TTP - chap.2 - §§7-19 : Les différences des Prophètes.



[7] De même aussi la révélation même différait, comme nous l’avons dit, dans chaque Prophète suivant la disposition de son tempérament corporel, de son imagination et en rapport avec les opinions qu’il avait embrassées auparavant. Les différences en rapport avec le tempérament étaient les suivantes : à un Prophète hilare étaient révélés les événements qui, comme les victoires et la paix, donnent aux hommes une émotion de joie. Des hommes de ce tempérament ont accoutumé en effet d’imaginer plus souvent pareilles choses ; à un Prophète triste au contraire étaient révélés les maux tels que la guerre, les supplices, et ainsi, suivant que le Prophète était miséricordieux, affable, colérique, sévère, etc., il était plus apte à telles ou telles révélations. Les différences relatives à l’imagination consistaient en ce que, si le Prophète était raffiné, il percevait la pensée de Dieu dans un style également raffiné ; s’il était confus, il la percevait confusément ; et de même à l’égard des révélations qui étaient représentées par des images : si le Prophète était un homme de la campagne, c’étaient des bœufs et des vaches ; s’il était un soldat, des chefs, une armée ; enfin, s’il était homme de cour, il se représentait le trône du roi et, autres choses semblables. Enfin il y avait aussi des différences en rapport avec la diversité des opinions des Prophètes ; ainsi aux Mages qui croyaient aux absurdités de l’Astrologie, la naissance du Christ fut révélée (voir Matth., chap. II) par la représentation d’une étoile se levant à l’Orient ; aux Augures de Nabuchodonosor fut révélée, dans les entrailles des victimes (voir Ézéchiel, chap. II, v. 26) la destruction de Jérusalem, que le même roi connut aussi par des oracles et par la direction des flèches qu’il jeta en l’air vers le haut. Aux Prophètes croyant que les hommes agissent par un libre choix de leur propre puissance, Dieu était révélé comme indifférent et comme ignorant les actions humaines à venir. Tout cela nous allons le démontrer point par point par l’Écriture.
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a. §8 : Les différences des Prophètes quant à leur tempérament.

[8] Le premier point est établi par l’exemple d’Élisée (voir Rois, II, chap. III, v. 15) qui, pour prophétiser à Joram, demanda un instrument de musique et ne put percevoir la pensée de Dieu avant de s’être délecté à la musique de cet instrument : alors enfin il fit à Joram et, à ses compagnons des prédictions joyeuses ; précédemment il ne l’avait pas fait parce qu’il était es colère contre le roi ; quand on est irrité contre quelqu’un, on peut imaginer à son sujet des maux, mais non des biens. Pour ce que prétendent d’autres, que Dieu ne se révèle pas à ceux qui sont dans la colère et la tristesse, ils rêvent, car Dieu a révélé à Moïse irrité contre Pharaon cet affreux carnage des nouveau-nés (voir Exode, chap. XI, v. 8) et cela sans user d’aucun instrument. Dieu se révéla aussi à Caïn furieux. A Ézéchiel impatient dans sa colère fut révélée la misère et l’insoumission des Juifs (voir Ézéchiel, chap. III, v. 14). Jérémie, accablé de tristesse et en proie à un profond dégoût de la vie, prophétisa les calamités suspendues sur les Juifs ; si bien que Josias ne voulut pas le consulter, mais s’adressa à une femme de ce temps qu’il jugeait plus apte, en raison de sa complexion féminine, à lui révéler la miséricorde de Dieu (voir Paralip., II, chap. XXXIV). Michée ne prophétisa jamais à Achab quoi que ce fût de bon, ce qu’avaient fait cependant d’autres vrais Prophètes (comme on le voit par le premier livre des Rois, chap. XX), mais toute sa vie lui prophétisa des maux (voir Rois, I, chap. XXII, v. 8, et encore mieux Paralip., II, chap. XVIII, v. 7). Ainsi, suivant leurs divers tempéraments corporels, les Prophètes étaient plus aptes à telles ou telles révélations.

b. §§ 9-11 : Les différences des Prophètes quant à leur imagination.

