"Spinoza et la fondation du libéralisme politique", par Patrick Deschuyteneer
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Spinoza est né en 1632, dans le quartier juif d’Amsterdam. La Hollande connaissait son âge d’or ; elle était capable de rivaliser sur mer avec l’Angleterre et sur terre avec la France. La vie culturelle y était d’une grande intensité et les plus grands esprits, Descartes par exemple, y trouvaient refuge, attirés par une atmosphère de tolérance tout à fait exceptionnelle dans l’Europe de ce temps. A sa mort, survenue le 21 février 1677, tout cela aura sombré sous les coups conjugués de la monarchie orangiste et de l’Eglise calviniste.
Parler de Spinoza, de sa vie et de sa pensée, c’est parler de philosophie et plus précisément de trois thèmes qui s’articulent entre eux : l’existence éthique, le discours religieux et la démocratie conçue comme régime politique, entendons comme « cratie », comme force exerçant son pouvoir en liaison équilibrée avec la puissance de vivre et de penser du « peuple », on dirait aujourd’hui de manière plus sociologique que juridique, de la « population ».
Ces trois préoccupations apparaissent clairement dans les titres des trois ouvrages que nous entendons considérer : l’ « Ethique », le « Traité théologico-politique » et enfin le « Traité politique ».
Le premier, le plus fameux, fut l’œuvre de quasiment toute sa vie. Commencée en 1660, elle fut achevée en 1675, mais ne parut qu’après sa mort, avec l’ensemble de ses manuscrits réunis sous le titre « Opera posthuma ». Cette impression fut rendue possible par la générosité d’un donateur demeuré anonyme.
Le second fut publié du vivant du philosophe, en 167O, mais sans nom d’auteur. Il se présentait comme une édition allemande, alors même qu’il avait été imprimé en secret dans un atelier amstellodamois. La vérité fut rapidement découverte et l’écrit violemment dénoncé, en particulier par les Calvinistes. Pour s’y consacrer, Spinoza avait interrompu la rédaction de l’Ethique. Il se peut que ceci eut lieu à la demande du grand libéral Jan de Witt qui fut l’admirateur et le protecteur de Spinoza : en effet, lorsque le philosophe fut exclu de la Communauté juive en 1656, peu de temps après qu’un fanatique eut tenté de le poignarder, Jan de Witt lui fit octroyer une pension qui le protégea de la misère à laquelle l’avait condamné de facto le « Herem » prononcé par le Conseil des Rabbins.
Le troisième est demeuré plus que probablement en état d’inachèvement, interrompu par la mort du philosophe.
Ces trois axes centraux de la pensée spinoziste ont conservé à nos yeux une grande force d’actualité dès lors que l’éthique et la politique continuent d’entretenir des relations pour le moins difficiles et que le poids que font peser sur la vie des hommes les dogmes se réclamant de « vérités transcendantes » est loin, très loin d’être significativement allégé : n’en donnons pour exemples que les choix de l’Eglise catholique dans la lutte contre les ravages terrifiants du sida, que le retour en force de la religion orthodoxe en Russie ou que la guerre récemment déclarée à l’Occident tout entier par les révolutionnaires de l’Islam le plus fanatique...
Pour Spinoza, l’Etant n’est pas seulement constitué par la réalité empirique, il l’est aussi par la réalité des discours et des pensées. Ces deux dimensions sont aussi réelles l’une que l’autre et nonobstant leur différence irréductible - un objet n’est pas limité par une pensée ni une pensée par un objet-, elles sont l’une et l’autre substantielles et l’une autant que l’autre constitutives de ce qu’il appelle les « modes de la substance », à savoir nous, les hommes. Il n’y a pas pour Spinoza de pensée sans l’existence immanente du corps, sans la persévérance dans l’être ou comme il dit aussi sans la puissance d’exister.
Fidèle à une inspiration aristotélicienne également à l’œuvre chez Machiavel, qui figurait en bonne place dans sa bibliothèque, Spinoza pense cette puissance comme une capacité d’être affecté ; autrement dit, les hommes naissent bien davantage passifs, esclaves, ignorants et dépendants qu’actifs, libres, savants et autonomes. L’innocence enfantine n’est pas une thématique spinoziste : liberté, vérité, beauté ne sont pas des dons divins, ni même des données ontologiques, ce sont des résultats, des objets de conquêtes et de créations bien plus que des présents accordés par on ne sait quel Dieu ou que des biens de consommation qui seraient manufacturés et rendus disponibles sur on ne sait quel marché.
Dans la vie, notre puissance d’exister et de penser commence par être plus passive qu’active : le problème d’une conduite éthique est donc selon Spinoza d’augmenter autant qu’il se peut la part active de notre être et d’y restreindre d’autant la part passive. C’est d’emblée une affaire de degré, de rapport entre des forces, entre celles qui nous maintiennent à l’état passif et celles par lesquelles nous pouvons nous libérer de notre impuissance afin d’agir et de penser aussi librement que possible. L’enjeu de l’ « Ethique » n’est ainsi rien d’autre que la liberté humaine, que la manière d’en assurer l’émergence et d’en favoriser le meilleur déploiement. C’est tout d’abord en ce sens que la pensée de Spinoza est l’une des racines les plus cachées peut-être du libéralisme politique, mais très certainement l’une des plus profondes et des plus fécondes. Si le libéralisme est plus qu’une doctrine sociale croyant davantage aux initiatives privées qu’aux planifications étatiques, s’il veut être ce qu’il est en vérité, à savoir une manière de vivre, d’agir et de penser qui soit d’autant plus libre qu’elle est en un seul trait éthique et politique, eh bien Spinoza doit être tenu pour l’un de ses Pères fondateurs plutôt qu’associé sans rigueur aux philosophies de Marx ou de Nietzsche.
