"Spinoza et nous", par Robert Misrahi

  • 26 avril 2009

La philosophie de Spinoza m’a toujours paru la meilleure préparation à une réflexion éthico-politique pour notre temps - singulièrement dans la situation de crise généralisée qui est la nôtre. Car c’est bien pour résoudre une véritable crise, et le désarroi qu’elle engendre, qu’il se propose de construire à neuf une philosophie intégrale - c’est-à-dire une éthique découlant d’une ontologie et entraînant une politique.
Spinoza ne part pas directement du bonheur proprement dit. Il pose d’abord la question de fond : si tous les biens ordinairement poursuivis sont vains, éphémères et fragiles, qu’est-ce donc qu’un « bien véritable » (nous dirions : une valeur véritable), un bien qui pourrait nous faire accéder à une joie extrême, parfaite et durable ? En réponse, il ne propose ni un ascétisme spiritualiste ni un matérialisme libertin. Mais d’abord de mieux connaître la Nature qui nous enveloppe et la nature de l’être humain.
Il n’existe qu’un seul monde, et c’est la Nature. Elle est infinie et déterminée, et surtout elle est une. On peut, si l’on veut, l’appeler « Dieu » (« Deus sive Natura »). Le dualisme traditionnel Dieu-monde est clairement dépassé et combattu par un philosophe que ses contemporains tenaient à bon droit pour athée. Pour nous, modernes, cette révolution spinoziste nous apprend que toute réflexion éthique et politique doit commencer par la laïcité et non par une religiosité vague, toujours capable d’intégrer l’intolérance et la violence

Une fois déblayé le terrain métaphysique, Spinoza peut construire une anthropologie philosophique : il faut connaître l’homme tel qu’il est avant de lui proposer une nouvelle morale et une nouvelle sagesse. Et ici, aussi, la pensée de Spinoza s’avère tranquillement révolutionnaire. Il affirme d’abord l’unité de l’homme : l’esprit n’est pas une âme mais la conscience du corps. Et l’essence de cet individu unitaire est le désir. Un discours que nos contemporains sont tout prêts à entendre. A la différence de Schopenhauer (qui fait du désir l’origine indépassable de la souffrance), de Nietzsche (qui enlève au dionysiaque toute forme de conscience), ou de Freud (persuadé de l’impossible satisfaction du désir), Spinoza décrit le désir comme une puissance de vie, un conatus, un « effort pour persévérer dans l’être ». A la différence des idéalistes comme Platon, Descartes ou Kant, il ne considère pas le désir comme une force aliénante et coupable mais comme le légitime mouvement vers l’estime de soi et la joie de vivre. Certes, il existe des « passions » qui nous aliènent, mais il sait opérer la distinction nécessaire : ce n’est pas le désir comme tel (l’affectivité) qui est aliénant, c’est le désir lorsqu’il est dévoyé par l’ignorance et l’imagination. Pour accéder à une joie solide, il y a donc bien lieu de se libérer des passions (notre temps, confronté au fanatisme, à l’arrivisme et à la cupidité, en aurait bien besoin), mais cela ne peut se faire que par la transformation du désir passif en désir actif, éclairé par la connaissance et tamisé par le souci d’une liberté véritable.

Muni de cette anthropologie du désir, Spinoza peut enfin nous proposer une éthique. Celle-ci aura pour ainsi dire deux étages, comme une fusée.

L’éthique humaniste de la joie

D’abord une morale « utilitaire » de la « conservation de son être » (nous dirions santé, sécurité, confort matériel, jouissances concrètes, justice) et de la joie de vivre. Spinoza précise : il ne s’agit pas de n’importe quels plaisirs, il s’agit de la recherche de « l’utile propre », c’est-à-dire de ce qui nous est personnellement le plus utile. C’est par la réflexion et la connaissance que l’individu saura quels sont les « biens » concrets qui seront le mieux adaptés à sa personnalité singulière et à son projet de vie libre et heureuse. Ce premier moment de l’éthique n’est pas une spontanéité aveugle et libertaire des plaisirs et des instincts, il est une maîtrise de sa vie, dans la perspective d’une existence à la fois épanouie, amicale et intelligente. Pour parvenir à ce stade, il est impératif de combattre les préjugés : la « superstition religieuse », le culte du remords ou de la pitié, les doctrines de la souffrance et de la culpabilité. « Seule une superstition farouche et triste peut interdire qu’on se réjouisse. Car en quoi vaut-il mieux apaiser la faim et la soif que chasser la mélancolie ? Aucune divinité, nul autre qu’un envieux ne se réjouit de mon impuissance et de ma peine... » Pourvu qu’ils ne nuisent à personne, tous les plaisirs sont donc légitimes. Ils seront le fait de « l’homme libre » lorsqu’ils seront réfléchis, autonomes et spécifiques.
En plein XVIIe siècle, face au calvinisme puritain et au judaïsme orthodoxe, cette éthique de la joie de vivre est une véritable doctrine libertaire et révolutionnaire. On l’a souvent liée à la montée de la bourgeoisie dans la Hollande d’alors. A tort. Chacun est concerné par l’accès à la jouissance de la vie et de ses joies. Et, comme on le sait, les guerres de religion, assorties de meurtres, croient toujours se justifier par des discours ascétiques. C’est l’amour de la vie qui est du côté du progrès.
Ensuite une sagesse intérieure de la « béatitude », c’est-à-dire de la joie extrême et parfaite. Ces deux niveaux ne marquent pas une différence de valeur mais la succession de deux moments de la réflexion et de la vie. C’est seulement en passant par le premier stade de l’éthique (une morale simple et laïque du bonheur concret et maîtrisé) que « l’homme libre » est en mesure d’accéder à son second stade, le niveau ultime de la sagesse existentielle.
Ces deux moments sont indissociables car ils concernent tous deux notre « félicité », comme dit Spinoza, c’est-à-dire notre bonheur : à la fois nos conditions de vie et la signification même de notre existence. C’est parce qu’ils séparent ces deux moments que nos contemporains (à gauche comme à droite) sont dans l’incapacité chronique de construire une politique humaniste digne de ce nom. Spinoza, quant à lui, savait qu’il avait à rechercher à la fois les conditions et les contenus de l’épanouissement individuel, « matériel » et « spirituel », et la définition du meilleur gouvernement possible.