[9] En second lieu le style de la Prophétie variait suivant l’éloquence de chaque Prophète : les Prophéties d’Ézéchiel et d’Amos ne sont pas écrites d’un style élégant comme celles d’Isaïe et de Nahum, mais avec plus de grossièreté. Et si un connaisseur de la langue hébraïque voulait étudier ces différences avec plus de soin, qu’il compare les uns aux autres quelques chapitres des Prophètes se rapportant au même objet, il trouvera une grande diversité de style ; qu’il compare par exemple le chapitre I de l’homme de cour Isaïe avec le chapitre V du campagnard Amos depuis le verset 21 jusqu’au verset 24 ; qu’il compare ensuite l’ordre suivi et les procédés employés dans la Prophétie écrite par Jérémie contre Edom (chan. XLIX) avec l’ordre et les procédés, d’Obadias ; et encore Isaïe (chap. XL, v. 19 et 20, et le chapitre XLIV à partir du verset 8) avec Osée (chap. VIII, v. 6 et chap. XIII, v. 2). De même pour les autres : un examen attentif montrera aisément que Dieu n’a dans ses discours aucun style qui lui appartienne en propre mais que de la seule culture et de la capacité des Prophètes dépendent son élégance, sa brièveté, sa sévérité, sa grossièreté, sa prolixité et son obscurité.

[10] Les représentations prophétiques et les figurations énigmatiques, bien qu’ayant même signification, différaient aussi ; la gloire de Dieu abandonnant le temple est représentée à Isaïe autrement qu’à Ézéchiel. Les rabbins, à la vérité, veulent que l’une et l’autre représentations aient été identiques, à cela près qu’Ézéchiel, en raison de sa rusticité, fut étonné sans mesure et par suite rapporta toutes les circonstances de sa vision. A moins cependant que les rabbins n’aient eu à ce sujet une tradition certaine, ce que je ne crois nullement, c’est une invention de leur part, car Isaïe vit des séraphins à six ailes, Ézéchiel des bêtes à quatre ailes ; Isaïe vit Dieu vêtu et assis sur un trône royal, Ézéchiel le vit comme un feu ; tous deux indubitablement se le représentèrent comme ils avaient accoutumé de l’imaginer.

[11] Les représentations variaient en outre non seulement par leur nature, mais aussi par leur clarté : celles de Zacharie étaient trop obscures pour qu’il pût les entendre lui-même sans explication, comme il ressort du récit qu’il en donne ; celles de Daniel, même expliquées, ne purent être entendues par le Prophète lui-même. Et cela n’arriva point à cause de la difficulté de la chose révélée (il ne s’agissait en effet que de choses humaines, ne dépassant point les limites de la capacité humaine, sauf en ce qu’elles appartenaient à l’avenir), mais seulement parce que l’imagination de Daniel n’avait pas la même vigueur prophétique dans la veille et dans le sommeil : cela se voit à ce que, dès le début de la révélation, il fut effrayé au point qu’il désespéra presque de ses forces. En raison donc de la faiblesse de son imagination et de l’insuffisance de ses forces les choses lui furent représentées avec une extrême obscurité, et il ne put s’en faire une idée claire, même quand elles lui furent expliquées. Il faut noter ici que les paroles entendues par Daniel furent (comme nous l’avons montré plus haut) seulement imaginaires ; il n’est donc pas étonnant que, très troublé à ce moment, il ait imaginé ces paroles si confusément et obscurément qu’il n’ait pu ensuite en tirer aucune idée claire. Pour ceux qui disent que Dieu ne voulut pas révéler la chose clairement à Daniel, ils semblent n’avoir pas lu les paroles de l’ange qui dit expressément (voir chap. X, v. 14) qu’il est venu pour faire connaître à Daniel ce qui arriverait à son peuple dans la suite des jours. Ces choses demeurèrent donc obscures parce que nul ne se trouva en ce temps, dont l’imagination eût assez de vigueur pour qu’elles pussent lui être révélées clairement. Les Prophètes enfin, à qui fut révélé que Dieu enlèverait Élie, voulaient persuader à Élisée qu’Élie avait été transporté dans un autre endroit où ils pourraient le retrouver ; cela montre bien clairement qu’ils n’avaient pas entendu droitement la révélation de Dieu.

c. §§12-13 : Les différences des Prophètes quant à leur opinions concernant la Nature.