Spinoza n’est pas un précurseur de Marx pour la raison qu’il n’a jamais cru en la dégénérescence du pouvoir politique et il ne l’est pas davantage de Nietzsche pour la raison qu’il ne croyait ni en l’émergence d’une sur-humanité, ni en l’avènement d’une Justice qui ne serait plus inter-humaine, c’est-à-dire politique. Spinoza est au contraire le philosophe qui a le mieux conçu et le plus ardemment défendu la démocratie politique, en particulier sous la figure d’une conception laïque et libérale de l’Etat. C’est en tous cas ce que j’aimerais vous démontrer.
Pour ce faire, je prendrai mon départ dans la description toute simple que contient l’Ethique de la manière dont se déroule l’ordinaire de nos vies. Nous n’arrêtons pas d’y avoir des idées au sens le plus banal de ce terme. Une idée a une réalité objective ou si l’on veut « représentative » en tant qu’elle est tournée vers quelque chose qui lui est extérieur et qu’elle désigne. Par une face d’elle-même, elle est tournée vers ce dont elle est l’idée, mais elle a aussi une réalité en elle-même, une réalité discursive autre que la réalité à laquelle elle fait référence : c’est ce que Spinoza appelle sa « réalité formelle ». Toute idée est ainsi à deux faces : l’une tournée vers elle-même et l’autre vers ce dont elle est l’idée. Elle a un aspect intrinsèquement discursif et un aspect d’ouverture aux choses. Si je tourne la tête vers la gauche, j’ai l’idée du mur qui est là et si je la tourne vers la droite, j’ai l’idée de fenêtre. C’est ainsi tout le temps, c’est ainsi que nous vivons : une idée chasse l’autre... Ceci posé, nous savons bien que toutes les idées ne se valent pas. Celles de Dieu ou d’Humanité valent certainement plus que celles de grenouille ou de taille-crayon. Il y a une hiérarchie dans les idées, des degrés de perfection différents, mais ce n’est pas de là que part Spinoza, c’est plutôt de nos idées-affections, de la manière dont nous sommes affectés par les idées. Si au cours d’une promenade, je rencontre Paul que je n’aime pas, l’idée que j’en forme me chagrine, me fait peur ou m’irrite et si c’est Pierre que je croise pour qui j’ai de la sympathie, l’idée alors me réjouit, me contente. Dans un cas, je suis triste et dans l’autre joyeux. Cette différence entre la tristesse et la joie est selon Spinoza des plus importantes pour nous y retrouver en nous-même, c’est-à-dire faire le tri entre les rencontres qui nous conviennent et celles qui ne nous conviennent pas, celles qui nous sont bonnes, qui nous renforcent, nous améliorent et celles qui nous sont mauvaises, qui nous affaiblissent et nous confinent dans la passivité. C’est de là qu’il part et nullement, on le voit, d’une définition dogmatique de ce que serait Le Bien et de ce que serait Le Mal. Son approche est au contraire très concrète, très immanente, très pragmatique et très lucide. Spinoza ne croit pas comme jadis Platon que notre vie soit une odyssée par laquelle notre âme, désireuse de quitter la prison de notre corps, s’en retournerait vers la lumière antécédente des idées toutes faites ; il ne croit pas davantage, suivant le modèle de la morale chrétienne, que la vie terrestre ne soit qu’un lieu de passage vers un autre monde où l’homme sera jugé et soit puni, soit récompensé, mais pense de manière à nos yeux beaucoup plus sérieuse qu’il n’y a pas d’au-delà, que la vie sur terre est pour nous la seule qui soit et donc la seule qui ait un sens proprement humain. C’est ce que signifie entre autres sa magnifique formule souvent citée : « la sagesse est méditation de la vie, pas de la mort ». Cette vie-ci étant la seule qui soit nôtre, mieux vaut une éthique qui lui soit appropriée, qui tienne compte de la réalité humaine au lieu de s’en plaindre et de la fustiger, d’exiger d’elle tantôt la sainteté et tantôt l’obéissance aveugle. Il nous convient de rechercher ce qui nous fait du bien et d’éviter ce qui nous fait du mal. Pour pratiquer cet art de la quête du bon et de l’évitement du mauvais, il faut apprendre à « sélectionner » les rencontres, à cultiver celles qui nous sont bonnes et à fuir celles qui nous sont mauvaises, qui nous affaiblissent et peuvent même nous être fatales. On ne peut donc se laisser aller au hasard des rencontres et les prendre comme elles viennent, au petit bonheur la chance. Le monde n’ayant pas été créé par une Providence orientée sur le bien-être de notre petite personne, nous avons plus de chances de faire de mauvaises rencontres que de bonnes. Les motifs de tristesse sont plus nombreux que les sources de joie et c’est pourquoi la première des démarches est de cultiver celles-ci, d’œuvrer à leur retour. En soi, la différence de la tristesse et de la joie ne nous fait pas déjà sortir de la passivité vu que l’une et l’autre nous arrivent du dehors, mais alors que la tristesse est toujours passive, la joie passive peut se transformer en joie active, elle peut par une sorte de saut qualitatif, devenir action, devenir cause d’elle-même ou chemin de liberté...
