre le mouvement. En premier lieu, donc il suppose que les corps peuvent être conçus comme se mouvant avec une vitesse telle qu’ils ne puissent pas se mouvoir plus vite. En second lieu, il compose le temps d’instants comme d’autres ont conçu que la quantité est composée de points indivisibles. L’une et l’autre suppositions sont fausses. Car, d’abord, nous ne pouvons jamais concevoir un mouvement si rapide que nous n’en concevions en même temps un plus rapide ; et, en effet, il répugne à notre entendement de concevoir un mouvement, quelque petite que soit la ligne décrite, si rapide qu’il n’en puisse exister de plus rapide. Et il en est de même à l’égard de la lenteur car il implique contradiction de concevoir un mouvement si lent qu’il n’en puisse exister de plus lent. Nous affirmons encore la même chose du temps, qui est la mesure du mouvement, c’est-à-dire qu’il répugne clairement à notre entendement de concevoir un temps tel qu’il n’en puisse exister de plus court. Pour prouver tout cela, suivons les traces de Zénon.
Supposons donc comme lui une roue ABC se mouvant autour de son centre avec une vitesse telle que le point A soit à tous les instants dans le lieu A d’où il part. Je dis que je conçois clairement une vitesse indéfiniment plus grande et, par conséquent, des instants plus petits à l’infini ; que l’on suppose en effet, tandis que la roue ABC tourne autour de son centre, qu’à l’aide d’une corde H une autre roue DEF (je la suppose deux fois plus petite) soit elle-même mise en mouvement autour de son centre. Comme la roue DEF est supposée deux fois plus petite que ABC, il est clair que cette roue DEF se mouvra deux fois plus vite que la roue ABC et, par conséquent, que le point D se, retrouvera dans le lieu d’où il part au bout d’instants deux fois plus petits. Ensuite, si nous attribuons à la roue ABC le mouvement de la roue DEF, alors DEF se mouvra quatre fois plus vite qu’auparavant [ABC] ; et si de nouveau nous attribuons à ABC cette vitesse de DEF, alors DEF se mouvra huit fois plus vite, et ainsi à l’infini. Mais cela se voit déjà par le seul concept de la matière. Car l’essence de la matière consiste dans l’étendue ou l’espace, toujours divisible, comme nous l’avons prouvé ; et il n’y a pas de mouvement sans espace. Nous avons démontré aussi qu’une même partie de la matière ne peut pas occuper en même temps deux espaces, ce qui serait la même chose que de dire qu’une même partie de la matière égale une quantité double d’elle-même, comme il est évident par ce qui a été démontré ci-dessus. Donc, si une partie de la matière est en mouvement, elle se meut dans un certain espace et cet espace, si petit qu’on le suppose, sera cependant divisible et par conséquent aussi le temps par lequel cet espace est mesuré ; et par suite la durée ou le temps de ce mouvement sera aussi divisible et cela à l’infini.
C.Q.F.D.
Passons maintenant à un autre sophisme, attribué au même Zénon, qui s’énonce comme il suit. Si un corps est en mouvement, ou bien il se meut dans le lieu où il est, ou bien dans le lieu où il n’est pas. Or ce n’est pas dans le lieu où il est, car, s’il est quelque part, il est nécessairement immobile. Ce n’est pas non plus dans le lieu où il n’est pas. Donc ce corps ne se meut pas. Mais cette argumentation est toute semblable à la précédente ; car on suppose qu’il existe un temps tel qu’il n’y en ait pas de plus petit. - Si en effet nous répondons à Zénon que le corps se meut non dans un lieu mais du lieu où il est au lieu où il n’est pas, il nous demandera ; ce corps n’a-t-il pas été dans les lieux intermédiaires ? - Si nous répondons par cette distinction : Entendez-vous par ces mots il a été, qu’il est demeuré en repos, nous nions qu’il ait été nulle part aussi longtemps qu’il était en mouvement ; si il a été signifie qu’il a existé nous disons qu’il existait nécessairement pendant le temps qu’il se mouvait ; Zénon demandera alors : Où a-t-il existé pendant le temps qu’il se mouvait ? - Si nous répondons derechef : demandez-vous par ces mots où a-t-il existé, en quel lieu s’est-il tenu pendant qu’il était en mouvement, nous répondrons qu’il ne s’est tenu en aucun lieu pendant qu’il se mouvait ; mais, si vous demandez quel lieu il a abandonné, nous dirons qu’il a abandonné tous les lieux que l’on voudra assigner dans l’espace qu’il a parcouru, Zénon demandera s’il a pu à un même instant du temps occuper un lieu et l’abandonner ? - A quoi nous répondons par cette distinction nouvelle : si par un instant du temps vous entendez un temps tel qu’il n’en puisse exister de plus petit, c’est demander une chose qui ne peut s’entendre, comme nous l’avons assez montré, et qui, par suite, ne mérite pas de réponse ; si le temps se prend au sens que j’ai expliqué plus haut, c’est-à-dire dans son vrai sens, on ne pourra, jamais assigner de temps si petit que, même en le supposant indéfiniment plus court, un corps ne puisse pendant ce temps et occuper et abandonner un lieu ; chose manifeste pour qui est assez attentif. On voit par là clairement, ce que nous disions plus haut, que Zénon suppose un temps si petit qu’il n’en puisse exister de plus petit, et que, par suite, il ne prouve rien.
Outre ces deux arguments, on rapporte de Zénon un autre argument qui se peut lire avec sa réfutation dans Descartes : Lettre avant-dernière du premier volume des Lettres.
Je désire cependant que mes lecteurs observent ici qu’aux raisonnements de Zénon j’ai opposé des raisonnements ; et ainsi je l’ai réfuté par la Raison et non par les sens, comme l’a fait Diogène. Jamais en effet les sens ne peuvent fournir à l’homme cherchant la vérité, que des Phénomènes de la Nature par lesquels il est déterminé à la recherche de leurs causes ; ils ne peuvent lui fournir quoi que ce soit qui montre la fausseté de ce que l’entendement reconnaît clairement et distinctement être vrai. C’est ainsi que nous jugeons, et c’est là notre Méthode ; démontrer les choses que nous proposons par des raisons que l’entendement perçoive clairement et distinctement ; tenant pour négligeable ce que les sens peuvent dire qui leur paraît contraire. Ainsi que nous l’avons dit en effet, ils peuvent déterminer seulement l’entendement à chercher ceci plutôt que cela, mais non le convaincre de fausseté quand il a perçu quelque chose clairement et distinctement.
[*] Aristote, Physique, III, 201a 9-14 (note jld).