[12] Point n’est besoin de montrer cela plus amplement ici ; si quelque chose ressort en effet clairement de l’Écriture, c’est que Dieu fit à tel Prophète beaucoup plus qu’à tel autre la grâce du don prophétique. Au contraire je montrerai avec plus de soin et plus longuement que les Prophéties ou représentations différaient suivant les opinions embrassées par les Prophètes et que les Prophètes eurent des opinions différentes, voire opposées, et des préjugés différents (je dis à l’égard des choses spéculatives seulement, car, pour ce qui concerne la probité et les bonnes mœurs, il en faut juger tout autrement). J’insiste parce que je crois ce point d’une importance supérieure ; de là en effet je conclurai que la Prophétie n’a jamais accru la science des Prophètes, mais les a laissés dans leurs opinions préconçues et que, par suite, nous ne sommes nullement tenus d’avoir foi en eux pour ce qui a trait aux choses purement spéculatives.

[13] Avec une surprenante précipitation tout le monde s’est persuadé que les Prophètes ont eu la science de tout ce que l’entendement humain peut saisir, et, bien que certains passages de l’Écriture nous disent de la façon la plus claire que les Prophètes ont ignoré certaines choses, on aime mieux déclarer qu’on n’entend pas ces passages que d’accorder que les Prophètes aient ignoré quelque chose, ou bien l’on s’efforce de torturer le texte de l’Écriture pour lui faire dire ce que manifestement il ne veut pas dire. Certes, si l’on use de pareille liberté, c’en est fait de toute l’Écriture : nous essayerons vainement de démontrer quelque chose par l’Écriture, si l’on se permet de ranger les textes les plus clairs au nombre des choses obscures et impénétrables, on de les interpréter à sa fantaisie. Rien par exemple de plus clair dans l’Écriture que ce fait : Josué, et peut-être aussi l’auteur qui a écrit son histoire, a cru que le soleil se mouvait autour de la terre, que la terre était immobile et que le soleil s’est arrêté pendant quelque temps. Beaucoup cependant ne voulant pas accorder qu’il puisse y avoir aucun changement dans les cieux, expliquent ce passage de telle sorte qu’il semble ne rien dire de semblable ; d’autres, qui ont appris à philosopher plus correctement, connaissant que la terre se meut et que le soleil au contraire est immobile, font des efforts désespérés pour tirer cette vérité de l’Écriture en dépit de ses réclamations manifestes. Je les admire en vérité. Je vous le demande : sommes-nous tenus de croire que Josué, un soldat, était versé dans l’Astronomie ? Qu’un miracle n’a pu lui être révélé, ou que la lumière du soleil n’a pu demeurer plus longtemps que de coutume au-dessus de l’horizon, sans que lui Josué connût, la cause de ce phénomène ? Pour ma part, l’une et l’autre interprétations me semblent ridicules ; j’aime donc mieux dire ouvertement que Josué a ignoré la vraie cause de cette prolongation de la lumière, qu’avec toute la foule présente il a cru que le soleil se mouvait autour de la terre et, ce jour-là, s’était arrêté quelque temps, et ne remarqua point que la grande quantité de glace alors en suspension dans l’air (voir Josué, chap. X, v.11) ou quelque autre cause semblable que nous ne recherchons pas ici, avait pu produire une réfraction inaccoutumée. De même le signe de la rétrogradation de l’ombre fut révélé à Isaïe par un moyen à sa portée, savoir par la rétrogradation du soleil ; car il croyait lui aussi que le soleil se meut et que la terre est immobile et n’eut jamais, même en songe, aucune idée des parhélies. Nous pouvons l’admettre sans aucun scrupule, car le signe pouvait réellement apparaître et être prédit au roi par Isaïe bien que le Prophète en ignorât la vraie cause. Il faut en dire autant de la construction de Salomon, si du moins elle fut révélée par Dieu ; autrement dit, toutes les mesures en furent révélées à Salomon par des moyens à sa portée et en rapport avec ses opinions, car n’étant pas tenus de croire que Salomon fût mathématicien, il nous est permis d’affirmer qu’il ignorait le rapport de la circonférence au diamètre du cercle et pensait avec la foule des ouvriers qu’ils sont l’un à l’autre comme 3 à 1 ; que si l’on peut dire que nous n’entendons pas le texte du livre I des Rois (chap. VII, v. 23), alors, en vérité je ne sais pas ce que nous pouvons connaître par l’Écriture ; car la construction est simplement décrite en cet endroit et d’une façon purement historique. Si maintenant l’on croyait pouvoir supposer que l’Écriture l’a entendu différemment, mais, pour quelque raison inconnue de nous, n’a pas voulu l’écrire comme elle l’entendait, alors il ne s’ensuit rien de moins qu’un renversement total de l’Écriture ; car chacun pourra à aussi bon droit en dire autant de tous les passages de l’Écriture et tout ce que la malice humaine peut inventer d’absurde et de mauvais, il sera permis dès lors de le soutenir et mettre en pratique sous le couvert de l’Écriture. Ce que nous admettons ne contient d’ailleurs aucune impiété ; car Salomon, Isaïe, Josué, encore que Prophètes, furent des hommes, et l’on doit juger que rien d’humain ne leur fut étranger. Par un moyen à la portée de Noé il lui fut révélé que Dieu détruirait le genre humain. Noé croyait en effet que, hors la Palestine, le monde était inhabité. Et non seulement des choses de cette sorte, mais d’autres de plus d’importance, les Prophètes ont pu les ignorer, et les ont effectivement ignorées sans que la piété en souffrît, car ils n’ont rien enseigné de particulier sur les attributs de Dieu, mais ils avaient à son sujet des opinions tout à fait vulgaires, et les révélations qu’ils eurent sont en rapport avec ces opinions, comme je le montrerai bientôt par beaucoup de témoignages de l’Écriture. On voit donc aisément que ce n’est pas à cause de l’élévation et de l’excellence de leur génie, mais pour leur piété et leur constance d’âme qu’ils sont loués et tenus en si haute estime.