A ce stade de l’analyse, on peut déjà comprendre qu’une telle éthique de la joie soit inséparable de certains choix politiques, d’une résistance aux volontés de certains hommes de pouvoir, ceux qui, prêtres ou politiciens, croient qu’il y va de leur intérêt que nous nous sentions tristes et coupables, c’est-à-dire apeurés et dociles...
Mais n’anticipons pas et précisons plutôt le processus de mutation par lequel de passive une joie peut devenir active. La joie passive vient toujours d’une bonne rencontre, de quelque chose qui compose avec notre nature et la renforce ; elle ne peut pas venir de quelque chose qui nous soit hétérogène, un dieu ou une bête. Pour Spinoza, la joie ne peut nous venir de la solitude qui est un mode dégradé de l’existence, elle ne peut nous venir que d’autres hommes. Seuls ceux-ci peuvent avoir avec nous quelque chose en commun, quelque chose dont il soit possible de former une « notion commune ». C’est l’idée que nous avons en commun avec d’autres hommes qui seule nous met sur la voie des créations bénéfiques. L’homme est certes un « être-avec-l’homme », mais cette pensée est en soi trop abstraite, trop générale, trop universelle. Avec, en un sens, veut dire pour ; « l’homme n’est pas un loup pour l’homme, mais un dieu », dit-il, voulant dire par là, contre Hobbes, que c’est par une coopération inter-humaine que les hommes se libèrent, ce qui implique culture et savoir plutôt que nature et ignorance. Spinoza n’est pas de ceux qui pensent que la culture gâte la nature de l’homme ; il pense au contraire qu’il est de la nature de l’homme de se cultiver, de s’éduquer jusqu’à atteindre au meilleur de lui-même, lequel est un point d’arrivée qui peut différer profondément du point de départ. La vie n’est pas un cercle, mais un processus qui peut être orienté vers du mieux. L’entrée dans un tel processus libérateur ne passe pas par des valeurs transcendantes, mais par une pratique de coopération inter-humaine, entendons une pratique de l’ « amitié » qui, en tant que telle, demeure inséparable d’une hostilité au moins potentielle. Il n’y a pas de pour sans contre, pas de paix sans guerre et donc pas de « notions communes » dont la vivante expérience n’implique une polémique contre ce qui est susceptible de leur porter atteinte. Spinoza n’est en rien un pacifiste ; il sait, comme tout philosophe de la politique, qu’il n’y a pas plus, redisons-le, de paix sans guerre qu’il n’y a de jour sans nuit, mais surtout sait-il que les « notions communes » les plus universelles ne nous sont ni les plus utiles, ni les premières que nous puissions former. Les idées comme celle d’ « Homme » en général sont trop génériques ; elles ne sont pas assez précises pour rendre compte des façons dont nous sommes diversement affectés. Ainsi, sous l’angle des affects dont ils sont capables, un cheval de labour est certainement plus proche d’un bœuf que d’un cheval de course ; il a plus de choses « en commun » avec cet autre animal et ce, nonobstant la définition biologique et le classement qu’elle implique. En fait, ces « notions communes » sont les premières idées que nous puissions former et c’est par elles que nous pouvons devenir capables d’une action pensante, soit d’une pensée dont l’expression soit génétique : quand je dis par exemple qu’une sphère est un demi-arc de cercle qui « tourne » autour de son diamètre, eh bien, il ne tourne pas tout seul ; c’est la pensée qui le fait tourner et produit la définition mathématique de l’objet sphérique. Mais délaissons ce domaine dont l’exactitude n’est pas un bon modèle au regard des questions éthiques et politiques. Prenons plutôt l’exemple empirique du soleil et de la manière dont son rayonnement affecte notre corps en nous procurant tantôt une sensation agréable, tantôt le désagrément d’une brûlure. Dans une telle expérience, nous sommes bien davantage renseignés sur les modifications de notre corps que sur le soleil lui-même en tant qu’il les cause, mais cause aussi tant d’autres effets dont nous n’avons pas l’idée. En ce cas précis, l’idée que nous avons du soleil est une idée inadéquate : elle ne permet pas de dépasser le niveau des indications vagues, des signes auxquels se réfèrent les esprits superstitieux et de manière générale tous ceux qui en demeurent au premier stade de la connaissance, le stade infantile, celui où tout est possible, que les arbres parlent ou que les problèmes de l’existence se résolvent par magie... Les idées inadéquates sont les idées dont on se contente quand on ne fait pas de philosophie. Les idées adéquates dépassent complètement les simples perceptions et les idées de pure reconnaissance qui si claires et si distinctes qu’elles puissent être ne permettent jamais de remonter jusqu’à la connaissance de la cause ; elles se contentent de confondre celle-ci avec son effet et conduisent aux douteux procédés de l’héritage thomiste : la transcendance, autrement dit l’éminence, l’analogie et l’émanation, autrement