Traité politique, II, §15

  • 5 décembre 2004


Comme (suivant le § 9 de ce chapitre) à l’état naturel chacun est son propre maître aussi longtemps qu’il peut se garder de façon à ne pas subir l’oppression d’un autre, et que seul on s’efforce en vain de se garder de tous, aussi longtemps que le droit naturel humain est déterminé par la puissance de chacun, ce droit sera en réalité inexistant ou du moins n’aura qu’une existence purement théorique puisqu’on n’a aucun moyen assuré de le conserver. Il est certain aussi que chacun a d’autant moins de pouvoir et par suite d’autant moins de droit qu’il a plus de raisons de craindre. Ajoutons que sans l’entraide les hommes ne peuvent guère entretenir leur vie et cultiver leur âme. Nous arrivons donc à cette conclusion : que le droit de nature, pour ce qui concerne proprement le genre humain, peut difficilement se concevoir sinon quand les hommes ont des droits communs, des terres qu’ils peuvent habiter et cultiver ensemble, quand ils peuvent veiller au maintien de leur puissance, se protéger, repousser toute violence et vivre suivant une volonté commune à tous. Plus grand en effet (suivant le §13 de ce chapitre) sera le nombre de ceux qui se seront ainsi réunis en un corps, plus aussi ils auront en commun de droit. Et si les scolastiques, pour cette raison que des hommes à l’état de nature ne peuvent guère être leurs propres maîtres, ont voulu appeler l’homme un animal sociable, je n’ai rien à leur objecter [1].


Traduction Saisset :

Nous avons vu (à l’article 9 du présent chapitre) que chaque individu dans l’état de nature s’appartient à lui-même tant qu’il peut se mettre à l’abri de l’oppression d’autrui ; or, comme un seul homme est incapable de se garder contre tous, il s’ensuit que le droit naturel de l’homme, tant qu’il est déterminé par la puissance de chaque individu et ne dérive que de lui, est nul ; c’est un droit d’opinion plutôt qu’un droit réel, puisque rien n’assure qu’on en jouira avec sécurité. Et il est certain que chacun a d’autant moins de puissance, par conséquent d’autant moins de droit, qu’il a un plus grand sujet de crainte. Ajoutez à cela que les hommes sans un secours mutuel pourraient à peine sustenter leur vie et cultiver leur âme. D’où nous concluons que le droit naturel, qui est le propre du genre humain, ne peut guère se concevoir que là où les hommes ont des droits communs, possèdent ensemble des terres qu’ils peuvent habiter et cultiver, sont enfin capables de se défendre, de se fortifier, de repousser toute violence, et de vivre comme ils l’entendent d’un consentement commun, Or (par l’article 13 du présent chapitre), plus il y a d’hommes qui forment ainsi un seul corps, plus tous ensemble ont de droit, et si c’est pour ce motif, savoir, que les hommes dans l’état de nature peuvent à peine s’appartenir à eux-mêmes, si c’est pour cela que les scolastiques ont dit que l’homme est un animal sociable, je n’ai pas à y contredire.


Cum autem (per art. 9. huius cap.) in statu naturali tamdiu unusquisque sui iuris sit, quamdiu sibi cavere potest, ne ab alio opprimatur et unus solus frustra ab omnibus sibi cavere conetur, hinc sequitur, quamdiu ius humanum naturale uniuscuiusque potentia determinatur et uniuscuiusque est, tamdiu nullum esse ; sed magis opinione, quam re constare, quandoquidem nulla eius obtinendi est securitas. Et certum est, unumquemque tanto minus posse, et consequenter tanto minus iuris habere, quanto maiorem timendi causam habet. His accedit, quod homines vix absque mutuo auxilio vitam sustentare et mentem colere possint. Atque adeo concludimus ius naturae, quod humani generis proprium est, vix posse concipi, nisi ubi homines iura habent communia, qui simul terras, quas habitare et colere possunt, sibi vindicare seseque munire, vimque omnem repellere et ex communi omnium sententia vivere possunt. Nam (per art. 13. huius cap.) quo plures in unum sic conveniunt, eo omnes simul plus iuris habent ; et si scholastici hac de causa, quod scilicet homines in statu naturali vix sui iuris esse possunt, velint hominem animal sociale dicere, nihil habeo, quod ipsis contradicam.


[1Voyez : EIV - Proposition 35 - scolie, et la Lettre 50 à Jarig Jelles. Hobbes au contraire soutient qu’Aristote a tort lorsqu’il dit que l’homme est l’animal politique, et que la société est artificielle (Voyez De Cive (Traité du citoyen), Section I, Chapitre I, II) et Remarque.
Sur cette question, voyez : Deleuze, Préface à l’Anomalie sauvage de Negri, par Gilles Deleuze ; Alliez, "Spinoza au-delà de Marx", par Eric Alliez ; Negri, Préface à l’Anomalie sauvage, par Antonio Negri.

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