d. §§14-16 : Les différences des Prophètes quant à leurs opinions concernant les attributs divins.

[14] Adam, le premier à qui Dieu se révéla, ignora que Dieu est omniprésent et omniscient ; il se cacha de Dieu en effet et tenta en sa présence d’excuser son péché comme s’il eût été en présence d’un homme. C’est donc aussi par un moyen en rapport avec sa compréhension que Dieu se révéla à lui, c’est-à-dire comme un être qui n’est pas partout à la fois et qui eût ignoré le péché d’Adam ainsi que l’endroit où il était ; Adam entendit en effet, ou crut entendre Dieu marcher dans le jardin, l’appeler et lui demander où il était, puis, remarquant son embarras, s’enquérir s’il avait mangé le fruit de l’arbre défendu. Adam ne connaissait aucun attribut de Dieu, sinon que Dieu était l’auteur de toutes choses. Dieu se mit aussi à la portée de Caïn en se révélant à lui comme un être qui eût ignoré les choses humaines, et pour que Caïn se repentît de son péché, point n’était besoin d’une connaissance plus haute de Dieu. A Laban Dieu se révéla comme le Dieu d’Abraham, parce que Laban croyait que chaque nation a son Dieu particulier (voir Genèse, chap. XXXI, v. 29). Abraham aussi ignora que Dieu est partout et connaît toutes choses ; quand en effet il entendit la sentence portée contre les habitants de Sodome, il pria que Dieu ne l’exécutât point avant de savoir si tous étaient dignes de ce supplice ; il dit en effet (voir Genèse, chap. XVIII, v. 24) : Peut-être se trouve-t-il cinquante justes dans cette cité. Et Dieu ne se révéla pas à lui autrement, car voici comment il parla dans l’imagination d’Abraham : je descendrai maintenant pour voir s’ils ont entièrement fait selon la plainte qui est venue jusqu’à moi ; si cela n’est pas je (le) saurai. Le témoignage divin concernant Abraham (voir Genèse, chap. XVIII, v. 19) ne contient rien de plus que sa seule obéissance et qu’il instruisait ceux de sa maison à faire ce qui est juste et bon, mais non qu’il ait eu sur Dieu de hautes pensées. Moïse aussi ne perçut pas assez que Dieu est omniscient, et que toutes les actions humaines sont dirigées par son seul décret ; alors en effet que Dieu lui avait dit (voir Exode, chap. III, v. 18) que les israélites lui obéiraient, il révoqua la chose en doute et répliqua (voir Exode, chap. IV, v. 1) : mais s’ils ne me croient pas et ne m’obéissent pas ? Et ainsi Dieu se révéla à lui comme indifférent et comme ignorant les actions humaines futures. Il lui donna en effet deux signes et dit (Exode, IV, v. 8) : s’il arrive qu’ils ne croient pas au premier signe ils croiront au dernier ; que s’ils ne croient pas au dernier, prends alors un peu d’eau du fleuve, etc. Et certes si l’on veut examiner sans idée préconçue les phrases de Moïse, on trouvera clairement que son opinion sur Dieu fut qu’il est un être qui a toujours existé, existe et existera toujours ; et pour ce motif il le nomme Jéhovah, mot qui en hébreu exprime ces trois parties de la durée ; quant à la nature de Dieu, Moïse n’a rien enseigné sur elle, sinon qu’il est miséricordieux, bienveillant, etc., et suprêmement jaloux, comme il ressort d’un grand nombre de passages du Pentateuque. Il crut et enseigna en second lieu que cet être