dit, plus simplement, « l’asile de l’ignorance ». Entre ce premier genre de connaissance et le troisième, il y a le second, lequel occupe la majeure partie de l’Ethique : du Livre II jusqu’à la proposition 21 du Livre V, il n’est question au fond que de la transition entre les idées-affections et les idées adéquates qui sont le savoir par les causes. C’est donc, selon Spinoza, la formation des notions communes qui nous conduit aux idées adéquates, lesquelles nous mettent en possession de notre puissance formelle de penser. Il importe à ce stade que l’aspect spéculatif de cette philosophie ne nous dissimule pas l’essentiel, à savoir le contenu proprement éthique de l’œuvre et sa dimension pratique. Quand nous rencontrons un corps qui convient avec le nôtre, nous éprouvons une joie passive qui nous induit à former l’idée de ce qui est commun à ce corps et au nôtre. La joie est privilégiée pour la raison que, loin d’être un sentiment contraire à notre nature, elle nous conduit à l’actualiser sans pour cela nous faire atteindre déjà l’enchaînement rationnel des idées. Pour développer cette puissance de penser, pour passer de la possibilité de la pensée à sa capacité effective, il faut que nous formions une idée adéquate, soit une idée qui nous vienne non plus du dehors, mais de ce qu’il y a de commun entre le dehors et nous-même. La joie change alors de cause ; elle n’est plus au-dehors de notre esprit, mais en lui. Les désirs de la raison peuvent alors l’emporter sur les désirs passionnels ; ils deviennent des désirs constructifs plutôt que des désirs impuissants, que des désirs soudés à du manque. En s’ajoutant à la joie passive, la joie active remplace les désirs de la passion par ceux de la raison, comprenons par des actions éthiques. Il est clair que la tristesse ne saurait jouer ce rôle car elle signale toujours une impuissance, indique quelque chose qui ne nous convient pas, avec quoi nous n’avons rien de commun. En un sens, il y a toujours quelque chose de commun, comme l’étendue pour tous les corps, mais cette communauté par l’universel unit trop loin pour s’inscrire dans le jeu subtil du pour et du contre, de la convenance et de la disconvenance. On peut certes affirmer que comprendre une disconvenance, c’est déjà agir, mais ce n’est précisément pas former une « notion commune », entrer dans l’agir communautaire qui non seulement nous permet au mieux d’éviter les mauvaises rencontres, mais encore nous permet de faire face à celles que nous ne pouvons éviter car il y a, Spinoza ne l’a jamais nié, des tristesses inévitables. La force n’est pas dans la fausse indifférence affichée à leur endroit, elle n’est pas dans la dénégation, mais dans la capacité à réduire leur néfaste empire. Cette éthique de la liberté est ainsi inséparable d’une polémique dirigée contre la servitude. L’ontologie de Spinoza n’est ni une spéculation abstraite pour misanthropes coupés du monde, ni un refuge pour intellectuels soucieux de cultiver la distinction de leur individualisme. C’est au contraire une ontologie inséparable d’Autrui autant que de l’action collective ; c’est une philosophie qui ne rougit pas de donner des conseils et d’énoncer des règles pratiques permettant de mieux vivre, d’accéder à une vie meilleure, en premier, faire en soi la chasse aux passions tristes et au-dehors de soi pratiquer une impitoyable sélection des rencontres, ce qui, bien entendu, veut tout dire, sauf les éviter sous le prétexte d’expériences qui nous furent malheureuses ou funestes. C’est dans les scolies de l’Ethique que Spinoza développe sa polémique contre les prophètes et les tyrans, soit contre ceux qui vivent de nos tristesses et donc les alimentent, mais il le fit aussi dans le deuxième ouvrage que nous aimerions citer à l’appui de notre argumentation : le « Traité théologico-politique ».
Cet écrit est d’une importance extrême pour notre propos : sa rédaction permit très certainement à Spinoza d’approfondir quelques-uns des thèmes de l’Ethique tels que nous venons déjà de les parcourir, mais il est en outre à noter qu’il fut vraisemblablement entrepris à la demande du grand Républicain Jan de Witt, homme politique d’exception qui devait affronter les attaques monarchistes et absolutistes de la Maison d’Orange en même temps que les revendications haineuses et totalitaires de l’Eglise calviniste. Lorsque ce grand homme fut lynché par une foule en délire le 20 août 1672, Spinoza voulut dénoncer ce meurtre sur lequel les autorités orangistes fermèrent les yeux, il voulut coller sur les murs un placard intitulé « Ultimi Barbarorum », « les derniers des barbares », mais son ami, le peintre Van Spick, chez qui il s’était réfugié, réduit à la misère par les ennemis de la liberté, parvint à le dissuader d’accomplir cette action inutilement dangereuse. La réaction obscurantiste l’avait emporté en Hollande et l’un des esprits les plus libres que la terre ait jamais porté était ainsi réduit au silence.
