TTP - chap.IV - §§8-10 : Dieu peut-il être conçu comme Dieu comme un législateur ou un prince prescrivant des lois aux hommes ?

  • 16 février 2006


[8] Ce qu’il faut admettre au sujet de la première question se déduit facilement de la nature de la volonté de Dieu, qui ne se distingue de l’entendement divin que relativement à notre raison, c’est-à-dire que la volonté de Dieu et son entendement sont en réalité une seule et même chose et ne se distinguent que relativement aux pensées que nous formons au sujet de l’entendement divin. Par exemple, quand nous avons égard seulement à ce que la nature du triangle est contenue de toute éternité dans la nature de Dieu comme une vérité éternelle, alors nous disons que Dieu a l’idée du triangle, ou conçoit par l’entendement la nature du triangle. Quand ensuite nous avons égard à ce que la nature du triangle est contenue dans la nature de Dieu par la seule nécessité de cette nature et non par la nécessité de l’essence et de la nature du triangle, et même que la nécessité de l’essence et des propriétés du triangle, en tant que conçues comme vérités éternelles, dépend de la seule nécessité de la nature divine et de l’entendement divin, non de la nature du triangle, alors nous appelons volonté ou décret de Dieu cela même que précédemment nous avons appelé entendement de Dieu. Ainsi, relativement à Dieu, c’est tout un de dire que Dieu a de toute éternité voulu et décrété que les trois angles d’un triangle fussent égaux à deux droits, ou que Dieu a conçu cette vérité par son entendement. Il suit de là que les affirmations et les négations de Dieu enveloppent toujours une nécessité, autrement dit une vérité éternelle.

[9] Si donc par exemple Dieu a dit à Adam : je ne veux pas que tu manges le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal, il impliquerait contradiction qu’Adam pût en manger, et il serait par suite impossible qu’Adam en mangeât. Puisque cependant l’Écriture raconte que Dieu l’a interdit à Adam et que néanmoins Adam en a mangé, on devra dire nécessairement que Dieu a révélé à Adam le mal qui serait pour lui la conséquence nécessaire de cette manducation, mais non la nécessité de la conséquence de ce mal. Par là il arriva qu’Adam a perçu cette révélation non comme une vérité éternelle et nécessaire, mais comme une loi, c’est-à-dire comme une règle instituant qu’un certain profit ou un dommage sera la conséquence d’une certaine action, non par une nécessité inhérente à la nature même de l’action, mais en vertu du bon plaisir et du commandement absolu d’un prince. Ainsi, pour Adam seulement et par suite de son défaut de connaissance, cette révélation devint une loi et Dieu se posa en législateur et en prince.

Pour cette même cause et par suite d’un défaut de connaissance, le Décalogue fut une loi pour les Hébreux seulement ; ne connaissant pas en effet l’existence de Dieu comme une vérité éternelle, cela même qui leur fut révélé dans le Décalogue, à savoir que Dieu existe et doit seul être adoré, ils durent le percevoir comme une loi ; si Dieu leur avait parlé immédiatement sans user d’intermédiaires corporels d’aucune sorte, ils ne l’eussent pas perçu comme une loi, mais comme une vérité éternelle. Ce que nous disons d’Adam et des Israélites, on doit le dire aussi de tous les Prophètes qui ont écrit des lois au nom de Dieu ; ils n’ont pas perçu les décrets de Dieu adéquatement, comme on perçoit des vérités éternelles.

Il faut dire par exemple de Moïse aussi qu’il a perçu par une révélation, ou tiré des principes à lui révélés, la façon dont le peuple d’Israël pouvait le mieux s’unir dans une certaine région du monde et former une société nouvelle, autrement dit constituer un État ; de même la façon dont ce peuple pouvait le mieux être contraint à l’obéissance. Il n’a pas perçu en revanche et aucune révélation ne lui a fait connaître que cette façon fut la meilleure, il n’a pas su davantage que, par l’obéissance commune du peuple réuni dans telle région, le but que visaient les Israélites serait nécessairement atteint. Il n’a donc pas perçu toutes ces choses comme des vérités éternelles, mais comme des choses commandées et instituées et les a prescrites comme des lois voulues par Dieu. De là vint qu’on se représenta Dieu comme un régulateur, un législateur, un roi, alors que tous ces attributs appartiennent à la nature humaine seulement et doivent être entièrement écartés de celle de Dieu.