diffère de tous les autres à ce point qu’il ne peut s’exprimer par aucune image de chose visible, ni être vu, non pas à cause de la contradiction qu’impliquerait une telle vision, mais à cause de la faiblesse de l’homme ; de plus eu égard à la puissance, Dieu est pour Moïse singulier et unique. Il accorde bien qu’il y a des êtres tenant la place de Dieu (sans doute par ordre et en vertu d’un mandat de Dieu), c’est-à-dire des êtres auxquels Dieu a donné l’autorité, le droit et la puissance de diriger les nations, veiller sur elles et en prendre soin ; mais cet être que les Juifs étaient tenus d’honorer, Moïse enseigna qu’il était le Dieu souverain et suprême, autrement dit (pour user d’un tour hébraïque) le Dieu des Dieux ; c’est pourquoi dans le cantique de l’Exode (chap. XV, v. 11) il dit : lequel parmi les Dieux est semblable à toi Jéhovah ? Et Jétro (chap. XVIII, v. 11) : maintenant je connais que Jéhovah est plus grand que tous les Dieux ; c’est-à-dire je suis obligé d’accorder à Moïse que Jéhovah est plus grand que tous les Dieux et a une puissance unique. Moïse cependant a-t-il cru que ces êtres tenant la place de Dieu avaient été créés par lui ? On peut en douter attendu qu’il n’a rien dit, que nous sachions, sur leur création et leur origine. Il a enseigné en troisième lieu que cet être a fait sortir ce monde visible du chaos et y a établi l’ordre (voir Genèse, chap. I, v. 2), qu’il a mis dans la Nature les semences des choses et qu’il a par suite sur tout un droit et un pouvoir souverains, qu’en vertu de ce droit et de ce pouvoir souverains il a élu pour lui seul la nation des Hébreux (voir Deut., chap. X, vs. 14-15) ainsi qu’une région de la terre (voir Deut., chap. IV, v. 19, et chap. XXXII, vs. 8-9) et laissé les autres nations et les autres régions aux soins des autres Dieux qu’il s’est substitués ; aussi était-il appelé Dieu d’Israël et Dieu de Jérusalem (voir livre II des Paralip., chap. XXXII, v. 19), tandis que les autres Dieux étaient appelés Dieux des autres nations. Pour ce même motif les Juifs croyaient que cette région élue par Dieu requérait un culte de Dieu tout particulier et entièrement différent de celui des autres régions, que même elle ne pouvait souffrir le culte des autres Dieux, propre aux autres régions ; ces nations en effet, que le roi d’Assyrie conduisit dans les terres des Hébreux, on croyait qu’elles seraient déchirées par les lions parce qu’elles ignoraient le culte des Dieux de cette terre (voir Rois, II, chap. XVII, vs. 25-26, etc.). Et pour cette raison, suivant l’opinion d’Aben Ezra, Jacob dit à ses fils quand il voulut regagner sa patrie, de se préparer à un nouveau culte et d’abandonner les Dieux étrangers, c’est-à-dire le culte des Dieux de la terre où ils étaient alors (voir Genèse, chap. XXXV, v. 2-3). David aussi, pour faire entendre à Saül que ce roi l’avait contraint par ses persécutions à vivre hors de la patrie, dit qu’il a été mis hors de l’héritage de Dieu et qu’on l’a envoyé servir d’autres Dieux (voir Samuel, I, chap. XXVI, v. 19). Moïse a cru enfin que cet être, c’est-à-dire Dieu, avait sa demeure dans les cieux (voir Deut., chap. XXXIII, v. 26) et cette opinion a été très répandue parmi les Gentils.