En vérité, fort peu de livres furent autant attaqués que ce Traité qui fut encore dénoncé par Hermann Cohen durant la République de Weimar et plus récemment, quoi que plus subtilement, très nettement désavoué par Emmanuel Lévinas qui n’entendait pas que Ben Gourion eût tenté de lever la honteuse condamnation pesant encore sur le petit juif d’Amsterdam. « Le peuple juif est assez grande personne pour se permettre un désaccord, fût-ce avec Spinoza », peut-on lire dans « Difficile liberté ».
Ceci pour ne rien dire ni de la méprisante ignorance ou de la complète mauvaise foi dont fait preuve Heidegger dans son « Schelling », ni de la conduite de Leibniz qui lui rendit visite, s’en inspira très certainement, mais prétendit plus tard ne l’avoir jamais rencontré, souhaitant qu’on le jette en prison et que l’on brûle ses manuscrits !
Mais de quoi donc est-il question dans cette apologie de la liberté de penser et d’enseigner ?
En tout premier de la Bible et du peu de crédit philosophique que l’on peut lui accorder, de la manière de lire et d’interpréter ce livre que d’aucuns croient inspiré par Dieu.
Récusant cette opinion traditionnelle, Spinoza instaure avec netteté la différence conceptuelle qu’il convient d’établir et de maintenir entre d’une part la « Révélation » des « Commandements divins » tels qu’ils sont exprimés dans la Bible et le concept philosophique de Dieu en tant qu’il ne commande rien, que la justice n’est pas l’un de ses attributs comme le sont l’étendue et la pensée...
Pour Spinoza, la Bible est manifestement un texte destiné à faire obéir les masses, mais ce n’est nullement un écrit qui chercherait la vérité et la formulation conceptuelle qui lui fait toujours corps. Dans la Bible, il n’y a pas de vérités d’ordre philosophique, c’est d’autre chose qu’il est question. Il n’est possible d’y découvrir que des impératifs, que des injonctions plus ou moins fabuleuses, que des signes appartenant tous au premier genre de la connaissance, à son degré le plus bas, le plus misérable : nonobstant la validité de certains préceptes qui s’y trouvent, il ne s’agit pas d’un ouvrage utilisable dans une recherche de vérité. La cause de la liberté de pensée et d’expression apparaît comme rigoureusement inséparable d’une critique radicale de toute religion révélée et c’est ainsi que la différence de l’Eglise et de l’Etat, que la différence de la religion et de la politique commence à se trouver pourvue d’une fondation proprement philosophique.
Ce que Spinoza a clairement établi est donc, tout simplement, que la Bible est un ouvrage philosophiquement illisible, un écrit « hiéroglyphique », indéchiffrable, somme toute un pur objet de curiosité. La Bible n’est au fond qu’un écrit qui suppose et entretient la superstition, laquelle est l’ennemi naturel de la philosophie, son obstacle majeur. Certes, ce texte est loin d’être le seul du genre et la superstition peut évidemment avoir bien d’autres masques que celui-là, si prestigieux fût-il ; elle peut aussi se déguiser en pseudo-philosophie et exercer sa domination par de tout autres voies que la théologie. Mais ce que le Traité théologico-politique a clairement dégagé est un mécanisme mental, un procédé intellectuel toujours le même : celui par lequel on dépasse une décision immanente par une considération transcendante destinée à la valoriser, à lui conférer un prestige supérieur, à l’envelopper dans un habit d’éternité. Il s’agit immanquablement de faire passer un élément imaginaire et passionnel pour une vérité divine et sur cette base, les hommes s’autorisent toutes les cruautés. Parmi les motifs externes de la pensée spinoziste, on peut très certainement mentionner le contraste effrayant entre une doctrine religieuse de l’Amour universel et les pratiques chrétiennes de persécution, mais au-delà de cette situation historique déterminée, au-delà donc des conditions politiques particulières ayant motivé la rédaction de ce Traité, celui-ci contient en lui-même une dimension intemporelle ou comme eût dit Nietzsche, « inactuelle », « intempestive », ce qui signifie au fond : demeurant encore et toujours de pleine et entière actualité !
L’idée pratique ou politique qui résulte du Traité est qu’il faut séparer rigoureusement les impératifs théologiques des concepts de la philosophie qui, plus jamais après Spinoza, ne cessera de dénoncer les alliances funestes du type « Moïse et Dieu » ou « Tous les hommes et la Passion de Jésus »...
Les prophéties, toutes les prophéties, ne sont que des décisions d’hommes politiques parlant « ad captum vulgi », c’est-à-dire en usant du procédé rhétorique moralement douteux qui consiste, par exemple, à faire passer des « vérités nouvelles » pour identiques aux opinions et préjugés des masses. Dieu n’a pas d’affections passives et ne saurait s’avérer colérique, mais évoquer la « Colère de Dieu » peut servir un Ordre Politique. C’est de la propagande et rien d’autre ou comme on dit aussi de l’idéologie, à savoir une propagande qui dure.
Mais la politique peut-elle vraiment faire l’économie de la ruse et de tous les procédés qualifiés aujourd’hui de publicitaires ?
Spinoza est persuadé qu’il n’en est rien et c’est l’une des raisons pour lesquelles l’on peut, par exemple, se conformer à une religion à laquelle on n’adhère pas. On peut être comme Giordano Bruno catholique et athée. Le passionnel est invincible, toute société a donc besoin de l’ « opium » religieux, besoin de la crainte et de l’espérance et à cet égard, il est clair que Spinoza n’a cessé de prendre très au sérieux son devoir envers la société.