Le pacte social

Avant de décrire ce stade ultime de la joie qu’est la béatitude, nous devons au moins esquisser la politique de Spinoza. Une société démocratique et pacifiée est la condition préalable au déploiement d’une existence personnelle heureuse et d’une sagesse de la joie extrême. C’est pourquoi Spinoza conclut sa morale de l’utile propre par l’analyse du pacte social. Il introduit celle-ci par une réflexion qui devrait impressionner les esprits démunis de notre temps : « L’homme qui est conduit par la raison est plus libre dans la société où il vit selon le décret commun que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même. » Le pacte, comme accord commun sur les désirs reconnus comme des droits et sur les désirs reconnus comme devant être sacrifiés, permet le passage du droit de nature au droit civil, la loi étant seule garante de la sécurité et de la liberté de tous et de chacun. Sur cette base, Spinoza étudie ailleurs les diverses constitutions possibles et laisse entendre que le gouvernement démocratique est le meilleur des gouvernements. Dans son projet, la souveraineté électorale serait la seule autorité légitime, la terre pourrait être une propriété collective et les citoyens auraient le droit de posséder une arme. Enfin et surtout, « dans une libre République, chacun a toute latitude de penser et de s’exprimer ».
On le voit, toutes nos valeurs démocratiques, et notamment la laïcité et la liberté de croyance et d’expression, s’enracinent d’abord chez Spinoza et ensuite seulement chez les philosophes des Lumières. Mais c’est par l’éthique existentielle de la joie que la politique trouve un souffle, une raison d’être et une source d’inspiration. C’est parce qu’ils négligent ce lien fondateur entre l’existentiel et le politique que nos contemporains peinent à construire des politiques qui aient un sens et un avenir.

Une certaine espèce d’éternité

Nous voici au terme de notre itinéraire spinoziste. L’homme de désir, libéré de ses passions, est devenu l’homme libre, jouissant sereinement de ses plaisirs et de sa vie. Citoyen d’une libre République, il peut enfin se consacrer à sa quête ultime. Par « l’amour intellectuel de Dieu » (c’est-à-dire de la Nature), le sage accède à « une certaine espèce d’éternité ». Conscient de lui-même, du monde et des autres, il sait qu’il fait partie de la Nature et de ses lois et qu’il peut se réjouir de lui-même et de sa vie. Certes, c’est la pensée du déterminisme universel qui lui confère force d’âme et sérénité, mais l’accord réfléchi avec lui-même, ainsi que l’épanouissement de sa personnalité, lui confère aussi le sentiment d’une liberté vraie. Accédant à la plus intense quiétude, c’est dans la béatitude qu’il accède à l’expérience d’être. Au lieu de n’exister, comme l’ignorant, que dans la souffrance et la passion, le sage (tout un chacun, s’il s’en donne la peine) « ne cesse jamais d’être et jouit toujours, au contraire, de la vraie satisfaction de l’âme ».
Cette jouissance d’être est à la fois active et contemplative, sensuelle et réfléchie. Cette exceptionnelle sagesse qui consiste à vivre pleinement sa vie tout en la déployant dans une maîtrise sereine peut apparaître comme une utopie intempestive. Il n’en est rien. Ernst Bloch a bien montré que ce sont les « utopies » et non les mécanismes qui font l’histoire. Disons aussi qu’une telle vision, une telle éthique à double étage (satisfaction intelligente du désir et joie de la plénitude) constitue précisément ce qui manque à notre culture et qui pourrait sous-tendre et inspirer l’action politique. Et ce n’est pas le moindre paradoxe que de constater que notre modernité, avec ses exceptionnels moyens de diffusion de la pensée, est parfaitement capable de mettre en oeuvre ces anticipations qu’on appelle à tort des utopies.

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