Qui sont aujourd’hui les admirateurs de Spinoza ?
Interview de Pierre-François Moreau. Propos recueillis par Catherine Golliau.
Spinoza est-il spinoziste ?
Pierre-François Moreau : Tout dépend de la définition que vous donnez de cet adjectif ! Le spinozisme, c’est d’abord la doctrine de Spinoza. Définition rigoureuse, mais limitée parce qu’elle ne peut prendre en compte que les domaines sur lesquels Spinoza s’est exprimé. Une deuxième définition possible est celle du professeur américain Jonathan Israel, qui a écrit « Les Lumières radicales » (Editions Amsterdam, 2006). Pour cet auteur, le mouvement des Lumières s’est développé à partir d’Amsterdam, dès les années 1660, pour se répandre ensuite dans toute l’Europe. Spinoza n’y tient qu’une place modeste mais il en est devenu l’emblème : le « spinozisme » désigne alors cette ébullition d’idées radicales - de même que le surréalisme a été incarné par André Breton sans se limiter à lui. Enfin, le spinozisme peut aussi être compris comme l’application des méthodes de Spinoza à des domaines que lui-même ne connaissait pas, par exemple, la psychanalyse (Lacan s’en est réclamé), la sociologie avec Philippe Zarifian ou l’économie avec Frédéric Lordon.
Qui se revendique de Spinoza aujourd’hui ?
Beaucoup de gens. Spinoza fascine pour le discours radical qu’on lui a attribué et qui a suscité de nombreux fantasmes, notamment littéraires. Il est aussi revendiqué par les laïques, par exemple, aujourd’hui en Israël ou dans les pays arabes. Certains théologiens s’en inspirent pour renouveler leur vision de l’écriture. Il attire aussi pour l’attention qu’il porte au corps, ce qui le distingue de beaucoup de penseurs classiques. Mais même chez les spécialistes de la philosophie, les approches sont très différentes. En France, où l’on s’intéresse surtout à l’histoire des systèmes, on l’admire parce que sa philosophie est l’un des systèmes les plus structurés. Aux Etats-Unis, où Descartes est le symbole de la « philosophie continentale », Spinoza apparaît comme l’une des évolutions possibles du cartésianisme. En Italie, peut-être le pays où l’on publie le plus sur lui, on le voit d’abord comme un penseur politique que l’on confronte à des auteurs comme Machiavel, Hobbes ou Marx.
Quel est le point commun des spinozistes ?
On est toujours spinoziste contre quelqu’un. Le spinozisme est la philosophie de la minorité contre la majorité, la pensée alternative contre la pensée dominante. C’est une philosophie qui revendique la controverse en tant que telle. Dans l’« Ethique », Spinoza réfute l’idéologie finaliste, mais seulement après avoir longuement démontré les raisons positives qui rendent la finalité impossible. Le spinozisme n’est pas une pensée de l’aphorisme, de la formule, mais de la démonstration : si je pose que je ne suis pas d’accord, je donne des raisons fortement articulées.
Le spinozisme est-il de gauche ?
Il est difficile de poser la question en ces termes. Oui, Spinoza est un penseur politique engagé. Le « Traité théologico-politique » est un pamphlet, ce n’est pas un texte abstrait. Mais quelle signification politique peut-il avoir aujourd’hui ? Par la démarche, sa pensée se rapproche de celle de Machiavel ou du Marx de la maturité. Il analyse les institutions et les actes pour eux-mêmes sans jeter sur eux un regard moral. Prenez le cas de la corruption politique : jamais il ne la condamnera comme un vice. Il se demandera si la corruption nuit à la solidité du pouvoir et si elle est nocive pour les citoyens. Il en analysera donc les causes nécessaires et cherchera les moyens efficaces de l’empêcher.