On peut certes s’interroger sur le sens de cette « reculade » intellectuelle, se demander si celui qui portait sur son sceau le mot « caute », signe d’audace et d’indépendance intellectuelles, n’a pas tout simplement eu peur, ce qui d’ailleurs n’aurait pas été étonnant si l’on considère les injures, les attaques et les menaces dont il fut l’objet, et s’il ne s’était pas somme toute résolu à argumenter, lui aussi, à partir d’une position cachée, ce que trahit peut-être l’anecdote suivant laquelle il s’est peint lui-même en Masaniello, révolutionnaire napolitain assassiné en 1647...
On peut se demander s’il n’a pas cherché à dissimuler l’implacable rigueur de sa critique interne de la théologie en l’enveloppant de considérations exotériques destinées à tromper les esprits médiocres, ceux dont il faut toujours craindre l’infinie méchanceté...
Mais il ne nous semble pas nécessaire de recourir à de telles suppositions vu que l’Ethique elle-même légitime, nous l’avons vu, l’irréductibilité relative du passionnel et l’impossibilité corrélative où demeurent la plupart des hommes de ne vivre que selon la Raison. Nous reviendrons sur ce problème crucial ; pour l’heure, il nous suffit de reconnaître que ce Traité, qui ne s’adressait pas à des philosophes, mais seulement à des chrétiens libéraux, philosophes uniquement « potentiels », demeure un incomparable plaidoyer pour une « liberté de philosopher » dont l’époque permettait peut-être d’espérer l’établissement, tant les persécutions religieuses y devenaient impopulaires... Approché sous cet angle, Spinoza a manqué son objectif, mais son analyse n’en demeure pas moins foncièrement et radicalement anti-judéo-chrétienne ; elle est philosophique, elle est l’œuvre d’un « bon Européen » qui, désireux d’en finir avec les guerres de religion, a conceptualisé l’avantage politique d’une séparation de l’Etat et de la Société et clairement estimé que la religion devait être convertie en une affaire strictement privée et celle-ci, si possible, en une affaire qui serait celle d’êtres humains cultivés et rationnels. Nous percevons déjà combien cet écrit est animé d’une inspiration qualifiable de libérale dès lors que la « liberté de philosopher » ne peut exister et être tolérée qu’au sein d’un Etat démocratique, c’est-à-dire un Etat fondé sur l’idée que les transcendances sont des mécanismes immanents très concrets et les lois toujours humaines, c’est-à-dire faites par certains hommes pour certains hommes contre d’autres hommes. Les lois sont de la politique, elles ne sont pas seulement juridiques. Par le retour de cette problématique si présente dans les Cités de la Grèce ancienne, là où naquirent en s’opposant la démocratie et la philosophie, Spinoza n’est pas déjà un fondateur du libéralisme politique, car à ce compte-là, tout philosophe le serait, de Platon à Marx et de Nietzsche à Heidegger. Ce ne serait pas sérieux : parler en ce cas précis de libéralisme politique, c’est considérer plus précisément que le libéralisme ne réside pas dans une volonté de supprimer ou de déplorer l’existence de la politique, mais plutôt dans une manière très précise de la faire et que Spinoza permet de comprendre avec une grande rigueur. C’est cela le thème de notre exposé, c’est si l’on veut la question du droit naturel et de sa situation au sein de la civilisation européenne et de la politique libérale dont on peut dire qu’elle caractérise l’Occident tout entier depuis l’écrasement du nazisme et la fin de cette Saint-Barthélemy de douze ans qui s’abattit sur le monde.
La culture est culture de la vie humaine, culture de la vie par elle-même. Ceci signifie que la culture ne saurait se couper de la vivante nature qui la supporte ; elle est plutôt le vivre-ensemble tout à fait naturel des hommes. Il y a un fond naturel dans toute culture humaine, un fond commun qui n’est pas, comme le pensait Hobbes, une guerre de chaque individu contre chaque individu ou de tous contre tous, mais toujours déjà un jeu du pour et du contre entre des communautés humaines, entre des groupes. Là où Hobbes percevait dans l’état de nature un obstacle à l’idéal libéral de civilisation, qui en lui-même est une coalescence entre des cultures plutôt que la domination d’une seule, Spinoza a conçu l’existence humaine comme étant déjà toute entière une coopération de ce genre. Il n’y a pas pour lui de nature impolitique ou non-libérale de l’homme, mais plutôt une liberté coexistentielle qui requiert d’être encouragée et développée plutôt que réprimée et cassée par le pouvoir coercitif d’une administration aveugle ou d’une bureaucratie qui se croit juste du seul fait qu’elle soit étatique et se déclare « sociale ». La politique ne peut être mesurée à un idéal abstrait et utopique, mais au contraire à ce qui la mesure toujours : une nature humaine toujours déjà politique, c’est-à-dire une politique qui sache aussi que tout n’est pas politique, qu’elle-même, en tant que politique, s’enracine toujours dans l’être en général et dans la modalité humaine de celui-ci, lesquels sont les thèmes naturels de toute philosophie et plus particulièrement de l’ontologie éthique de Spinoza, entendons de l’ontologie comme éthique.