[15] Si nous considérons les révélations qu’eut Moïse, nous trouverons qu’elles furent adaptées à ces opinions ; comme il croyait en effet que la nature de Dieu était soumise à ces conditions que nous avons dites, savoir la miséricorde, la bienveillance, etc., Dieu se révéla donc à lui conformément à cette opinion et sous ces attributs (voir Exode chap., XXXIV, vs. 6-7, où est raconté de quelle manière Dieu apparut à Moïse, et Décalogue, chap. XX, vs. 4, 5). Il est raconté en outre au chapitre XXXIII, verset 8, que Moïse demanda à Dieu de se laisser voir à lui ; mais Moïse, nous l’avons déjà dit, n’ayant formé dans son cerveau aucune image de Dieu, et Dieu, je l’ai montré, ne se révélant aux Prophètes que conformément à la disposition de leur imagination, Dieu n’apparut à Moïse sous aucune image. Je dis qu’il en fut ainsi parce que l’imagination de Moïse répugnait à ce qu’il en fût autrement ; d’autres Prophètes en effet témoignent qu’ils ont vu Dieu, ainsi Isaïe, Ezéchiel, Daniel, etc. C’est pour cette raison que Dieu répondit à Moïse : tu ne pourras voir ma face, et comme Moïse croyait que Dieu était visible, c’est-à-dire que pour lui il n’y avait nulle contradiction entre la nature divine et la visibilité, sans quoi il n’eût pas demandé à le voir, Dieu ajouta donc : parce que nul ne peut me voir et rester en vie. Dieu donna donc une raison en accord avec l’opinion de Moïse : il ne dit pas qu’il y eût contradiction, comme il y a en réalité, entre la nature divine et la visibilité ; mais qu’il n’arrive pas que Dieu soit vu par l’homme à cause de la faiblesse de l’homme. De plus pour révéler à Moïse que les Israélites, pour avoir adoré un veau, étaient devenus semblables aux autres nations, Dieu dit (chap. XXXIII, vs. 1, 2, 3) qu’il enverra un ange, c’est-à-dire un être prenant soin des Israélites à la place de l’Être suprême ; quant à lui il ne veut plus être parmi eux. De la sorte il n’y avait plus rien qui pût faire croire à Moïse que les Israélites étaient plus aimés de Dieu que les autres nations également commises aux soins d’autres êtres, c’est-à-dire aux soins des anges ; c’est ce qui ressort du verset 16 de ce chapitre. Enfin, comme Moïse croyait que Dieu habite les cieux, Dieu se révélait comme descendant du ciel sur la montagne et Moïse au contraire montait au haut de la montagne pour parler à Dieu ; il n’eût pas eu besoin de le faire s’il avait pu imaginer Dieu en tout lieu avec la même facilité. Les israélites n’ont à peu près rien su de Dieu, bien qu’il se soit révélé à Moïse, ils l’ont fait voir plus que suffisamment, quand ils transférèrent, quelques jours après, à un veau l’honneur et le culte de Dieu, et crurent que c’était lui, ces Dieux qui les avaient tirés d’Égypte. Certes on ne doit pas croire que des hommes accoutumés aux superstitions des Égyptiens, grossiers et épuisés par les malheurs de la servitude aient eu de Dieu quelque connaissance saine ou que Moïse leur ait enseigné autre chose qu’une règle de vie, non en philosophe et de façon que, devenus entièrement libres, ils fussent par là même contraints de bien vivre, mais en législateur et de façon qu’ils y fussent contraints par le commandement de la Loi. Ainsi la règle du bien vivre, c’est-à-dire la vie vraie, le culte et l’amour de Dieu, fut pour eux plutôt une servitude qu’une vraie liberté, une grâce et un don de Dieu. Moïse leur ordonna d’aimer Dieu et d’observer sa Loi pour reconnaître les bienfaits passés de Dieu (c’est-à-dire la liberté succédant à la servitude d’Égypte, etc.) ; en outre il les détourna par de terrifiantes menaces de la transgression de ces commandements et, au contraire, promit que beaucoup de biens en récompenseraient l’observation. Moïse enseigna donc les Hébreux comme des parents ont accoutumé d’enseigner des enfants entièrement privés de raison. C’est pourquoi il est certain qu’ils ont ignoré l’excellence de la vertu et la vraie béatitude. Jonas crut fuir la présence de Dieu, ce qui semble montrer que lui aussi crut que Dieu avait commis le soin des autres régions hors de la Judée à d’autres puissances qu’il se serait substituées.