[10] Il faut dire cela, affirmé-je, des Prophètes seulement qui, au nom de Dieu, ont écrit des lois, mais non du Christ ; du Christ, bien qu’il semble aussi avoir écrit des lois au nom de Dieu, on doit juger au contraire qu’il a perçu les choses en vérité et les a connues adéquatement ; car le Christ fut non un Prophète mais la bouche de Dieu. Dieu par l’âme du Christ (ainsi que nous l’avons montré au chapitre 1) comme auparavant par les Anges, c’est-à-dire par une voix créée, par des visions, etc., a révélé certaines choses au genre humain. Il serait pour cette raison aussi contraire à la Raison d’admettre que Dieu a adapté ses révélations aux opinions du Christ, que de supposer qu’il les avait précédemment adaptées aux opinions des Anges, c’est-à-dire d’une voix créée et de visions, pour communiquer aux Prophètes les vérités à révéler ; supposition telle qu’il n’en peut être de plus absurde ; d’autant que le Christ a été envoyé pour enseigner non seulement les Juifs, mais tout le genre humain, de sorte qu’il ne suffisait pas qu’il eût une âme adaptée aux opinions des Juifs seulement ; elle devait l’être aux opinions communes à tout le genre humain et aux enseignements universels, c’est-à-dire en rapport avec les notions communes et les idées vraies. Certes Dieu s’est révélé au Christ ou à la pensée du Christ immédiatement et non par des paraboles et des images comme il s’était révélé aux Prophètes. Nous connaissons nécessairement par là que le Christ a vraiment perçu les choses révélées, c’est-à-dire les a connues intellectuellement ; car on dit qu’une chose est connue intellectuellement quand elle est perçue par la pensée pure en dehors des paroles et des images. Le Christ donc a perçu les choses révélées et les a connues en vérité ; par suite s’il les a jamais prescrites comme des lois, il l’a fait à cause de l’ignorance et de l’obstination du peuple. En cela il a tenu la place de Dieu, s’adaptant à la complexion du peuple et, bien qu’il ait parlé un peu plus clairement que les Prophètes, enseignant les choses révélées d’une façon encore obscure et souvent par des paraboles, surtout quand il parlait à des hommes à qui il n’avait pas encore été donné de connaître le royaume des cieux (voir Matth., chap. XIII, v. 10, etc.). Et sans aucun doute pour ceux à qui il avait été donné de connaître les mystères des cieux, il enseigna ces mêmes choses non comme des lois, mais comme des vérités éternelles ; et par là il les libéra de la servitude de la loi et néanmoins la confirma et l’écrivit à jamais au fond des cœurs. C’est là ce que Paul semble indiquer en quelques passages, savoir Épître aux Romains, chapitre VII, verset 8, et chapitre III, verset 32. Toutefois lui aussi ne veut pas parler ouvertement, mais, comme il le dit chapitre III, verset 5, et chapitre VI, verset 19, de la même Épître, il parle suivant la coutume des hommes, ce qu’il fait expressément observer quand il donne à Dieu le nom de juste. Sans doute aussi à cause de la faiblesse de la chair, il attribue à Dieu par fiction la miséricorde, la grâce, la colère, etc. et adapte ses paroles à la complexion du vulgaire, c’est-à-dire (comme il le dit Épître première aux Corinthiens, chap. III, vs. 1, 2) des hommes de chair. Au chapitre IX, verset 18, de l’Épître aux Romains en effet il enseigne comme vérité absolue que la colère de Dieu et sa miséricorde ne dépendent pas des œuvres des hommes, mais de la seule élection de Dieu, c’est-à-dire de sa volonté ; puisque nul n’est justifié par les œuvres de la loi, mais par la foi seule (voir Épître aux Romains, chap. III, v. 28), par quoi il n’entend certainement autre chose que le plein consentement de l’âme ; et enfin que nul n’est bienheureux s’il n’a en lui l’esprit du Christ (voir Épître aux Romains, chap. VIII, v. 9), par où il perçoit en effet les lois de Dieu comme des vérités éternelles. Nous concluons donc que Dieu ne peut être qualifié de législateur, de prince, et n’est appelé juste, miséricordieux, etc., que suivant la façon de comprendre du vulgaire et par un défaut de connaissance. En réalité, Dieu agit et dirige toutes choses par la seule nécessité de sa nature et de sa perfection, et ses décrets et volitions sont des vérités éternelles et enveloppent toujours une nécessité. C’est là ce que je m’étais proposé d’expliquer et de montrer en premier lieu.


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