Contrairement à l’étourdissante analyse de Heidegger dans « Etre et Temps », la conscience éthique n’est pas vide, mais s’ouvre au contraire sur des principes d’action politique très précis et très capables de motiver des choix entre des régimes et plus précisément entre les deux ennemis majeurs de la modernité : la démocratie et la dictature. Ce ne sont pas là des options sur des noms ; il ne suffit pas de se dire démocratique pour l’être, ni d’ailleurs dictatorial...
Les choses de la politique sont au-delà des mots et s’apprécient autrement ; il y faut, par-delà les idéologies impolitiques, des idées adéquates, des concepts tels qu’ils s’en trouvent dans le « Traité politique ».
Ce texte dont le titre, dans sa sèche rigueur, indique à lui seul que la « théologie » a été conceptuellement évacuée du problème vaudra selon nous aussi longtemps qu’il y aura de la politique et nonobstant certains slogans mondialistes ou anti-mondialistes, la dépolitisation n’est pas pour demain. L’homme ne peut échapper à la politique, donc à la guerre ; il ne le peut car, sans être pour cela ou bon, ou méchant, il est un animal dangereux, le plus dangereux peut-être qui soit jamais apparu sur notre planète. C’est un fait, mais la politique doit être plus que la reconnaissance du fait politique ; elle doit être gouvernement de la puissance naturelle, elle doit être pouvoir. Il y a une nécessité ontologique du pouvoir politique et de ce fait une positivité intrinsèque de celui-ci ; il y a comme un fait du combat qui, depuis l’antique parole de Héraclite « la guerre est Père de toutes choses », revient s’imposer à l’histoire des hommes en dépit des changeantes motivations qui président à son déclenchement. Le pourquoi des luttes peut bien changer du tout au tout, être théologique, métaphysique, moral, économique, technologique ou culturel, les luttes demeurent, interminablement. Les essences changent, mais l’existentiel demeure. Certes, il ne demeure pas sans s’articuler au domaine central dont il peut conduire l’intensité jusqu’au combat, mais il demeure comme substance éthique de l’histoire, comme rapports de force. Toute Morale universelle s’oppose à la politique qui n’évolue qu’au sein d’une pluralité irréductible, constituante de son être même, mais nullement l’Ethique de Spinoza qui s’aligne d’un bout à l’autre sur le sérieux de la vie, c’est-à-dire sur la possibilité toujours là de la guerre et la nécessité de temps à autre de la faire. L’état de nature, qui veut que la vie revienne, renaisse, ne saurait tolérer que le Marché soit sacralisé au point d’être assimilé à une superstition nouvelle. L’économie dont le fondement naturel est dans le besoin des hommes ne saurait à elle seule mettre fin aux luttes politiques, à cette physique de la puissance qui recherche la Constitution politique la meilleure au travers d’une désutopie radicale, s’entend une pensée pour laquelle le non-être est non-être et donc toute prétendue pensée de celui-ci affabulation, simulation tristement spectrale, considération inadéquate. Au cœur de la désutopie de Spinoza, que trouve-t-on ?
Tout simplement la nature humaine en tant qu’elle est politique et que sa culture politique comme déploiement constituant de sa puissance effective la meilleure ne peut être que démocratie, soit un pouvoir sachant que sa puissance repose dans la qualité de l’obéissance accordée à ses injonctions. C’est dans les gens, dans la « multitude », disait Spinoza, que tout pouvoir tire sa puissance ou découvre son impuissance et c’est en quoi la démocratie est l’Absolu de la Politique comme libération la meilleure du potentiel naturel des humains, de leur libre joie d’être là, vivants, au cœur du monde, au sein de la substance multiple et infinie dont les modifications sont toutes des productions immanentes, des réalités dont la meilleure tient à la capacité d’exalter librement et d’améliorer librement et ce que l’on est, et qui l’on est. L’intelligence naturelle articule naturellement sa culture à la nature et la fait aller plus loin, vers du mieux. C’est cela l’artificiel ; c’est une seconde nature qui n’efface jamais la première, mais ne laisse de la modifier, de lui donner, dirait-on aujourd’hui, une culture de civilisation qui certes nous vient de la Grèce des Cités, mais qui en se diffusant à travers notre histoire n’a cessé de se transformer, parfois de s’améliorer, parfois, hélas, de s’estomper. Ce que Spinoza a détruit par sa destruction conceptuelle de la théologie, c’est un système mental qui renforçait le pouvoir absolutiste contre les capacités de liberté de la multitude, mais sa critique n’allait pas, loin s’en faut, jusqu’à imaginer que la puissance de la multitude serait plus heureuse sans le pouvoir politique, sans la cohésion qui la maintient à la vie et lui apporte la sécurité sans laquelle nulle prospérité n’est possible. Spinoza n’eût pas « cautionné » l’impolitique attitude qui ne laisse de confondre démocratie et démocratisation et par là, ne laisse d’exporter dans des relations et des activités humaines qui ne sauraient les tolérer des principes proprement politiques. Un concept philosophique ne sera jamais l’objet d’une négociation ou d’un consensus d’assemblée ; la seule chose que celle-ci puisse faire, c’est comme en Belgique, interdire de facto l’enseignement de la philosophie en qualifiant de « cours philosophies » des options théologiques ou des dogmatiques qui n’en sont que la sécularisation. C’est une décision démocratique, mais elle ne va pas dans le sens réclamé par Spinoza d’une démocratie assez forte et assez sûre d’elle-même pour favoriser chez ses citoyens la liberté de philosopher dont l’exercice suppose l’apprentissage de la philosophie...