[16] Et l’on ne voit personne dans l’Ancien Testament qui ait parlé de Dieu d’une façon plus rationnelle que Salomon, qui, par la lumière naturelle, l’emporta sur tout son siècle ; c’est pourquoi aussi il se jugea supérieur à la Loi (car elle a été établie pour ceux-là seulement à qui font défaut la Raison et les enseignements de la lumière naturelle), et il fit peu de cas de toutes les lois concernant le roi, lesquelles se composaient de trois principales (voir Deut., chap. XVII, vs. 16, 17) bien plus il les viola manifestement, en quoi il eut tort toutefois, et sa conduite ne fut pas digne d’un philosophe, adonné qu’il était aux plaisirs ; il enseigna que tous les biens de fortune sont choses vaines pour les mortels (voir Eccl.), que les hommes n’ont rien de plus excellent que l’entendement, et que la déraison est le pire supplice dont ils puissent être punis (voir Proverbes, chap. VII, v. 22).

e. §§17-18 : Les divergences entre les opinions des Prophètes.

[17] Mais revenons aux Prophètes pour signaler selon notre dessein leurs divergences d’opinions. Les manières de voir d’Ézéchiel parurent aux Rabbins qui nous ont transmis les livres des Prophètes (ceux qui subsistent), si contraires à celles de Moïse (voir le récit dans le traité du Sabbat, chap. I, fol. 13, p. 2) qu’ils étaient prêts à décider de ne pas admettre le livre d’Ézéchiel au nombre des livres canoniques, et ils l’auraient entièrement exclu si un certain Hananias n’avait entrepris de l’expliquer, ce qu’on dit qu’il finit par faire avec beaucoup de peine et d’application (ainsi qu’il est raconté dans le susdit traité du Sabbat). Mais de quelle façon l’expliqua-t-il : c’est ce qui n’est pas suffisamment établi. Écrivit-il un commentaire qui peut-être a péri, ou changea-t-il et corrigea-t-il à son goût les paroles et les discours d’Ézéchiel (l’audace ne lui manquait pas pour cela) ? Quoi qu’il en soit, le chapitre XVIII au moins ne paraît pas s’accorder avec le verset 7, chapitre XXXIV, de l’Exode, ni avec le verset 18, chapitre XXXII, de Jérémie, etc.

[18] Samuel croyait que Dieu, après avoir décrété quelque chose, ne revenait jamais sur son décret (voir Samuel, liv. I, chap. XV, v. 29). A Saül en effet, repentant de son péché et qui voulait adorer Dieu et lui demander grâce, il dit que Dieu ne changerait pas le décret rendu contre lui. A Jérémie, tout le contraire fut révélé (voir chap. XVII, v. 8, 10) : Dieu, quoi qu’il eût décrété de mauvais ou de bon à l’égard d’une nation, revenait sur son décret au cas qu’un changement en mieux ou en pis se produisît dans les hommes, après la sentence rendue. La doctrine de Joël fut que Dieu se repent seulement du mal (voir chap. II, v. 13). Du chapitre IV de la Genèse, verset 7, enfin, il ressort très clairement que l’homme peut vaincre la tentation du péché et bien agir, cela est dit à Caïn, qui cependant ne la vainquit jamais, comme on le voit dans l’Écriture même et aussi dans Josèphe. La même doctrine ressort avec la plus grande évidence du chapitre ci-dessus visé de Jérémie ; car, dit-il, Dieu se repent du décret rendu contre les hommes ou en leur faveur, quand les hommes veulent changer leurs mœurs et leur manière de vivre. Au contraire rien n’est enseigné par Paul plus ouvertement que la doctrine suivant laquelle les hommes n’ont aucun pouvoir sur les tentations de la chair, sinon par une vocation singulière et par la grâce de Dieu. Voyez Épître aux Romains, chapitre IX, depuis le verset 10, etc., et observez qu’au chapitre III, verset 5, et chapitre VI, verset 19, où il attribue à Dieu la justice, il se repent d’avoir parlé ainsi à la manière humaine et à cause de la faiblesse de la chair.