Mais revenons-en au Traité politique, au Traité où il n’est question que de la communauté collective des hommes, que d’une fondation de la démocratie comme fondation de la politique la plus appropriée à la trame des passions humaines, là-même où la liberté peut se déployer en passant par la construction des « notions communes » qui sont seules susceptibles d’assurer le concept de la nécessaire sécurité qu’offrent les bons gouvernements. Deux hommes qui ont une notion commune ont plus de puissance d’exister et de penser que si chacun était enfermé dans sa solitude et plus ils sont nombreux à s’accorder sur elle et plus ils sont puissants. C’est un déplacement de force parfaitement immanent, horizontal, c’est un consensus qui n’a rien de contractuel et surtout rien à voir avec un Contrat dit social du seul fait qu’on serait tenu d’y adhérer sans l’avoir ni signé, ni négocié. Le meilleur Etat est selon Spinoza l’Etat libéral en ceci qu’il inscrit en lui-même l’expansion maximale des libertés humaines tout en ne se dérobant pas aux différences constitutives de toute politique : le commandement et l’obéissance, le public et le privé, l’allié et l’ennemi. Il est vrai que Spinoza déconstruit la transcendance du pouvoir, mais ce n’est pas pour le supprimer, mais le fonder sur la liberté dont les hommes deviennent capables en coopérant. L’interdépendance n’est pas la servitude ; seule l’est la dépendance consistant à s’imaginer seul au monde ou pire encore hors du monde. La multitude que Spinoza pose au fondement de la puissance du pouvoir peut bien être considérée comme son âme plurielle, il demeure qu’elle implique une cohésion, une unité d’action impliquant au sens précis une animation qui soit autre chose qu’une agitation rhétorique ou qu’une fiction strictement symbolique. Spinoza dénonce la superstition comme une manipulation des esprits visant à renforcer le despotisme, mais ce n’est pas pour sombrer dans l’anarchisme révolutionnaire qui n’est rien que l’excès inverse, que son double tout aussi terrifiant. Ses analyses de l’Etat des Hébreux et de l’histoire catastrophique de Cromwell attestent à suffisance que Spinoza croyait en la bénéfique nécessité des Institutions plus que dans le libre déchaînement des passions. Celles-ci ne surviennent certes pas quand les citoyens sont des hommes libres qui ne confondent pas liberté et barbarie ou férocité, mais les bons citoyens sont rares, surtout quand le peuple est invité à se comprendre comme atomisé en individus repliés sur eux-mêmes et dénués de culture proprement politique. Les Institutions pèsent certes d’un poids inhumain, mais à l’instar des liens qui permettent à Ulysse d’écouter le chant des Sirènes, elles sont indispensables au jeu des relations humaines. Elles entravent, mais favorisent la communication inter-humaine qui, jamais, ne prend l’allure d’une communion ou d’une Mystique des corps. La communication qui résulte des notions communes ne va dans le sens des mystifications identitaires, mais dans celui des singularités réelles, c’est-à-dire plurielles. Il n’y a pas de « Je pense », mais un « l’homme pense » par « notions communes », par ces idées qui se forgent dans ce bien commun par excellence que sont les langues et tous ceux qui les parlent, bien ou mal. Le libéralisme n’est pas une politique anti-étatique, mais un essai permanent de préserver l’Etat contre le rêve meurtrier de l’Un, de l’uniformité politico-religieuse de l’espace national ; il est selon l’interprétation que nous nous donnons de Spinoza la politique qui s’inscrit au mieux dans l’appétit naturel que les hommes ont de l’état civil et qui s’atteste déjà dans le souci qu’ils ont de communiquer à d’autres leurs pensées. Il y a certes quelque chose de libéral dans le développement des techniques de communication qui font que les frontières n’ont plus à être franchies, mais sont annulées par la puissance des réalités virtuelles qui, de facto, échappent aux contrôles des administrations : toutefois que la gestion des inégalités sociales, s’entend la nécessité de ne pas les laisser devenir enjeu d’une politique de guerre, échappe aux Etats nationaux sans avoir de véritable relais mondial ne saurait être un motif de réjouissance, car la guerre mondialisée qui fut déclenchée contre la civilisation occidentale toute entière le 11 septembre 2001, atteste à suffisance que la politique ne disparaît pas avec l’ébranlement de la vieille Triade : Etat, Nation, Territoire ; elle change seulement d’essences, nullement la nature de son existence même. Le fait que la mondialisation n’ait pas de dehors ne met pas fin aux politiques d’exclusion ; il les rend seulement plus intensives qu’extensives, multipliant les zones et les camps d’exclusion partout dans le monde. Il y a une cruauté abstraite et sans visage qui n’est pas moins que les bureaucraties d’Etat l’ennemi auto-déclaré du libéralisme politique, tel que fondé par Spinoza.
© Doctor PATRICK DESCHUYTENEER
Dépot Légal : D/2003/7584/1